En octobre 1960, l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) – en accord avec la FEN (Fédération de l’Éducation nationale) – organise une manifestation de grande ampleur. L’objectif est de protester contre la guerre d’Algérie et d’encourager les négociations. La manifestation est interdite, les organisateurs se replient sur un meeting à la salle de la Mutualité. Celle-ci est pleine, la foule s’amasse dehors et se transforme en manifestation, fortement réprimée par les forces de police sous les ordres du préfet Maurice Papon (Voir reportage sur le site de l’INA). Voir aussi sur notre site un article et des liens vers de nombreux articles, documents, témoignages sur les étudiants et la guerre d’Algérie. Voir aussi le témoignage de Dominique Wallon, président de l’UNEF en 1961/1962, Combats étudiants pour l’indépendance de l’Algérie, UNEF-UGEMA 1955-1962 (note de lecture).
Ci après un extrait du chapitre 9, « Les étudiants dans la lutte anti-colonialiste » du livre de notre ami Eithan Orkibi, Les étudiants de France et la guerre d’Algérie, Paris, Syllepse, Col. Germe,2012.
L’Etudiant de France, journal de l’UNEF, nov. 1960. [La contemporaine, FP2923]
: […]La grande ‘manif’ du 27 octobre 1960
Voici donc la nouvelle situation durant cet été 1960 : l’UNEF est désignée comme force importante de la gauche française et vecteur énergique du mouvement pour la paix en Algérie d’une part ; et, de l’autre, elle est condamnée par la droite et sanctionnée par le pouvoir. Cette situation impose à l’UNEF une nouvelle exigence : mieux définir ce que représentent les étudiants comme force politique, et se positionner plus concrètement parmi les forces dont est composé le mouvement pour la paix.
Captatio benevolentiae
Le paysage s’éclaircit à la fin de l’été 1960. En dehors du réseau Jeanson, réseau de soutien au FLN dont le procès commence le 5 septembre 1960, le public français apprend à cette période (juillet 1960) la constitution du MAF (Mouvement anticolonialiste français) et le premier congrès de Jeune résistance (réseau primitivement destinée à aider les déserteurs), et la circulation de quelques organes bannis comme Vérités Pour (devenu Vérités Anticolonialistes en 1961), Vérité-Liberté et la collection « Cahiers libres » (édités par François Maspero). La gauche intellectuelle mobilisée contre la guerre et pour la paix « reprend conscience d’elle-même[1]».
L’opinion publique, moins sensible peut-être aux différents courants qui composent la « résistance » et aux diverses positions qui animent ses débats internes depuis quelques mois[2], est frappée par l’ouverture du procès Jeanson et par les dépêches informant de l’adhésion de « différentes personnalités » à une pétition qui justifie le droit à l’insoumission[3]. Ces deux événements provoquent un débat très vif sur les limites de l’engagement intellectuel et donnent plus de visibilité à la rupture entre la gauche « modérée » ou « respectueuse » (représentée par les partis politiques ou les intellectuels non mobilisés) et la « gauche d’avant-garde », qui adhère ouvertement aux revendications des nationalistes algériens et soutient le FLN[4].
L’UNEF, considérée à cette période comme source d’énergie dans la lutte anticolonialiste, doit préciser sa position face à cet avant-gardisme. Les étudiants, proches du milieu intellectuel très engagé, sont préalablement conçus comme susceptibles de franchir la limite d’une action illégale[5]. Bien qu’officiellement l’UNEF n’entretienne pas de rapports avec Jeune résistance ou le réseau Jeanson, des contacts personnels existent et la proximité physique – et parfois idéologique – fait que le bureau de l’UNEF est désormais « talonné, à l’intérieur et à l’extérieur, par une quantité de porteurs de valises et d’insoumis en puissance[6]».
Le procès Jeanson et le Manifeste des 121 exigent alors une précision explicite et concrète par rapport à ces formes d’action. Une chose qu’il aurait peut-être fallu faire plus tôt, comme l’avait suggéré Jean-Jacques Servan-Schreiber dans son éditorial de L’Express, immédiatement après le congrès d’avril :
« Les documents de l’UNEF se taisent, comme nous nous tairons encore nous-même [sic] pour le moment, sur une cassure redoutable qui, si elle se produit, fera paraître les retards de l’Éducation nationale, la bataille de la laïcité, l’affaire des sursis comme des blessures bénignes au flanc de la France de demain. Nous en sommes arrivés au moment – que nous appréhendions depuis cinq ans – où des groupes de jeunes envisagent de refuser collectivement de se battre dans l’armée d’Algérie, quel que soit le prix à payer pour leur acte d’insoumission.
