Compte rendu : Empreintes étudiantes des années 1968 dans le monde , Paris, 2-4 mai 2018

Après la journée à Sciences-Po, exposition de la Cité au Mabillon avec le Crous de Paris.

Après la journée à Sciences-Po, exposition de la Cité au Mabillon avec le Crous de Paris.

Nous publions ici le compte rendu de Matthieu Gillabert, Université de Fribourg, publié en premier sur le site infoclio.ch . (En ligne: <https://doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0160>), dont nous recommandons la visite et les consultations.Nos remerciements à Enrico Natale pour l’autorisation de reproduction sur notre site.

(voir aussi les photos de la Cité et du Germe; Première journée Sorbonne, Deuxième journée Centre histoire Sciences-Po,  Soirée expo-concert CROUS Paris Mabillon, Troisième journée Paris-IV Sorbonne et place Saint-Michel. 

Depuis le début de cette année commémorative, le Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants (GERME) et la Cité des mémoires étudiantes mènent une activité éditoriale et scientifique impressionnante. Pas moins de quatre publications sur 1968 sont sorties aux éditions Syllepse où le GERME est responsable d’une collection. Le colloque « Empreintes étudiantes des années 1968 dans le monde », organisé avec le soutien du Centre d’histoire de Sciences-Po, du Centre d’histoire sociale du 20e siècle (Paris 1/CNRS) de l’Université Paris-Sorbonne, du Collège militaire royal du Canada  et de l’Université de Trente, constitue une sorte d’apogée.

Dès le début de cette conférence, les participants ont été rapidement plongés dans une atmosphère « sorbonnarde » qui n’était pas sans rappeler les événements au sujet desquels ils allaient justement disserter. Il est 14h00 : l’heure prévue par les organisateurs pour l’ouverture du colloque. Alors que tous les participants se trouvent dans l’amphithéâtre à attendre le début des conférences, les services du rectorat décident au dernier moment de fermer les lieux : c’est un secteur devenu « sensible » dans le climat que connaît l’université française en ce joli mois de mai. La conférence est finalement délocalisée dans la partie nord, dans une petite salle sans fenêtre, portant néanmoins le nom de l’illustre historien Jean-Baptiste Duroselle !

L’objectif de la conférence était double. Premièrement, il s’agissait adopter une perspective globale sur les mouvements étudiants de 1968, à la fois simultanés à l’échelle transnationale et conditionnés par les enjeux locaux.  ROBI MORDER (GERME) fait une introduction sur l’internationalisation des mouvements étudiants en soulignant les différences entre le monde occidental, le monde communiste et le « tiers-monde », qui constituent une difficulté pour toute approche globalisante. En Occident et dans le monde communiste, l’augmentation du nombre d’étudiants affaiblit les formes traditionnelles d’organisations en développant de nouvelles manières d’entrer en contact (tourisme étudiant, communications). Après 1968, la Nouvelle Gauche ne parvient pas à réorganiser le monde étudiant à l’échelle internationale.

L’autre objectif est de s’intéresser à l’héritage du passage des étudiants sur les pavés, à leurs « empreintes ». S’intéresser aux traces laissées par les étudiants, c’est en fait s’intéresser à leur volonté – ou non – d’inscrire, au moment même des événements de 1968, leur action dans le temps, de l’ancrer dans une mémoire – individuelle, collective – par la production de documents.

Ouverture à l’international

La perspective transnationale a été rendue possible par de nombreuses interventions portant sur différents pays, en plus du cas français. Toutefois, l’appel à contributions n’est pas parvenu à attirer des chercheurs sur la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’ex-Yougoslavie où 1968 a joué un rôle fondamental, déjà étudié, mais qu’il n’est pas inintéressant de confronter à d’autres situations.

Le cas de l’Irlande du Nord a été abordé par le biais d’un projet muséal mené par CHRIS REYNOLDS (Nottingham) sur la commémoration de 1968 en Irlande du Nord, avec un double questionnement : sur les événements et sur leur oubli. Grâce au recueil de témoignages – deux témoins, ANNE DEVLIN et PAUL ARTHUR se sont d’ailleurs exprimés dans ce colloque –, il est possible de retracer l’émergence du mouvement étudiant nord-irlandais en 1962, inspiré notamment de la lutte pour les droits civiques. Le mouvement prend ensuite de l’ampleur dès novembre 1968. Pour Reynold, il y a des similarités et des connexions avec Paris, notemment des références musicales et iconographiques commmunes. Reynold utilise le concept de « crise révélatrice » : le mouvement de 1968 révèle des tensions qui existaient alors dans une société.

