Illustration: affiche de la coordination parisienne des comités contre la loi Debré, tirée à 5000 exemplaires. Col. Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes. Elle est à restaurer.
Il y a 50 ans, au printemps 1973, une mobilisation sans précédent touchait les établissements du secondaire – lycées généraux, enseignement technique et professionnel – et du supérieur. A la revendication initiale (abrogation de la loi Debré sur les sursis) se sont agrégées les revendications spécifiques du technique (sur les conditions de travail, contre le « CET caserne », le « CET usine », contre le racisme), et des étudiants (réforme instaurant le DEUG). Nous y reviendrons lors du séminaire du 30 mars, et en attendant voici des extraits du chapitre 3 de : Didier Leschi et Robi Morder, Quand les lycéens prenaient la parole, Paris, Syllepse, collection Germe, 2018.
L’année scolaire 1972-1973 est celle de la mobilisation contre la loi Debré dont l’ampleur va surprendre et faire émerger de nouvelles générations militantes au profit de la gauche et surtout de l’extrême gauche. […]
Même avant la tempête, le front lycéen n’est pas calme
Un élève du lycée Jacques-Decour, Jean-Louis Wander, membre de l’AJS (Alliance des jeunes pour le socialisme) est exclu à la suite d’une altercation avec l’intendant du lycée. Deux mille lycéens parisiens manifestent pour exiger la réintégration avec un slogan « Wander dedans, Cathou [l’intendant] dehors ». Le répertoire devenu classique de l’action dans les lycées est là, réunions unitaires AJS, AMR (Alliance marxiste révolutionnaire), Ligue (Ligue communiste), Révolution ! qui appellent à des assemblées et des réunions de délégués, à l’organisation de rassemblements. C’est la configuration qui va être aux débuts de la lutte contre la loi Debré.
Le 6 février éclate le drame du CES Édouard-Pailleron à Paris. Six élèves de quatrième mettent le feu à leur collège. En quelques minutes tout le CES flambe et s’effondre, faisant 21 morts. L’absence de mesures de sécurité est manifeste. Dans les lycées, l’émotion est vive. Le 10 février les élèves d’un lycée de Beauvais, construit sur le modèle de Pailleron – c’est-à-dire sous forme de structure de type algeco qui n’était pas faits pour durer –, se mettent en grève pour demander sa reconstruction. À Paris, le 15 février, une manifestation interdite réunit 3 000 lycéens à l’appel d’une coordination constituée par la Ligue communiste et Révolution !, et défile du lycée Bergson au Père Lachaise. Entre-temps à Marseille a débuté la première grève contre la loi Debré.
Les militants sont invités à ne pas se contenter de faire de la propagande ou de l’agitation restrictivement politique. Dans son rapport « Bilan et perspectives[1] », le rédacteur du texte rappelle que les luttes locales « ont marqué une évolution par rapport aux anciennes formes de combat : cette fois-ci c’est la question du rapport de force qui a été d’une grande importance : structuration démocratique en comité de grève ou comité de lutte, recherche du soutien des profs et parents, des organisations locales ». Point négatif relevé : si les militants sont bien présents dans les luttes, « ils ont été absents de la vie des bahuts entre-temps. Ce n’est pas ainsi que l’on noue des liens solides avec le milieu ». Au lieu de se comporter en « aristocrates » faisant de la « haute politique », il faut au contraire mener le travail dans la « structure de base : la classe », y compris en intervenant dans les cours en prenant des exposés, proposant des thèmes de discussion. Il faut s’investir dans les foyers, et les créer le cas échéant. En région parisienne, à la veille de la mobilisation, les cercles rouges lycéens participent à l’animation d’une trentaine de foyers, et ont le projet, en lien avec des mouvements d’éducation populaire, de les coordonner. C’est Daniel Warfman, militant à Turgot, connu et implanté – c’est lui qui vend les croissants à la récréation – animateur du foyer qui est le plus avancé
[…] Les lycéens, les militants et l’armée
La loi Debré qui réforme le service militaire au nom de l’égalité entre jeunes, qu’ils soient scolarisés ou non, est issue de propositions formulées en avril 1968 par la Commission armée jeunesse (CAJ) réunissant les représentants de l’État (et notamment de l’Armée) et de mouvements de jeunesse. Adoptée le 10 juin 1970 par l’Assemblée nationale par 439 voix pour, une contre (Michel Rocard), 34 refus de vote (les élus PCF principalement) et trois abstentions, elle ne soulève que des protestations des syndicats étudiants, des lycéens de l’UNCAL et d’organisations politiques de jeunes, apparentés aux partis de gauche.