Jusqu’à présent, seuls quelques isolés, déterminés par un irrépressible drame de conscience personnel, ont commis ce geste et pris ce risque. Nous écrivons ici en toute connaissance de cause – et avec une tristesse totale, car nous n’avons cessé, comme les syndicalistes étudiants, de lutter contre cette éventualité terrible – que ces isolés sont sur le point d’être suivis comme des exemples[7]. »
Pourtant, l’enquête de la DST sur le réseau Jeanson a fourni une première occasion à l’UNEF d’éclaircir sa position. En juin, le bureau diffuse un communiqué où il déclare : « L’action syndicale nationale entreprise par l’UNEF exclut, pour ses adhérents, toute forme d’action qui serait en contradiction avec leur qualité d’étudiants français et donc toute entrée dans la lutte aux côtés du FLN ». Or, bien que l’aide au FLN soit condamnée, le communiqué ne manque pas d’ajouter que :
« Cette forme d’action nous apparaîtrait comme un acte de désespoir sans issue.
La poursuite de la guerre d’Algérie révolte la jeunesse et la démoralise : c’est là le mal dont le symptôme est l’anémie du sens de la communauté nationale[8]. »
Trois mois plus tard, l’UNEF se trouve au milieu d’une situation que Jean-François Sirinelli dénomme « la guerre des pétitions à l’automne 1960[9]». Le Manifeste des 121 – qui ne sera publié entièrement qu’en 1961[10], mais dont la presse cite quelques passages et indique les noms des signataires, provoque des remous considérables. Notamment, les signataires y déclarent :
« Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. [11] »
La droite s’interroge sur l’éventualité de voir les signataires condamnés et emprisonnés[12] et, dans un contre-manifeste (« le manifeste des intellectuel français ») publié au début d’octobre 1960, des centaines d’intellectuels considèrent la déclaration des 121 comme « une des formes les plus lâches de la trahison » issue d’une « cinquième colonne[13]». La critique découle aussi de la gauche plus modérée. Edgar Morin a perçu le manifeste comme le signe d’une crise profonde qui divise la gauche française, entre les avocats de la paix et les adhérents de la cause algérienne, postulant que ces derniers, pourtant, ont mal interprété et trop théorisé la nature de l’insurrection, en la considérant comme un « moment décisif du progrès socialiste dans le monde[14]». D’autres, surtout autour de la revue Esprit et des catholiques de gauche, n’ont pas été convaincus que le moment était venu pour se lancer dans l’engagement illégal[15].
L’UNEF n’adhère pas au manifeste des 121 et ne s’exprime pas à propos du réseau Jeanson. En revanche, elle se joint à une autre initiative. En octobre, L’Enseignement public, mensuel publié par la Fédération de l’Éducation nationale, publie un « Appel à l’opinion pour une paix négociée » (voir en annexe 5). Regroupant plusieurs associations et intellectuels, ce manifeste ne cautionne pas l’action illégale, mais constate bien que :
« Les jeunes, eux, sont jetés dans la guerre ; et dans la guerre, la vérité les attend. Avec la vérité, le désarroi, l’endurcissement ou même la dégradation, la crise de conscience ou même la révolte. Sans qu’ils portent en aucune manière la responsabilité des faits, ils sont tous exposés à des choix lourds de conséquences : certains reviennent marqués par le racisme ; d’autres, l’expérience faite, essaient d’oublier ; d’autres connaissent le dégout ; d’autres endurent la répression sur place et dans l’obscurité pour avoir refusé de participer à des actions qu’ils réprouvent ; d’autres préfèrent l’emprisonnement au service de guerre ; d’autres choisissent l’insoumission.
