1968 au lycée Turgot dans son contexte

cal turgot

Avant d’aller à la manif du 13 mai 1968, CAL Turgot. Photo Joseph Morder.

Le 24 mai, près d’une centaine de personnes – dont 70 élèves actuels – ont participé à une conférence débat autour des 50 ans des années 68 au lycée Turgot à Paris à l’invitation des l’Association des anciens élèves avec le Germe, la Cité des mémoires étudiantes, le soutien du réseau Mémoire et histoire en Ile-de-France, des éditions Syllepse et de l’administration du lycée. Ont introduit le débat après la présentation du président de l’association Bernard Bouchard, son archiviste Alain Bertrand, puis Robi Morder et Didier Leschi. Les interventions et photographies sont disponibles sur le site de l’association, nous publions ici le texte de Robi Morder.

 » Je reprends ici des éléments de mon introduction orale à la conférence du 24 mai, prenant en compte les repères donnés dans les panneaux de l’exposition ainsi que les réponses, ou réflexions, suscitées par les questions et témoignages prononcés au cours des échanges. Rien d’exhaustif, mais quelques éléments pour éclairer des pistes.

D’abord, je voudrais évidemment remercier le proviseur du lycée Turgot, le personnel qu’il soit enseignant ou non, les élèves qui ont permis que ce soit au sein même de l’établissement que se tienne avec succès notre initiative, ainsi que le soutien apporté par la Cité des mémoires étudiantes présente ici avec son président Jean-Philippe Legois, sa responsable des archives, Ioanna Kasapi, le président du réseau Mémoire et histoire en Ile-de-France Frédéric Brun, et les Editions Syllepse qui ont publié Quand les lycéens prenaient la parole dans la collection Germe,livre écrit par les deux anciens Turgotins à savoir moi-même et mon ami Didier Leschi, ouvrage qui fait une place importante à des témoignages et documents relatifs au 68 turgotin.  D’ailleurs dans la salle nous avons présents deux anciens élus au conseil d’administration, Patrick Chorowicz en 1968/1969 et Patrick Farbiaz en 1969/1970 ; j’y ai vu Joseph Morder, cinéaste, auteur de « comment j’ai passé mon bac en 1968 »,  Hugues Joscaud qui était en 5ème avec moi en 1968, et quelques autres anciens. Enfin, et peut-être surtout, merci à mes amis et camarades du conseil d’administration de l’Association des anciens élèves d’avoir accepté ma proposition d’organiser cet évènement, alors que l’intérêt du sujet assez « ancien » pouvait susciter l’indifférence, ce qui n’a été manifestement pas le cas.

Les trois crises de mai 68

Mon propos n’est bien sûr pas de revenir en détail sur tout ce qui s’est passé au cours des années 68 dans les lycées en général et à Turgot en particulier, mais de restituer le contexte dans lequel se situent les « évènements » de mai et juin 1968 qu’on ne saurait réduire à une simple révolte étudiante, ou « révolution des mœurs » bousculant la vieille société française en l’amenant à la « modernité ». Car si mai et juin 1968 sont toujours présents – la multitude d’évènements, de colloques, d’émissions, d’expositions, de publications en attestent – c’est qu’il y eut une grève générale des salariés, atteignant 9 millions de grévistes (trois fois plus qu’en 1936) touchant tous les secteurs de la société. La crise qui a commencé comme une « crise universitaire » (3-13 mai 1968) dans les facultés et les lycées a débouché sur une crise sociale à partir de la grève de 24 heures et des manifestations du 13 mai en solidarité avec les étudiants, aboutissant à une crise politique quand, entre le 27 et le 30 mai, la question du pouvoir politique se pose avant que le président de Gaulle, sur le point de partir le 29 mai retourne la situation en convoquant des élections le 30 mai 1968. Mais le mouvement a continué tout le mois de juin, avec une lente reprise du travail dans les entreprises et une action collective soutenue dans les établissements universitaires et scolaires ;

Les « années 68 ».

Le mai et juin français se déroulent dans un contexte international et national, les historiens parlent désormais des « années 68 » comme d’une dizaine à une quinzaine d’années de contestations généralisées dans le monde à l’époque découpé en trois zones : un occident capitaliste développé : Europe, Amérique du Nord et Japon ; un « Tiers-monde » de l’Amérique latine à l’Asie en passant par l’Afrique qui lutte pour sa souveraineté, beaucoup de pays venant de connaître la décolonisation acquise par les mouvements de libération nationale ; et enfin les pays de l’Est dits du « bloc communiste ». Cette période des « années 68 » recouvre en gros les années 1960 jusqu’au milieu des années 1970.