La loi réduit le service de seize à douze mois et supprime les sursis pour études. Est instauré un « service à la carte » pour tous, scolarisés ou non. On part au service militaire à 20 ans, mais l’appel peut être devancé dès 18 ans et reporté jusqu’à 21 ans pour ceux qui font des études supérieures courtes. Pour les étudiants en médecine, le report est possible jusqu’à 27 ans, mais en contrepartie la durée du service est de seize mois. Elle doit s’appliquer à compter de janvier 1973.
Les premières « feuilles de route » sont reçues par les jeunes concernés en février 1973. Au moment où va éclater le mouvement lycéen contre la loi Debré, un sentiment antimilitariste latent imprègne une grande partie de la jeunesse. Ce sentiment est tel qu’il touche même une institution comme Polytechnique (X). Peu de temps avant les manifestations, un des instructeurs d’X se lamente ainsi dans L’Express : « La formation morale de nos garçons arrivant à l’X est équivalente à 0. » Le sentiment que l’armée « ça tue, ça pollue et ça rend con », comme tente de le démontrer chaque semaine une publication extrêmement lue chez les lycéens Charlie Hebdo domine. Mais pour l’immense majorité des lycéens, le service national est un mal auquel on se soumet. Dans l’enquête réalisée en 1971 par Gérard Vincent[2], seuls 2 % des lycéens aspirent à se faire réformer. Le sentiment « antimilitariste » sert de « terreau affectif » sur lequel poussent des mouvements de solidarité, comme en avril 1972 avec les paysans du Larzac à l’occasion de leur grève de la faim. Les horreurs persistantes de la guerre du Vietnam confortent ce sentiment. Beaucoup de lycéens participent ainsi à une des dernières manifestations contre la guerre, le 20 janvier 1973, organisée pour protester contre les derniers bombardements de Hanoï et Haïphong. Cette manifestation interdite par le gouvernement est l’occasion d’affrontements entre le service d’ordre de la Ligue et les Brigades spéciales d’intervention de la police nationale qui, pour la première fois, ont du mal à prendre le dessus. L’attitude de l’extrême gauche lycéenne et en particulier de la Ligue est différente.
Le sentiment antimilitariste n’y est pas synonyme de pacifisme idéologique. La Ligue se distingue des autres organisations d’extrême gauche en faisant de l’armée une de ses préoccupations constantes. Au contraire des maoïstes dont le refus de l’armée n’alimente aucune politique précise, La Ligue (comme ses cousins germains de Révolution ! ou « pablistes », mais au fond ils sont de la même école), s’intéresse à l’existence d’une armée qu’elle qualifie d’« armée de guerre civile », c’est-à-dire devant être prête pour contrer l’insurrection révolutionnaire à venir. Elle s’appuie pour sa démonstration sur l’utilisation de l’armée pour casser les grèves de la RATP en 1971, des éboueurs en 1972, des aiguilleurs du ciel au premier trimestre 1973. L’armée qualifiée de « dernier rempart de l’ordre bourgeois » doit donc plutôt être de conscription que de métier. La conscription rendrait, pense-t-elle, l’armée moins perméable aux aventures putschistes et les conscrits plus susceptibles d’être touchés par la propagande révolutionnaire.
En pleine mobilisation contre la loi Debré, la Ligue n’hésitera du reste pas à produire un dossier dans son hebdomadaire, « Renoncer à travailler dans l’armée, c’est renoncer à la révolution[3] », suivi du rappel de la quatrième condition fixée par l’Internationale communiste et imposée à ceux qui veulent la rejoindre, l’obligation de faire au sein des armées un travail révolutionnaire. Elle n’hésite donc pas à prendre le risque de heurter certains lycéens chez qui la volonté d’obtenir des sursis les plus longs possibles avant de remplir ses obligations au regard du service national s’accompagne de l’aspiration profonde à échapper à cette obligation. Cette position à un corollaire : la nécessité pour les militants d’effectuer leur service militaire. Se faire réformer est interdit. Des exceptions peuvent être envisagées, mais elles doivent être approuvées par les instances dirigeantes de l’organisation. Ce n’est donc ni l’apprentissage des armes qui est contesté, ni même l’existence d’un service armé qui est en cause. La Ligue refuse ainsi son soutien aux insoumis, elle ne participa pas, par exemple, à la manifestation organisée par le Comité de soutien aux insoumis le 22 février 1973. Cette attitude heurte les anarchistes et certains secteurs de la Jeunesse étudiante chrétienne.