L’Italie de 1968 fait l’objet de plusieurs contributions. GIOVANNI FOCARDI (Padoue), rappelle que les premières contestations étudiantes partent des milieux catholiques, puis analyse les répressions en fonction des lieux. Elles sont plutôt limitées dans les universités pour éviter que la situation ne s’envenime. Lors des jugements des étudiants contestataires, les réquisitoires sont très moralisateurs, et évitent de répondre aux revendications des jeunes : le mouvement étudiant serait une conséquence de la menace qui pèse sur la famille (crise des mœurs, divorces) et sur les jeunes (films pornographiques et violents, faux idéaux). L’historiographie et les témoins ont souvent ignoré l’amnistie promulguée par le gouvernement et même soutenue par le Parti communiste. Elle transforme pourtant le rapport des institutions face au mouvement étudiant : alors que la police était l’adversaire officiel des étudiants, c’est le politique qui devient le répondant, faisant de la question étudiante une question éminemment politique. ADRIANO MANSI (Rome) revient lui sur Luigi Gui, ministre de l’Éducation qui opère des changements importants dans le monde universitaire, mais trop limités pour les leaders étudiants. Par rapport à l’explosion de mai en France, la contestation s’étale ici davantage. ALESSANDRO BRECCIA (Pise) mentionne le passage de Cohn-Bendit et de Dudschke en Italie, où ils deviennent des « stars » de magazines illustrés. De son côté le gouvernement italien aussi lit ce conflit à l’échelle globale, grâce aux rapports d’ambassade. Ceci explique plusieurs initiatives italiennes pour réformer le système universitaire à l’échelon européen.

Pour le Québec, JEAN LAMARRE (Kingston) traite de la question des unions nationales d’étudiants comme moteur des circulations autour de 1968 : l’UNEF apparaît à l’avant-garde en tant que modèle unitaire. Ce syndicalisme étudiant, grâce à des contacts entre les membres dirigeants, se concrétise au Québec en 1964. Cette internationalisation est non seulement un moteur pour développer le syndicalisme, mais aussi un outil de mobilisation dans le contexte de la « Révolution tranquille »[1].

CAROLINE MOINE (Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) montre qu’en Allemagne, le mouvement étudiant allemand, à l’image d’un leader comme Dudschke, s’inscrit très tôt dans une dynamique de révolution globale. Exemples pertinents de ces circulations, des jeunes cinéastes français, anciens camarades de l’Institut des hautes études cinématographiques (Kébadian, Renberg), se rendent à Berlin et font une large place à Dutschke dans leurs films : ils sont fascinés et contribuent à la circulation de cette icône. En septembre 1968, le prix du salon du livre de Francfort est remis à Senghor. Le Sozialistische Deutsche Studentenbunda (SDS) manifeste à cause des répressions de Senghor à Dakar. Cet internationalisme trouve par la suite différentes issues : terrorisme, engagement associatif (ONG) et politique (élection de Brandt).

Le mouvement de contestation en Estonie est présenté par MARGE KÄSPER et ARNIS KÄSPER (Tartu) sous l’angle linguistique. Le Parti communiste apparaît alors comme le seul cadre d’action politique possible pour les jeunes. Le régime exerce une réelle privation à la fois de la parole et de l’information. Cependant, par le biais de l’ironie, de l’allusion et de l’intertextualité, certains slogans sont acceptés : « (Amé)Ricains, dégagez et allez de l’autre côté de Peïpous ». Antiaméricain, cet appel est aussi antisoviétique, puisqu’il enjoint les Américains à aller en URSS (de l’autre côté du lac Peïpous). D’autres sont ironiques : « Vive l’infaillible marxiste Lentsman ! » ou « Vive la subtile politique étrangère de l’Union Soviétique ». Cette analyse des slogans souligne l’importance de l’implicite dans la société soviétique. Des recherches pourraient être approfondies sur le personnel politique : il y a un changement de génération dans l’establishment en 1968, et ces nouveaux cadres du parti favoriseront une transition en douceur à la fin de l’ère soviétique (Toome, Väljas).