La France, avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962, peut se concentrer sur sa modernisation économique pour profiter des « trente glorieuses ». Cette modernisation est synonyme de restructurations, concentrations. La fermeture des petits commerces, l’exode rural , l’appel à une main d’œuvre étrangère non qualifiée et surexploitée, la crise du logement accentuée par l’arrivée d’un million de rapatriés d’Algérie sont autant d’exemples que tout ne va pas aussi bien que cela. Mëme du point de vue économique, la fin 1967 et le début de 1968 suscitent des inquiétudes : le chômage monte – on vient de créer l’Agence nationale pour l’emploi (aujourd’hui Pôle emploi), le pouvoir d’achat réel stagne et le gouvernement vient de réformer par ordonnances la Sécurité sociale. Annonciatrices de ce que sera le printemps 1968, les grèves avec occupations, manifestations et affrontements des usines de la Rhodiaceta (Besançon), Berliet (Venissieux), mines et sidérurgie (Lorraine), Saviem (Caen), accompagnent le pacte d’unité d’action des confédérations syndicales CGT et CFDT. Du point de vue politique, le gouvernement gaulliste est fragilisé par les élections législatives de 1967 à l’issue desquelles il ne peut s’appuyer que sur une coalition qui n’est majoritaire qu’à un siège près.

Jeunesse et scolarisation

Le baby boom des années 1940 fait de la France un pays qui s’est rajeuni. Un magazine télévisé (il n’y a à l’époque qu’une, puis après octobre 1967 deux chaînes de télévision contrôlées par l’Etat) s’intitule « 16 millions de jeunes ».  Cette jeunesse est valorisée comme un atout dans lequel investir, mais elle fait aussi peur avec ses bandes, ses « blousons noirs », et une « culture jeune » choque ou pour le moins est incompréhensible pour les adultes : cheveux longs, mini-jupes, désirs d’autonomie et de liberation des tutelles alors que la majorité est à 21 ans.

Une bonne partie de cette jeunesse est scolarisée, c’est une véritable révolution.  En 1959 la réforme Berthoin supprime l’examen d’entrée en 6ème, porte la scolarité obligatoire à 16 ans. En une vingtaine d’années le nombre d’élèves a été multiplié par quatre, de 1 100 000 en 1950 à 4654 000 en 1970, et le nombre de bacheliers qui était de 61 500 en 1960 à 168 700 en 1970.  Cela nourrit en conséquence l’augmentation des effectifs de l’enseignement supérieur, les facultés passent de 200 000 étudiants en 1962 à plus de 500 000 en 1968.

Mouvement lycéen : de la dépendance à l’autonomie.

Les lycéens déjà engagés sous l’occupation (manifestation du 11 novembre 1940 à l’Etoile) ou pendant la guerre d’Algérie avec les comités antifascistes, étaient peu visibles comme force collective tant le mouvement étudiant – qui disposait d’une organisation représentative, l’UNEF – occupait l’espace. Avec les années 1960 les conditions d’une autonomie lycéenne permettent l’émergence d’un mouvement lycéen en tant que tel. Alors que les mouvements de jeunesse sont en crise avec leurs tutelles, l’action contre la guerre du Vietnam prend la forme de Comités Vietnam dans les établissements, ces comités se fédèrent en Comités Vietnam lycéens (CVL) en 1967. Il y en a un au lycée Turgot. Mais ces comités butent sur l’absence de liberté d’expression. Aussi ces militants plus politisés vont former, avec d’autres issus par exemple de ciné-clubs, de clubs UNESCO, des Comités d’action lycéens (CAL) dès le début janvier 1968. A la veille de mai, il en existe une soixantaine, moitié Paris, moitié province. Evidemment, le CAL Turgot est l’un des premiers. Et quand arrive le mois de mai, le mardi 7 mai notre lycée est le premier lycée en grève pour protester contre la répression qui frappe les étudiants. Il y a alors 400 lycées avec des CAL, en grève, occupés dans toute la France. Il y a des comités dans l’enseignement technique (CAET) et même dans des lycées privés (CAEP). Les lycéens entrent dans l’action, en tant que tels, publiquement, ils n’en sortiront plus.

Turgot : lycée populaire dans un quartier populaire

L’enseignement secondaire de l’époque n’est pas celui d’aujourd’hui, il n’y a pas le collège unique (réforme Haby 1975/1976). Ce qui est aujourd’hui entendu comme lycée, est à l’époque séparé en lycées généraux (classique et moderne) devant déboucher sur le baccalauréat « premier grade de l’enseignement supérieur », et l’enseignement technique séparé en un technique long (lycées techniques) et un technique court (collèges d’enseignement technique) préparant à des métiers avec les diplômes tels que les CAP (certificat d’aptitude professionnelle) et BEP (brevet d’études professionnelles). Dans notre troisième arrondissement il y a ainsi en 1968 le lycée Turgot, classique et moderne avec des classes de préparationnaires aux grandes écoles d’ingénieurs ou commerciales (L’Ecole centrale est aux Arts-et-Métiers), le lycée Technique de la rue du Poitou (baptisé par ses occupants lycée Simone Weill en 1968, nom resté ensuite officiel), le collège d’enseignement technique de la rue de Turbigo (aujourd’hui  lycée professionnel Abbé Grégoire), et « les Arts appliqués », (aujourd’hui Ecole Duperré), ces trois derniers établissements étant féminins contrairement à Turgot. La mixité n’y parviendra qu’à la fin des années 1970.