Journal lycéen belge (Boîtes est l’équivalent de bahut).Col. Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes.
|…] Dans ce contexte, éclate en janvier 1973 le mouvement belge anti-Van Den Boeynants, plus connu sous ses initiales VDB. La réforme « VBD » prévoit qu’à partir de 1974 un seul enfant par famille doit être appelé sous les drapeaux, les autres devant payer un impôt de solidarité, supprime les sursis et oblige pour ceux qui y seront soumis, à faire le service militaire entre 18 et 21 ans. Rouge se fait l’écho de ce mouvement dans son édition du 10 février 1973, et un article sur le mouvement belge paraît également dans Crosse en l’air, le journal du CDA. Du 17 au 31 janvier, près de 200 000 jeunes manifestent en Belgique. Les 24 et 31 janvier, la police montée à cheval charge les manifestants sabre au clair, les blessés graves sont nombreux, mais rien n’arrête les lycéens. Le ministre retire son plan. À la mi-janvier, quatre membres du secrétariat lycéen de la Ligue vont à Bruxelles[4]. Ils assistent en observateurs à une réunion de la direction du Front national lycéen, dénomination utilisée par les Belges pour désigner une « coordination ». Se retrouvent autour de la même table, trotskistes de la LRT (Ligue révolutionnaire des travailleurs), anarchistes, maoïstes et… JC, ce qui est un spectacle étonnant pour les Français, d’autant que la réunion a lieu au local de l’organisation trotskiste.
Début février, Robi Morder y retourne à l’occasion du congrès du Front national lycéen. L’exemple conduit Rouge quelques jours avant les premières grèves, à lancer la campagne contre la loi Debré intitulée « Un seul mot d’ordre, extension des sursis[5] » et convoque une réunion nationale des cercles rouges les 11 et 12 février à Paris, avec comme thème à l’ordre du jour : « L’École et l’Armée, deux structures qui ont ceci de commun qu’elles tentent de bourrer le crâne de la jeunesse, de lui faire avaler des valeurs et une idéologie qu’aujourd’hui elle refuse ».
La réunion se déroule en présence d’une délégation de lycéens de la LRT qui racontent leur expérience. Pour la Ligue et son secrétariat lycéen, la campagne est lancée. La rencontre nationale des cercles rouges décide de préparer deux journées d’action contre la loi Debré, les 26 et 27 février, et incite à constituer partout des Comités contre la loi Debré (CCLD). Le choix de ces dates permet de faire coïncider ces actions avec le meeting parisien du CDA (Comité de défense des appelés) prévu le 27 dont le thème est « L’armée contre la jeunesse ». Un tract est édité pour être distribué dans les lycées parisiens à la rentrée des vacances de février. Le recto est consacré à la dénonciation de la loi Debré, le verso à l’« exemple belge ». L’accent est mis sur l’unité réalisée entre extrême gauche et JC, et sur la victoire du mouvement en Belgique. Très organisée, la machine de la Ligue s’est mise en route.
La mise à feu
Ce qui va servir d’étincelle au mouvement contre la loi Debré c’est le démarrage d’un mouvement sur d’autres revendications que l’abrogation de cette loi dans les IUT et les lycées techniques. Ce n’est que par extension de la plate-forme revendicative – comme on inscrit toutes les préoccupations du moment qui circulent – que l’abrogation de cette loi est ajoutée. Il est vrai qu’à Cachan, Orléans, Marseille des élèves de prépa venaient de recevoir leurs « feuilles de route ».
Mais le mot d’ordre secondaire va devenir central. Les militants parviennent à le faire partager à leurs camarades, créant ainsi les conditions pour que naisse un mouvement plus large. Les premières grèves, comme nous l’avons déjà signalé, débutent à Marseille. Elles sont la conséquence d’un autre mouvement parti des IUT qui se sont mis en grève afin d’obtenir la reconnaissance de leurs diplômes dans les conventions collectives. Par solidarité, le 5 février, des élèves de classe de BTS se joignent à la grève et ajoute dans leur plate-forme, à l’initiative de militants de la Ligue et de Révolution !, organisation très présente à Marseille, le sujet des sursis.