Le Dahomey-Benin, pays sans université mais grand pourvoyeur de bacheliers, a été considéré par un témoin interrogé par AIMÉ FRÉDÉRIC HOUNZANDJI (Paris) comme le « Quartier latin de l’Afrique ». Dans les années soixante, la plupart des étudiants dahoméens partent à Dakar et subissent la répression de Senghor en 1968 : 400 d’entre eux doivent quitter le Sénégal et le gouvernement du Dahomey s’engage alors dans la construction d’une université, en créant une concurrence entre l’Unesco et la France pour obtenir les fonds nécessaires. Ces étudiants sont ainsi le moteur du développement de l’enseignement supérieur. Il est particulièrement intéressant de voir que sans université, les étudiants ont tout de même acquis des savoirs en matière de mobilisation au niveau des lycées (p. ex. grève de 1965).

Dans l’Espagne franquiste, les années soixante constituent une « brèche politique » importante, selon KOSTIS KORNETIS (Madrid). Pour améliorer l’image du pays à l’étranger, le gouvernement opère des réformes qui assouplissent partiellement le régime, ce qui entraîne une libération de la parole et des formes de mimétismes des mouvements de contre-culture étrangers. Cette phase se referme en 1969. Alors que l’Espagne est l’un des pays où les ouvrages de Marcuse sont le plus vendus, les lieux de contestation restent confinés : Ibiza pour le mouvement hippie, le couvent Caputxinada occupé par des étudiants, eux-mêmes protégés par les religieux. Les étudiants espagnols se mobilisent aussi à l’étranger, notamment en France, comme à l’université de Vincennes ou à la Cité internationale.

En Grèce, on retrouve le même mouvement avec une contestation à l’intérieur du pays (occupation de l’école polytechnique) et à l’étranger (occupation de la Fondation hellénique à la Cité internationale). JOANNA KASAPI (GERME) montre que le mouvement, divisé entre anarchistes et marxistes, est partagé entre une lutte contre la dictature des colonels et une autre lutte plus large pour la liberté.

Pour la France, ALAIN MONCHABLON (GERME) analyse la situation de l’Union nationale des Étudiants de France (UNEF) en 1968 : perte d’influence et d’adhérents, désorganisation, minorisation. Pourquoi cet affaiblissement ? L’UNEF avait une aura internationale à la fin de la guerre d’Algérie. Cette position politique est allée de pair avec une visibilité accrue du monde étudiant. L’UNEF joue alors la carte à la fois de l’engagement politique et de la gestion matérielle (logement). Or, cette gestion est progressivement abandonnée après le conflit algérien au profit d’une forte politisation, ce qui rend cette organisation inutile aux yeux de beaucoup d’étudiants.

JEAN-PHILIPPE LEGOIS et IOANA KASAPI (GERME) adoptent une perspective de micro-histoire sur les groupuscules en Sorbonne, en montrant que ce lieu s’ouvre au monde : il y a plusieurs langues et les intérêts portent à la fois sur les langues régionales (corse, basque, occitan) et sur les problèmes internationaux. De nombreux groupuscules, dit « soviets », se développent de manière plus ou moins pérenne, comme le CLEOP (Comité de liaison étudiants ouvriers et paysans) ou le soviet féministe (FMA – Féminin Masculin Avenir, qui devient « Féminisme marxisme action »).

NICOLAS CARBONI et NATHALIE PONSARD (Clermont-Ferrand) montrent quelques spécificités et éléments prégnants de la province. À Clermont-Ferrand, le taux de syndicalisation étudiante est plus élevé, et la polarisation idéologique à gauche moins prononcée. En 1968, il y a une rencontre réelle et idéologique entre ouvriers et étudiants (distribution de tracts sur les lieux de manifestation des ouvriers, présence de syndicalistes de la Confédération des Travailleurs (CDT) dans les amphithéâtres, grève et occupation des usines Michelin).