Les signataires de cette déclaration affirment que, dans la situation donnée, la crise de conscience et l’esprit de révolte des jeunes sont inévitables. Ils sont persuadés qu’ils ne feront que s’aggraver tant que le motif n’en sera pas supprimé : la guerre elle-même. Et c’est en vain que les tribunaux invoqueraient la légitimité d’État quand le Pouvoir lui-même ruine l’exercice des droits démocratiques, quand le mépris des lois est éclatant chez une partie des officiers[16]. »
Ce manifeste est certainement plus modéré et nuancé par rapport à la déclaration des 121, qui y voient d’ailleurs un signe de recul devant le pouvoir ou une façon d’« apaiser les consciences troublées qui avaient quelque remords à ne pas mettre leur signature au-dessous de celles des 121[17]». Mais en ce qui concerne la position politique qui y est exprimée, elle est assez résolue : « il n’y a plus d’“Algérie française” », est-t-il déclaré, et « aucune politique ne saurait renverser le cours de l’évolution présente ». Le ton moins offensif de cette déclaration a contribué à son accueil favorable dans le milieu intellectuel et dans la gauche française : elle récolte plus de mille signatures. Selon Jean-François Sirinelli, « la force de frappe de cette pétition est, en termes d’influence et de retombées dans la société civile, plus importante que celle des ‘121’[18] ».
L’UNEF ne fait pas partie de ceux que les soutiens des 121 accusent de « recul » ou de « récupération » (comme Edgar Morin, Jean-Marie Domenach, Paul Ricoeur, et bien d’autres) pour avoir préféré « l’appel pour la paix » à « la déclaration sur le droit d’insoumission ». Néanmoins, l’appartenance de l’UNEF à cette initiative est un geste symbolique qui lui permet de prendre sa place entre les « modérés » et les « avant-gardistes ». Dans une interview à Témoignage chrétien, le président de l’UNEF, Pierre Gaudez, explique :
« Notre position sur l’insoumission ne part pas d’une réflexion morale. En tant qu’organisation, nous avons à nous poser le problème d’une action efficace ou la plus efficace possible en faveur de la paix. Il ne nous appartient pas de condamner les modes d’action que certains choisissent ; mais il nous est apparu qu’en tant qu’organisation, une dernière carte devait être jouée du côté de l’action du type démocratique ou légal.
[…] Parmi les étudiants, le mouvement d’insoumission s’amplifie de jour en jour ; si l’action que nous avons entreprise venait à échouer, alors c’est en grand nombre que des jeunes choisiraient, faute d’autres possibilités, l’action clandestine, l’insoumission, le refus ; déjà la pression à l’intérieur de l’UNEF a atteint un point critique[19]. »
L’affichage d’une responsabilité organisationnelle – à l’extérieur (respect du « jeu démocratique ») et à l’intérieur (sensibilité envers la crise de conscience qui amène à l’insoumission) – permet à l’UNEF de se dissocier des cercles associés avec un militantisme illégal, sans pour autant abandonner la ligne rhétorique qu’elle poursuit depuis son dernier congrès : une opposition politique nette et explicite à la guerre. L’UNEF, par cette pétition, réaffirme son appartenance au mouvement pour la paix, et bénéficie de la légitimité que confèrent à la pétition les représentants des syndicats d’enseignants (FEN, SNI, SNES, SNET) et des intellectuels et universitaires de grande réputation[20].
Mais surtout, si l’UNEF souhaite prendre un rôle de leader dans ce mouvement pour la paix négociée, cette pétition lui permet également de consolider une position plus favorable dans l’opinion publique. Les signataires du « manifeste des 121 », on l’a vu, jugent « justifié le refus des prendre les armes » et s’identifient pleinement avec « la cause du peuple algérien ». Pour eux, l’insoumission n’est qu’une forme de « civisme », une modalité d’action légitime dans une lutte juste contre une guerre illégitime. « L’appel à l’opinion pour une paix négociée », en revanche, considère l’insoumission comme le signe d’une crise de conscience que la guerre inflige à la jeunesse, et la perçoit comme un problème social : « l’affaire des jeunes devient l’affaire de tous, l’affaire de la Nation ». Tous les deux, bien entendu, défendent une paix négociée et soutiennent les aspirations nationales du peuple algérien. La différence réside dans la manière dont est posé le problème : pour les « 121 », la lutte justifie une action illégale ; pour les pétitionnaires de l’appel, l’action illégale est le symptôme inévitable d’une crise morale que seule la paix peut résoudre. Le fait que l’UNEF, organisation représentative de la jeunesse étudiante et leader reconnu des mouvements de jeunesse, se rattache à cette initiative, lui permet non seulement d’afficher sa maturité – par le fait que, comme les « adultes », elle s’inquiète d’une crise qui bouleverse la jeunesse dont elle fait partie – mais aussi et surtout de montrer que si elle s’engage pour la paix, c’est en premier lieu parce qu’elle se préoccupe de la France, de la société et de la jeunesse.