Le 6 février, une dizaine de lycées, classiques comme techniques, est touchée par la grève. Une coordination lycéenne se met en place le soir du 6 qui appelle à une manifestation le 7, laquelle réunit un millier de lycéens. La loi Debré et la solidarité avec les élèves du technique deviennent les thèmes centraux. Mais les militants de Révolution !, plus nombreux que ceux de la Ligue ne croient pas les thèmes porteurs, pensent que la grève est un feu de paille sans lendemain et ne pousse pas à la mobilisation.
En région parisienne, les élèves du technique sont aussi à l’origine du mouvement. À Cachan, deux lycées techniques se mettent en grève le 8 février avec deux thèmes de mobilisation, le soutien à la grève des IUT – il y en a un à Cachan – et l’abrogation de la loi Debré. Les deux établissements sont fermés en application de la circulaire Guichard. Les militants de la Ligue, très présents dans le grand complexe scolaire de Cachan, sont les animateurs de la grève. Une coordination « banlieue sud » se met en place regroupant sept à huit lycées et organise une manifestation
[…] En province, le mouvement continue à prendre. À Grenoble, les 13 et 16 février, le même scénario se répète, 2 000 lycéens manifestent pour soutenir la grève des IUT et contre la loi Debré. L’AJS, très présente à Grenoble, rentre dans le mouvement. À Rouen enfin, le renvoi d’un militant de la Ligue du lycée technique Marcel-Sembat, qualifié de perturbateur par l’administration, déclenche le mouvement. D’abord de solidarité, il s’élargit aux thèmes de la liberté d’expression puis de l’« extension des sursis ». Le 22 février, 2 000 lycéens rouennais sont dans la rue.
Le temps des coordinations
Ces deux dates marquent réellement le début du mouvement spécifique contre la loi Debré. Grèves et manifestations ont lieu à l’appel des Comités contre la loi Debré. […]
Les coordinations lycéennes vont jouer en 1973 un rôle central dans l’organisation et le déroulé de la mobilisation. En 1968, c’était les CAL qui constituaient le cadre centralisateur de l’action lycéenne autant qu’une référence. En 1971, l’ampleur de la politisation en même temps que les jeux de concurrence entre courants politiques, qui ont été à l’origine de la disparition des CAL, amène l’extrême gauche à inventer une autre forme de centralisation de la lutte, la coordination des comités de grève élus en assemblée générale. Mais l’expérience ne dure que le temps des « trois glorieuses » lycéennes des 17, 18 et 19 février 1971. Suffisamment pour que cette forme devienne la marque du répertoire d’action collective des mouvements lycéens. Après 1971, se sont donc constituées des coordinations ponctuelles entre lycées du même quartier, pour des mobilisations diverses.
La grève contre la loi Debré va voir se « perfectionner » cet instrument d’organisation, du fait que le mouvement va durer plusieurs semaines. Et pour la première fois va se rassembler une coordination nationale, sorte aussi de coordination des coordinations, dont naturellement celle de Paris, la plus importante du mouvement puisqu’elle va rassembler plus d’une centaine de lycées.
[A Paris], l’organisation de la mobilisation s’accélère et les coordinations locales ont élu chacune deux délégués pour les représenter au sein d’un collectif qui décide de réunir une coordination nationale pour le 14 mars. […] Ce collectif devient l’exécutif et le porte-parole de la coordination. Un bulletin de liaison ronéoté est édité sous le titre d’Infos lycée et envoyé aux comités dans les différentes villes grâce aux réseaux militants des organisations. Cela est d’autant plus important qu’alors qu’en régions la mobilisation s’amplifie, Paris est en retrait. Cette apathie peut surprendre alors que les lycées de cette ville furent les locomotives de la contestation lycéenne depuis 1968. Les militants expliquent cela par le fait que de nombreuses luttes se sont conclues par des échecs, ou du moins ressentis comme tels par les lycéens, suivis d’une répression non négligeable comme on l’a vu. C’est pourquoi l’on voit beaucoup de lycéens politisés, anciens animateurs de lutte, rester sceptiques, tandis que ceux qui « n’ont pas connu les erreurs et échecs du passé » se mettent plus facilement en mouvement. Ceci se vérifie dans chaque lycée parisien où se côtoient organisés et « apolitiques » dans les Comités contre la loi Debré, mais parfois les traditionnels sympathisants de l’extrême gauche, l’« avant-garde large » dans le vocabulaire de l’époque sont absents. Cela est aussi confirmé quand on examine la carte des lycées mobilisés.
