Sophie Béroud est politiste, enseigne et mène des recherches à l’Université Lyon 2, laboratoire Triangle. Elle est une spécialiste du syndicalisme et a accepté de préfacer le livre de Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian, Histoire de l’UNEF (1971-2001): du « Renouveau » à la « réunification », collection Germe, coédition Arcane 17 & Syllepse, 2024.
À l’heure où un syndicalisme étudiant fortement affaibli vit de nouvelles recompositions, où des débats stratégiques traversent la CGT sur la pertinence de créer à l’échelle locale des syndicats étudiants, lycéens et apprentis (SELA) liés à la confédération, l’ouvrage coécrit par Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian apporte de nombreux éléments de réflexion. En proposant une histoire inédite de l’UNEF, connue à partir de la décennie 1980 comme l’UNEF-SE pour Solidarité étudiante, il comble tout d’abord un manque en s’appuyant sur une démarche originale pour rassembler des sources historiques. Mais surtout en éclairant la trajectoire de cette organisation qui a été partie prenante à partir des années 1970 de ce que les auteurs qualifient comme la nébuleuse communiste, tout en étant assez éloignée du centre de celle-ci, ce livre ouvre des pistes de réflexion très stimulantes pour qui s’intéresse au syndicalisme étudiant, au syndicalisme de salariés et plus largement à l’histoire des organisations et des mouvements de gauche en France.
Sa première originalité provient en effet de la démarche de collectes d’archives qui a rendu possible l’apport en connaissances nouvelles. Pour faire face à l’absence de sources – cette incroyable et déplorable perte des archives du bureau national de l’UNEF au moment de la réunification des deux UNEF en 2001 – un collectif a en effet été lancé via un site internet afin de recueillir des archives privées de militants, puis des témoignages oraux. Ayant recomposé la liste de l’ensemble des membres des directions nationales de l’UNEF de 1971 à 2001, Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian ont également utilisé un questionnaire en ligne auprès de ces anciennes et anciens dirigeants, réalisé par le Collectif Pour l’histoire de l’UNEF (1971-2001) ! Le recueil de ces archives permet de faire revivre une organisation et au travers d’elles ses pratiques, ses militants, alors même que sa fusion dans une nouvelle entité semblait l’avoir d’une certaine façon condamnée aux oubliettes de l’histoire. Or, au regard de ce que cette organisation a représenté durant trois décennies, de son poids dans l’animation de la vie militante dans les universités au travers de ses différentes AGE, de son rôle de socialisation politique pour différentes générations, de son implication dans une série de mouvements étudiants – celui de 1986 bien sûr contre le projet Devaquet, mais aussi celui de l’automne 1995 –, le fait de retracer son histoire était indispensable.
C’est donc chose faite. Ce livre ne se limite pas cependant à cette seule et déjà importante ambition. Les auteurs ne proposent pas qu’une simple histoire organisationnelle de l’UNEF, démarche qu’ils ont habilement synthétisée dans le premier chapitre. Ils nous invitent à un parcours plus large, plus global, nourri par des questionnements sociologiques. Il s’agit en effet pour eux d’éclairer avant tout des pratiques militantes, pratiques d’animation de la vie étudiante, mais aussi pratiques de mobilisation. Ainsi, au fil de chapitres thématiques qui permettent de retracer les modalités d’action privilégiées par cette UNEF – laquelle se définit toujours en relation à l’autre UNEF –, plusieurs fils d’analyse se dégagent qui demeurent d’une grande actualité.