Les empreintes étudiantes

La question de la violence politique revient dans plusieurs exposés. Les contestataires de 1968 sont face à une mémoire contradictoire des mouvements sociaux : d’un côté, il y a des références à la résistance antifasciste, d’autre part, il y a l’inspiration de mouvements pacifistes des années 1930’, puis des années 1960’. De manière moins explicite, les aspects religieux sont bien présents. Par exemple, plusieurs trajectoires militantes à Clermont passent par un engagement dans l’Église.

ANGEL CLEMENTE ESCOBAR (Lille) aborde le mai parisien sous l’angle littéraire : certains lieux deviennent des « signifiants politiques et littéraires ». Le sens n’est pas donné d’avance, mais fait partie d’un discours, lui-même fruit d’un rapport de force. Plusieurs récits décrivent comment les sit-in modifient les formes de manifestation et les espaces de la ville, non par le mouvement, mais par la passivité. Un autre exemple de ce rapport à l’espace est la marche du 29 mai en soutien à De Gaulle qui contraste avec celle des manifestations étudiantes : la marche de la Concorde, rectiligne, ascensionnelle, s’oppose aux trajets sinueux et improvisés des manifestations étudiantes.

L’auteur de ce rapport aborde les traces de 1968 dans le campus de la Cité internationale universitaire de Paris. La création de nouvelles organisations de résidents génère des formes inédites d’internationalisme, faisant de la Cité une plaque tournante dans la circulation des pratiques de contestation. C’est notamment le cas du pavillon argentin où les étudiants se réapproprient la figure du Che en la voyant brandie par les étudiants français de la capitale.

Perspectives de recherches

Plusieurs participants ont évoqué des nouvelles pistes de recherche, notamment sur les forces de l’ordre, de l’encadrement et des institutions. MAXIME LAUNAY (Paris) rappelle par exemple que l’armée a été peu attaquée lors de 1968, même s’il y a des groupes pacifistes comme les « comités Vietnam ». En revanche, elle devient par la suite perçue, selon un rapport des militaires eux-mêmes, comme une « citadelle à abattre ». Après 1968, des liens se renforcent entre protestations antiautoritaires (Larzac), antinucléaires et antimilitaristes. Le mouvement contre la loi Debré, amplifié par le coup d’État au Chili, est un moment essentiel sur la relation conflictuelle entre les étudiants et l’armée.

Alors que 1968 est souvent présenté comme un moment de libération sexuelle et d’hédonisme, BLANCHE PLAQUEVENT (Bristol) aborde la sexualité sous l’angle politique. Les discours sur la sexualité émergent plus au sein de groupes militants que des partis. Le Mouvement français pour le Planning familial créé en 1956 est aussi un acteur important : critiqué pour ne pas être assez radical, son discours influence pourtant fortement le milieu étudiant. La sexualité est perçue, en contraste avec le conservatisme, comme une énergie qui doit montrer la puissance révolutionnaire et rendre plus attirant le combat politique. Les adversaires utilisent aussi la sexualité contre le mouvement : le groupe Occident parle d’orgies sexuelles à la Sorbonne. Ce discours contestataire sera par la suite aussi critiqué par les mouvements féministes pour sa focalisation sur une sexualité masculine et hétérosexuelle ainsi que pour son injonction normative à la performance.

Fidèle à la tradition du GERME, le colloque se termine par une table ronde finale avec les représentant·e·s des mouvements étudiants, animée par Pouria Amirshahi, directeur de Politis. Il apparaît que mai 1968 est une référence très lointaine, et la comparaison avec ce moment fondateur peut parfois se révéler inhibitrice. Les mouvements actuels ne se perçoivent pas comme une répétition de 1968, même s’ils utilisent parfois les mêmes stratégies (occupation des universités). Le mouvement contre le Contrat première embauche (CPE) est davantage présent dans les esprits.

Dr Matthieu Gillabert, Université de Fribourg

Matthieu.gillabert@unifr.ch

[1] Pour l’historiographie québécoise, cette période allant de 1959 aux années 1970 est marquée par la création de l’État-Providence, une laïcisation de la société, une intense production culturelle et le renforcement du nationalisme.

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)