Ce sont les lycées qui ont été le moins touchés par la lutte contre la circulaire Guichard où les comités se développent le plus vite. De même en province qui avait été peu touchée en proportion par la lutte contre Guichard. Mais il y a peut-être aussi une seconde explication. La mobilisation a démarré alors qu’ont lieu les élections législatives et le 11 mars, deuxième tour de ces élections, l’Union de la gauche échoue à obtenir une majorité. Plus politisés, plus sensibles aux échéances nationales, il est possible que les milieux lycéens parisiens aient espéré une victoire de la gauche qui aurait modifié les perspectives politiques. En tout état de cause, dès le 12 mars le lycée Condorcet se déclare à nouveau en grève. Et le matin de la coordination nationale, le 14 mars, les lycées Charlemagne et Turgot débrayent.
La coordination du 14 mars est la première réunion de ce type, elle est nationale ce qui n’avait plus été le cas depuis 1968. Entre 350 et 400 délégués, essentiellement militants d’extrême gauche, venus de 30 villes de province pour la plupart déjà en grève, et des lycées de la région parisienne, dont seuls quatre sont en grève, sont réunis. À l’ordre du jour de la réunion, élaborer une plate-forme, préparer une initiative nationale et faire du collectif parisien un collectif national. Le projet de plate-forme, proposé par la Ligue, provoque un débat car l’AJS refuse « l’extension des sursis aux jeunes travailleurs » et veut que le mouvement se limite à « la défense des acquis », c’est-à-dire le simple rétablissement des sursis. Cependant, pour la majorité de la coordination le mot d’ordre d’extension des sursis est un élément qui doit permettre « l’unité de la jeunesse lycéenne avec les jeunes travailleurs ». La revendication est donc adoptée et intégrée dans la plate-forme. Ensuite, la coordination décide de faire du jeudi 22 mars une journée nationale de grève et de manifestations de rue. Le collectif parisien est chargé d’assurer l’exécution des décisions. Enfin, une nouvelle coordination nationale est fixée à la date du samedi 24 mars afin de dresser le bilan du 22 et envisager la suite des événements.
À partir du 14 mars Paris entre véritablement en mouvement dans une proportion qui va surprendre à la fois les journalistes et le gouvernement. Le jeudi 15, un millier de lycéens des établissements du centre de Paris manifestent. Le 16, le lycée Paul-Valéry se met en grève, puis le lycée Charlemagne où 2 000 élèves se concentrent dans l’établissement entouré par la police. Sous la pression des parents d’élèves elle se retire. Le samedi 17, 3 000 lycéens de dix établissements en grève manifestent au lycée Turgot, à côté de la place de la République, au métro Saint-Paul, à Charlemagne.
La manifestation du 22 mars 1973
« L’Amer Michel » n°3, journal de la coordination de Grenoble. Le 2 avril était la deuxième journée nationale de manifestations après le 22 mars. Col. Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes.
[La manifestation a été interdite par la préfecture de police la veille, mais les syndicats et les partis de gauche dénoncent cette interdiction, et soutiennent l’initiative des lycéens]
Une coordination parisienne est convoquée pour la fin de matinée du 22 mars. Pendant que se réunit la coordination, une délégation revient de la préfecture et annonce que l’interdiction est maintenue. La coordination décide d’organiser cinq lieux de rendez-vous non loin de la place Denfert-Rochereau. À chaque lieu est affecté un secteur géographique de lycées sous la responsabilité d’un membre du collectif qui anime la coordination. La coordination se sépare, chaque délégué retourne dans son lycée où des assemblées générales sont prévues pour le compte rendu et l’organisation des départs de manifestation. Les cinq membres du collectif se réunissent une dernière fois dans un café à Port-Royal où ils voient arriver les cars de police venant appréhender les rares manifestants qui se sont rendus directement place Denfert-Rochereau.