L’un de ces fils concerne les formes d’institutionnalisation d’un syndicalisme étudiant pourtant faible sur le plan numérique et sur le plan organisationnel. L’UNEF-Renouveau, puis Solidarité étudiante, fait le choix de participer aux élections universitaires, obtient des représentants dans les conseils d’UFR et d’université. Surtout, elle ancre son action revendicative dans sa capacité à fournir des services aux étudiants et théorise même au début des années 1980 cette imbrication entre une dimension de services et une dimension plus combative comme sa marque singulière. La vie militante est ainsi scandée par la présence sur les chaînes d’inscription et par la préparation des élections. Enfin, des liens très importants existent avec des organisations comme l’Union des grandes écoles (UGE) et surtout la Fédération des résidences universitaires de France (FRUF), également dirigées par des militants de sensibilité communiste, afin d’intervenir sur les conditions de vie des étudiants et sur les enjeux relatifs aux aides sociales. Cette tension entre les efforts organisationnels que requiert la prise en charge de ces services – avec la gestion directe par exemple de cafétérias coopératives – et la faiblesse structurelle de l’organisation, laquelle ne compte pas vraiment de permanent, mérite d’être explorée. Elle permet d’aborder sous un angle complémentaire les débats récurrents au sein du mouvement syndical français sur la place à donner aux services individuels et aux espaces institutionnels de représentation. L’adossement aux institutions universitaires, depuis les UFR jusqu’au CROUS, apporte des moyens à ce syndicalisme étudiant, lui en enlève aussi en le réduisant à un rôle de cogestion, et le contraint sans cesse à réfléchir à la façon de maintenir ses propres espaces d’organisation. Les éclairages qu’apportent Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian sur les discussions menées au sein de l’UNEF-SE, au fil des congrès, sur la façon de concevoir sur un plan offensif la prise en charge de ces services sont ainsi particulièrement riches.
Un autre fil analytique renvoie à la façon dont l’organisation et ses militants pensent leur place dans les mouvements étudiants. Les pages consacrées aux débuts difficiles de l’UNEF-SE alors que se déploie en 1986 la mobilisation contre le projet Devaquet au travers d’assemblées générales locales et d’une coordination nationale, sont là encore tout à fait passionnantes. Pour un syndicat qui souhaite être celui de tous les étudiants sans y parvenir, qui demeure marqué comme une organisation de sensibilité communiste, la question de se mettre au service d’un mouvement massif, de s’y fondre ou d’essayer d’en tirer profit pour se renforcer est omniprésente. Là encore, il s’agit d’un enjeu qui dépasse le syndicalisme étudiant, mais qui se pose avec acuité et régularité pour celui-ci, d’autant plus que la transmission d’une mémoire des luttes y est plus chaotique.
Un troisième fil analytique est celui de la place de l’UNEF dans la nébuleuse communiste. Le choix de cette expression est justifié par Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian, car si la direction du PCF joue un rôle actif dans le lancement de la tendance Renouveau qui mène à la scission de 1971, le rapport au parti est ensuite bien plus distant. Le contrôle s’exerce plutôt via l’UEC. Surtout, la direction du PCF délègue d’une certaine façon à la CGT le suivi de l’UNEF, tant sur le plan du soutien financier et matériel que du soutien moral. Les pages consacrées à l’analyse croisée des trajectoires de la CGT et de l’UNEF apportent des éléments inédits. Il est ainsi passionnant de voir comment tout d’abord le petit groupe des « modernistes » autour d’Alain Obadia, Lydia Brovelli et de l’UGICT-CGT contribue à de premières prises de contact avec l’UNEF-ID alors même que, pour la CGT, une seule UNEF existait jusqu’alors, puis comment la stratégie dite du « syndicalisme rassemblé » lancée sous les mandats de Louis Viannet contribue à développer ces relations, ce qui influence de façon indirecte le processus de réunification. Là encore, il s’agit d’un éclairage sur l’histoire syndicale des années 1990 qui se révèle précieux.
Enfin, et sans être exhaustive ici sur les nombreux apports de cet ouvrage, la façon dont Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian questionnent ce qu’a représenté leur engagement dans l’UNEF pour plusieurs générations militantes - s’il a été un moment de partage, de réalisation de soi, d’apprentissage – livre aussi des éléments de réflexion très stimulants. Ils montrent notamment comment cette organisation où des étudiantes jouaient pourtant un rôle actif a été moins en prise avec le mouvement féministe au cours des années 1970 que d’autres composantes de la nébuleuse communiste, à commencer par la CGT, ce qui n’est pas sans constituer une sorte d’énigme. Il faut attendre le milieu des années 1990 pour que l’UNEF devienne un espace militant beaucoup plus féminisé, sensible aux enjeux de reproduction des rapports de domination, et d’ailleurs aussi davantage pluraliste. Se pose alors la question de cet héritage dans l’UNEF réunifiée. Autant de pistes de prolongements et d’approfondissements qui sont aujourd’hui possibles grâce au travail à la fois fondateur et très complet que constitue cet ouvrage.