Dans une situation où la jeunesse engagée en général, et la jeunesse étudiante en particulier, sont associées avec les « avant-gardistes », les « traîtres » et la « cinquième colonne », la pétition constitue un geste symbolique de captatio benevolentiae, visant à améliorer la position de l’UNEF vis-à-vis d’un auditoire qui, contrairement à ceux qui font son éloge depuis le congrès, n’est pas encore « captivé » par l’UNEF.
« Des brochures et des motions, l’UNEF passe à l’action »
Et cette captatio benevolentiae est effectivement exigée par les événements, qui poussent la direction de l’UNEF à l’action. À Hervé Hamon et Patrick Rotman[21] Pierre Gaudez raconte :
« Je menais une sorte de course de vitesse contre la généralisation de l’insoumission. Je la voyais venir. Et je doutais qu’elle déborde le milieu étudiant. Ce n’est pas l’insoumission comme telle que je craignais, mais ses conséquences : sans action de masse, des centaines et des centaines de types allaient stopper leurs études, se coller dans des situations personnelles inimaginables. J’ai réuni le Bureau et j’ai dit aux camarades : “Si nous ne créons pas un événement, nous allons à la fois perdre nos meilleurs militants et passer pour des porteurs de valises ; nous sommes condamnés ou à mener une action de masse ou à entrer dans la clandestinité”. »
« Les paroles et les écrits n’ont pas suffi ; espérons que les actes seront plus aptes à convaincre de faire vite », annonce Pierre Gaudez dans l’interview à Témoignage chrétien, et il explique :
« En face de cette situation, les jeunes sont de plus en plus désemparés. Cela, non seulement en raison de la poursuite de la guerre, mais parce qu’ils refusent qu’un certain nombre de problèmes qui ne seront résolus qu’après la paix en Algérie, empêchent toute action cohérente et massive en faveur de la paix. »
Autour du congrès, le mot d’ordre a été « le moment est venu de prendre position ». Le contexte actuel indique que « le moment est venu d’agir » : « après les espoirs déçus de Melun », face à une jeunesse « désemparée », face au glissement vers l’action illégale et face à une gauche engagée, mais toujours paralysée par ses désaccords, l’UNEF prend une initiative et lance un appel pour une manifestation de masse :
« La rentrée d’octobre voit monter le désarroi et maintenant la révolte de la jeunesse, devant la poursuite interminable de la guerre en Algérie ; l’UNEF est confrontée chaque jour avec cette inquiétude.
La jeunesse ne comprend pas que les possibilités de négociation et de paix qui avaient suscité un espoir unanime, aient été gaspillées et que la négociation soit abandonnée.
La jeunesse refuse qu’une guerre anachronique ruine l’avenir de la France et compromette sa place dans le monde. Il faut que toutes les nations sachent que la jeunesse française et les forces démocratiques de ce pays s’y opposent désormais de toute leur volonté.
À plusieurs reprises, les mouvements de jeunesse, les organisations syndicales ont exprimé en commun que la seule solution au drame algérien était la paix par la négociation. En juin dernier, les organisations syndicales prenaient l’engagement de s’opposer par les moyens dont elles disposent, y compris la grève générale, à tout coup de force ou coup d’État qui tendrait à faire échouer les chances de la paix en Algérie, et à détruire davantage encore les libertés démocratiques essentielles.
Aujourd’hui, les pourparlers de paix ne sont même plus envisagés et les décisions gouvernementales contre les libertés publiques sont quotidiennes. Chacun comprend que la démocratie ne pourra pas résister longtemps à la poursuite de la guerre.
Pour que la jeunesse puisse demeurer sans honte dans la communauté nationale, tous ceux qui ont opté pour la paix par la négociation doivent exprimer ensemble leur volonté de mettre fin au conflit.