À partir de 14 heures, des milliers de lycéens arrivent aux Gobelins, à Montparnasse, au Luxembourg, place d’Italie et à Alésia. Dans chaque point de rencontre sont présents un membre du collectif lycéen et un responsable de la Ligue communiste et de Révolution ! chargés du service d’ordre. L’objectif initial, c’est-à-dire la convergence des cinq cortèges vers Denfert-Rochereau pour entourer et faire pression sur la police, n’est pas atteint. La liaison est en réalité impossible et les organisateurs arrivent au constat que personne ne peut contrôler un tel rassemblement. Mais la manifestation est un succès.
Place d’Italie ont cependant lieu les premiers affrontements avec des policiers pris entre deux cortèges. Les organisateurs tentent alors de faire converger les cortèges vers la Cité universitaire pour y organiser un meeting avant la dispersion. Les forces de l’ordre décident d’interdire l’accès à la Cité et des heurts violents se produisent à la hauteur de la Poterne des peupliers. Vers 19 heures, le collectif accepte de prendre l’initiative de la dispersion à la condition que les forces de l’ordre se retirent le plus loin possible afin d’éviter tout incident. L’extrême gauche craint par-dessus tout que la police ne charge lors de la dispersion, quand le désordre créé rend les manifestants plus vulnérables. La crainte s’avérera fondée.
Alors que la manifestation se disperse, la police charge avec une violence inouïe, provoquant une panique chez les manifestants, en particulier les plus jeunes. Des milliers de lycéens courent dans tous les sens pour tenter d’échapper à la pluie de grenades lacrymogènes. Certains s’écroulent dans la bousculade ou après avoir été touchés par une grenade tirée au ras du sol afin de viser les jambes. D’autres s’entassent et s’écrasent les uns sur les autres en tentant d’échapper aux coups de matraques, dont certaines en bois qui parfois se brisent sous le choc. Le service d’ordre qui, suivant l’accord de dispersion passé avec la police, a retiré ses casques, est immédiatement chargé de toutes parts. Des charges sont lancées aussi sur le chemin de fer de la petite ceinture par lequel des lycéens tentent de s’échapper. Vers 21 heures, des maoïstes furieux veulent en découdre et érigent une barricade porte de Gentilly.
En fin de journée, la Ligue publie un communiqué de victoire en annonçant la participation de 100 000 lycéens à la manifestation (chiffre retenu par Le Monde) alors que la préfecture n’en comptabilise que 30 000. Le rectorat quant à lui reconnaît pour la journée du 22 mars un « absentéisme » dans les lycées parisiens d’environ 75 %, proportion qui va de 90 % à Montaigne à 60 % à Paul-Bert qui est un lycée de filles. Le ministère de l’Éducation nationale annonce un absentéisme de 75 % en moyenne générale au niveau national.
Les records de participation aux manifestations sont effectivement battus, atteignant parfois des chiffres proches de ceux du 13 mai 1968. D’après la presse, il y a eu 30 000 manifestants à Toulouse, 4 000 à Lille et à Aix, 50 000 pour l’ensemble de la région du Nord, 5 000 à Amiens et Dijon, 13 000 à Lyon, 1 000 à Avignon, 150 à Honfleur, 3 000 à Grasse, 1 300 à Mende, 800 à Bolbec, aucune région n’a été à l’écart du mouvement, pas même les départements d’outre-mer, et le mouvement a touché aussi bien les établissements publics que privés.
Après le succès de la manifestation du 22 mars, la tentation est grande chez certains jeunes militants de croire à un nouveau mai 1968 symbolisé par le mot d’ordre « 5 ans déjà coucou nous revoilà », entendu dans les cortèges. Les rumeurs les plus folles circulent alors, telle celle qui annonce le retour de Daniel Cohn-Bendit en France, on se demande comment puisqu’il y est interdit de séjour. Mais la grève s’étend aux universités qui voient naître leur première coordination le 24 mars contre la réforme des deux premières années des études universitaires. Le paradoxe de cette période, c’est que les lycéens se mobilisent contre une loi qui s’applique aux étudiants, alors que les étudiants se mobilisent contre une loi qui va s’appliquer aux actuels lycéens.