S’il n’y a en 68 qu’une quarantaine de villes universitaires, il y a en revanche plusieurs centaines de villes et bourgs avec des établissements secondaires. Par exemple, dans l’Aveyron où il n’y a pas d’université en 68 ce sont les lycéens qui occupent de fait la place du mouvement étudiant dans l’insurrection juvénile. Les lycées sont plus proches du quartier, de l’environnement immédiat que les facultés où les étudiants viennent de loin. Turgot avec des élèves d’origine populaire dans un quartier à l’époque populaire, est occupé en mai et juin 1968 et il est ouvert sur le voisinage, accueillant les habitants du troisième qui y tiennent les réunions de leur comité d’action, en lien avec des entreprises en grève , servant même de « centre de secours » lors de la deuxième nuit des barricades du 24 au 25 mai 1968.

Prendre la parole… et la garder

On l’a vu, le lycéen est mineur, comme l’élève en prépa. A la fac, l’étudiant malgré son jeune âge a certaines libertés acquises : des associations syndicales reconnues, une certaine liberté d’expression, le droit de sortir même si des autorisations parentales sont nécessaires parfois pour les résidentes et résidents en cité universitaire. Au lycée, et encore plus au CET, les conditions sont bien différentes, en commençant par les conditions de travail. On est en classe 30 à 40 heures par semaine, comme celles et ceux qui travaillent dans des ateliers ou des bureaux, soumis à une discipline autoritaire, sans droit d’expression. Dans la grève, on travaille en commissions, preuve que les jeunes peuvent prendre en mains et gérer beaucoup de choses : le ravitaillement, la sécurité, l’occupation, les tours de garde, les communications (il faut porter les courriers chez les gens, la poste est en grève, tout le monde n’a pas le téléphone à la maison, il n’y a pas twitter, facebook, internet, ni SMS, les transports sont en grève, il n’y a pas d’essence…). Et il y  a beaucoup de discussions sur les revendications. Quand on lit la synthèse élaborée par les CAL et publiée en septembre 1968 dans le livre Les lycéens gardent la parole,  s’aperçoit qu’une grande partie des préoccupations tourne autour des rapports pédagogiques, des relations avec les profs, de l’ouverture à l’extérieur du lycée, des réformes nécessaires, de la liberté d’expression. Le changement de société espéré doit pour ces élèves être l’occasion de mettre enfin en œuvre des réformes souhaitées par la base.

Dans le quartier, dans la rue on voit bien cette révolution de la prise de parole. Quelqu’un met une affiche sur un mur, immédiatement il y a un attroupement, ça discute entre personnes qui hier encore se croisaient en se disant à peine bonjour, voisins, clients. Et s’il pleut, la réunion prévue au square du Temple continue à Turgot. Au lycée, dans le quartier ces années 68 constituent une véritable école de la citoyenneté où l’on apprend beaucoup des autres, des échanges d’expériences, où chacun apporte ses savoirs et savoir-faire.

Des engagements maintenus qui démentissent le mythe de la « réussite » des soixante-huitards.

Le « bac 68 », en partie élaboré dans les commissions et dans les CAL, avec les enseignants, n’a pas été un « diplôme en chocolat » donné à tout le monde. Il y a eu 80% de reçus – soit 15% de plus que d’ordinaire- mais donc 20% de recalés. Et ces bacheliers ont fait des études, ce que pour certains ils n’auraient sans doute pas réalisé, sont devenus des bons étudiants, de bons professionnels preuve que la rareté et la sélection ne sont pas gages unique de qualité.

Ce que l’on constate – si l’on veut bien sortir des poncifs simplistes – c’est que l’écrasante majorité de la « génération » 68 n’a pas « réussi » dans le pouvoir, la finance, la presse. Pour quelques figures médiatiques qui se comptent par dizaines, il y a ces centaines de milliers « d’anonymes » qui ont continué à s’engager sous diverses formes dans le syndicalisme professionnel, qu’il soit salarié, puisque c’est le destin de la majorité des scolarisés, ou dans les professions indépendantes. Avocats, médecins, urbanistes, engagés auprès des plus pauvres, auprès des représentants du personnel, auprès des sans-papiers, des réfugiés, en tant que parents d’élèves auprès de leurs enfants en lutte dans les grandes étapes des mouvements lycéens et étudiants. Et la plupart de ces personnes, même entrées dans la retraite, sont présentes dans les associations, le soutien scolaire, bref dans toutes les actions solidaires, avec les générations plus jeunes car chaque génération s’engage à sa manière, dans les formes qu’elle choisit forcément différentes de celles des générations précédentes mais finalement autour des mêmes valeurs d’humanité et de solidarités. »

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