L’Union nationale des étudiants de France organise, pour la fin du mois d’octobre une manifestation nationale. Elle demande aux mouvements de jeunesse, aux syndicats, à toutes les organisations démocratiques, de se joindre à son appel pour rassembler en un même geste tous les hommes de paix[22]. »
L’UNEF reste donc fidèle à la logique de l’« appel à l’opinion », et fonde ses arguments sur le diagnostic d’une crise de conscience subie par la jeunesse. C’est le « désarroi » qui est présenté comme l’objet d’« inquiétude », et c’est pour lutter contre l’expansion de la « révolte » qu’une action est exigée. Une fois de plus, l’UNEF se place du côté de la « solution », et non pas du « problème », évitant de cautionner l’action illégale, et proposant un « geste » dans l’idée de « mettre fin au conflit » qui est la source de la crise.
A ce moment de passage à l’action, l’appel à la manifestation possède également une dimension coercitive, même si celle-ci reste assez nuancée. Évoquant la « révolte de la jeunesse », l’appel a en arrière plan le mouvement d’insoumission et les « porteurs de valises », qui deviennent l’illustration de ce qui peut devenir une vague incontrôlable. Pierre Gaudez, on l’a vu, se sert de cet argument :
« … si l’action que nous avons entreprise venait à échouer, alors c’est en grand nombre que des jeunes choisiraient, faute d’autres possibilités, l’action clandestine, l’insoumission, le refus ; déjà la pression à l’intérieur de l’UNEF a atteint un point critique. Nombreux sont ceux qui signeraient ce paragraphe d’une lettre de critique que j’ai reçue ce matin :
« Une fois de plus, mise au pied du mur, l’UNEF louvoie. Comme elle a laissé, une fois le baroud juridique accompli, les militaires saccager les études de milliers d’étudiants, elle semble vouloir en laisser d’autres milliers face au dilemme : acte de désespoir sans soutien, obéissance accompagnée d’un reniement en soi dans l’indifférence générale. Une fois de plus, sous prétexte de prudence, vous laissez votre base se “dépatouiller” comme elle le peut. “Vous préparez les actions futures. Et vous assurez par oral de votre solidarité [sic] ceux qui veulent se battre”[23]. »
Ainsi, l’UNEF se présente comme une « adulte responsable » : séismographe qui peut désormais indiquer l’esprit actuel dans son milieu. C’est à partir de cette position que l’appel lance un avertissement : initier une action pour éviter le pire. Mais c’est aussi l’occasion pour l’UNEF d’assumer le rôle revendiqué de dirigeante du mouvement pour la paix :
« Face à l’ensemble des organisations, nous pensons que l’UNEF peut apparaître comme un catalyseur d’unité puisqu’elle se situe en dehors ou au-delà des dissensions qui opposent ces organisations[24].»
Effectivement, dans les archives de l’UNEF sont conservées des dizaines de réponses, provenant de plusieurs associations, regroupements et syndicats, donnant leur accord à l’invitation de l’UNEF. Durant tout le mois d’octobre, la presse suit l’évolution du mouvement, et décrit en détail l’adhésion grandissante à l’initiative de l’UNEF[25]. Dans sa « Chronique des années soixante[26] », Michel Winock témoigne :
« Grâce à sa position stratégique, elle réussit l’impossible : obtenir l’accord conjoint de la FEN, de la CFTC et de la Fédération départementale de FO. Le PSU donna son soutien. Cependant, la CGT et le parti communiste, en principe favorables à l’union syndicale, mais craignant d’être en l’occurrence réduits à une force d’appoint et de se prêter par là même à une grande manœuvre anticommuniste, le prirent de haut et dénoncèrent dans l’initiative unilatérale de l’UNEF “une méthode dangereuse et aventuriste”. […] cette absence allait leur coûter cher par la suite. »
[1] Hervé Hamon & Patrick Rotman, Les porteurs de valises, op. cit., p. 312.
[2] Le 5 septembre 1960 s’ouvre, devant un tribunal militaire, le procès du « réseau Jeanson », dirigé par le philosophe Francis Jeanson. Ses militants sont accusés d’avoir « porté les valises » du FLN. Le même jour est publié l’appel de 121 intellectuels sur le « droit à l’insoumission ». Pour une description très documentée et détaillée de cet été charnière pour la résistance française à la guerre d’Algérie, il est indispensable de lire Hervé Hamon & Patrick Rotman, ibid., p. 249-321.
[3] « Ouverture d’une information après la publication d’une pétition sur “le droit à l’insoumission” », Le Figaro, 8 septembre 1960.