Les lycées s’installent dans la grève et une nouvelle coordination nationale est organisée qui voit une affluence record, au point qu’aucun amphithéâtre ne peut contenir le millier de lycéens présents sur un mode de délégation de deux représentants par lycée. Plus de 300 lycéens restent à la porte du lieu des travaux ce qui les rend difficiles. La coordination décide de faire du 2 avril « une journée nationale d’action et de revendication » avec grève et manifestation de rue, car le 2 avril est à la fois le jour de la rentrée parlementaire et la date d’incorporation du contingent des appelés du printemps. En attendant une journée relais est prévue le 28 mars. Enfin la coordination met en place un comité central de grève composé de 36 membres qui va se réunir les 27 mars et 1er avril, comité où la Ligue garde un rôle dirigeant. Afin de tenir jusqu’au 2 avril, la coordination appel à organiser « la fête ».[…]
Dans l’Entonnoir, article sur les cours parallèles au lycée Colbert de Paris. Lycée où était Charlie Najman en mars 1973.
Occuper les lycéens et les établissements: la « fête », les contre-cours.
Organiser la « fête » consiste à occuper les lycées, le jour pas la nuit, organiser des concerts, des débats, des projections de films, ou profiter du printemps sur les pelouses et les cours. Les élèves de terminale, souvent les plus motivés devant l’annonce de la fin des sursis, sont aussi préoccupés par l’échéance du baccalauréat. Il faut donc éviter que le « chantage au bac » ne favorise la reprise des cours, et donc répondre à cette préoccupation dès lors que la grève se prolonge. D’où le développement de « contre-cours » qui va se poursuivre jusqu’aux vacances de Pâques. Alors que la Ligue n’y voit qu’un simple moyen de lutte et n’y attache guère d’importance, l’AMR fidèle à la tradition des CAL va y voir la manifestation des « aspirations et capacités autogestionnaires des lycéens ». La région la plus concernée sera le Sud-Ouest où, dès le début du mouvement sont organisés des contre-cours à tous les niveaux scolaires. Ce développement amène le recteur à décider de fermer de nombreux lycées avant les congés de Pâques et à menacer à la rentrée de fermer de nouveau tous les lycées où se dérouleraient des « contre-cours ».
À Paris, les contre-cours n’ont pas eu le développement qu’ils auraient pu connaître du fait de la proximité des universités et de la « disponibilité » d’étudiants… en grève. Au lycée Charlemagne par exemple, deux tentatives sont faites. La première est organisée au début du mouvement, des étudiants de math spé aident dans leurs révisions les terminales C. La seconde, plus systématique, se déroule du 2 au 9 avril où des cours sont organisés pour tous les niveaux du premier cycle à la terminale, ce qui va entraîner une très violente réaction de l’administration et d’une partie du corps enseignant. L’expérience s’arrête. Au lycée Montaigne à partir du 26 mars, des élèves de terminale vont faire la classe à ceux de seconde et des étudiants à ceux de terminale. Le lycée Arago fut le haut lieu des contre-cours, généralement organisés le matin, les après-midi étant réservés aux activités culturelles. Dans ce lycée, des enseignants syndiqués ou proches de la tendance d’extrême gauche École émancipée du SNES, participèrent à l’élaboration des contenus de ces cours alternatifs. Mais dans d’autres lycées comme au lycée Rodin ou au lycée de Rueil, les grévistes refusèrent d’entendre parler de cours fussent-ils « contre ».
À Arago, à partir du 26 mars, avec quatre professeurs et des étudiants de Jussieu les « contre-cours » se déroulent le matin. Le taux de participation des élèves à la grève active est élevé. [voir sur le site Autogestion « 1973: des contre-cours aux 10% autogérés »] Au lycée Joffre de Montpellier, c’est après le 2 avril que les contre-cours sont organisés aussi bien sur les programmes traditionnels que sur d’autres thèmes : Occitanie, sexualité, musique. Au lycée de filles du Mas-de-Tesse, les enseignants du SNES se proposent pour aider à la mise en place des contre-cours, mais l’administration ferme l’établissement[6].
[1]. Le Militant, octobre 1972.
[2]. Gérard Vincent, Le Peuple lycéen : enquête sur les élèves de l’enseignement secondaire, Paris, Gallimard, 1974.
[3]. Rouge, 30 mars 1973, n° 198.
[4]. Isabelle Alleton, Christophe Aguiton, Pascal Grand, Robi Morder.
[5]. Rouge, 3 février, 1973. L’article est de M. Beauchamp qui est le pseudonyme de Michel Field.
[6]. AMR, Le Mouvement de la jeunesse contre toutes les casernes, 1973.