[4] James D. Le Sueur, Un-Civil War. Intellectual and Identity Politics during the Decolonization of Algeria, 2nd ed., Lincoln (NE), University of Nebraska Press, 2005, p. 230-234, et David L. Schalk, War and the Ivory Tower, 2nd ed., Lincoln, University of Nebraska Press, 2005, p. 102-109.
[5] Voir, à titre d’exemple, l’article d’opinion de Pierre-Henri Simon, qui associe la jeunesse à « La révolte des intellectuels », Le Monde, 28 septembre 1960.
[6] Hervé Hamon & Patrick Rotman, Les porteurs de valises, op. cit., p. 227.
[7] Jean-Jacques Servan-Schreiber, « Les jeunes accusent », L’Express, 14 avril 1960.
[8] « L’UNEF : la poursuite de la guerre d’Algérie démoralise la jeunesse », Le Monde, 16 juin 1960.
[9] Jean-François Sirinelli, « Guerre d’Algérie, guerre des pétitions ? », in Jean-Pierre Rioux & Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 287.
[10] Dans Le droit à l’insoumission – le dossier des ‘121’ (numéro 14 de la collection « Cahiers Libres »), édité par François Maspero. Ce volume contient, à part le « manifeste des 121 intellectuels » dans sa version intégrale, plusieurs interviews, essais et articles d’opinion.
[11] « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », dans Hervé Hamon & Patrick Rotman, op. cit., p. 395.
[12] « J.-P. Sartre, Simone Signoret et cent autres risquent cinq ans de prison », Paris-Presse, 9 septembre 1960.
[13] Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 290.
[14] James D. Le Sueur, op. cit., p. 236, traduit par nous.
[15] David L. Schalk, op. cit., 87-96.
[16] « Appel à l’opinion pour une paix négociée », L’Enseignement public, 3 octobre 1960, p. 3.
[17] Francis Jeanson, cité par Hervé Hamon & Patrick Rotman, op. cit., p. 316.
[18] Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 296.
[19] Cité dans Le droit à l’insoumission – le dossier des ‘121’ , op. cit., p. 150-151.
[20] On y trouve, parmi les professeurs et dirigeants des institutions culturelles, les noms de Roland Barthes, Edgar Morin, Jacques Prévert, Jean-Pierre Serre, Jean Rouch, Daniel Mayer, Jacques Le Goff, Jean-Marie Domenach, etc.
[21] Op. cit., p. 317.
[22] Communiqué de presse, 5 septembre 1960, fonds UNEF, Archives nationales 19870110/130, nous soulignons.
[23] Cité dans Le droit à l’insoumission – le dossier des ‘121’ , op. cit., p. 150-151.
[24] Ibid., des extraits de cette interview ont été reproduits aussi par Le Monde et Combat du 14 octobre 1960.
[25] « L’UNEF va organiser ‘une manifestation nationale’ », Le Monde, 7 octobre 1960 ; « M. Mendès France invite ‘tous les républicains’ à répondre à l’appel de l’UNEF », Le Monde, 9 octobre 1960 ; « La Fédération de l’Éducation Nationale solidaire de l’UNEF », La Marseillaise, 10 octobre 1960 ; « La Ligue des droits de l’Homme : ‘Oui à l’UNEF’ », Combat, 7 octobre 1960 ; « En réponse à l’appel de l’UNEF le mouvement de la paix souhaite l’union de toutes les forces pour assurer le succès de la manifestation nationale pour la paix en Algérie », Libération, 12 octobre 1960 ; « La CFTC : ‘Oui à l’UNEF’ », Le Populaire, 16 octobre 1960 ; « FO région parisienne participera à la manifestation de l’UNEF », Le Populaire, 17 octobre 1960 ; « Organisée sur l’initiative de l’UNEF – la manifestation pour la paix en Algérie pourrait avoir lieu le 26 octobre », Le Monde, 18 octobre 1960 ; « L’Union des forces démocratiques soutient l’initiative de l’UNEF », Libération, 18 octobre 1960 ; « Un appel va être lancé par la FEN, l’UNEF, la CGT et la CFTC pour la manifestation pour la paix en Algérie », Le Monde, 19 octobre 1960.
[26] Michel Winock, op. cit., p. 25. Nous n’entrons pas ici dans les difficultés organisationnelles et les tensions intersyndicales. Pour une description plus détaillées, on lira Hervé Hamon & Patrick Rotman, op. cit., p. 316-321.