Alain Krivine – 1941 – 2022

IMGP0735Le décès à 80 ans d’Alain Krivine intervient sous la double actualité de la guerre en Ukraine et des 60 ans des accords d’Evian. Les grands parents d’Alain Krivine sont en effet nés en Ukraine (comme Léon Trotsky)[1]. Quant à la guerre d’Algérie, elle marque un tournant dans l’engagement politique d’Alain Krivine. Nous ne reprendrons pas ici la très complète note biographique du MaItron que notre regretté ami Serge Curinier[2] avait rédigée en 2011, mais reviendrons uniquement sur son militantisme lycéen et étudiant.

Photo: Alain Krivine, à droite, avec François Sabado, en attendant la manifestation étudiante contre le CPE, Paris, 7 février 2006. Photo Robi Morder/CME.

Né le 10 juillet 1941 sous l’occupation dans une famille juive d’origine immigrée d’Europe orientale, le contexte familial et historique influe sans aucun doute sur les différents volets de son engagement: l’internationalisme, l’antifascisme, contre le racisme et l’antisémitisme. C’est dans l’espace culturel communiste que se situe sa prime socialisation politique: appartenance aux Vaillants, scouts d’obédience communiste, camps de vacances, ciné-club du studio 43 dans le 9e arrondissement où il vivait. Elève au lycée Condorcet, il adhère à 14 ans à l’UJRF (Union de la jeunesse républicaine de France) devenue en 1956 UJCF (Union des jeunesses communistes de France), dont il devient le secrétaire du cercle formé dans l’établissement. S’ensuit un cursus classique de l’excellent militant repéré par les responsables, dont Paul Laurent. Alain Krivine devient responsable des lycéens communistes parisiens, puis suit l’école centrale de la Jeunesse communiste, est envoyé en voyage à Moscou au Festival mondial de la jeunesse démocratique en 1957 en tant que meilleur diffuseur du journal de l’UJCF L’Avant-garde[3], qu’il vend régulièrement à la sortie du lycée, gare Saint-Lazare, où ont fréquemment lieu des affrontements avec l’extrême-droite. Il est à noter que le titre Avant-garde sera repris par le secteur lettres de l’UEC (Avant-garde Sorbonne), puis par la JCR (Avant-garde Jeunesse) de 1966 à 1968.

C’est lors de ce festival qu’il fait la connaissance des membres de la délégation algérienne – la guerre d’indépendance à commencé depuis 1954 – notamment Mohammed Khemisti, qui avait présidé le congrès de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans d’Algérie) en 1956[4]. Il découvre alors les critiques faites par les Algériens à la politique du PCF qui se prononçait pour la « paix en Algérie » et pas pour l’indépendance. C’est une première fissure dans la foi qu’il voue au « parti », qui va s’élargir au fur et à mesure et aboutir à la rupture.  Il s’engage de plus en plus en solidarité pratique avec les Algériens. Son frère Hubert – déjà trotskyste – le présente à Michel Fiant[5], responsable du travail « jeunes » du PCI trotskyste, mais Alain ignore encore cette appartenance qui lui apparaîtrait comme trop sulfureuse. Alain Krivine est de plus en plus actif dans le réseau « Jeune résistance » ,il en devient membre du groupe de coordination parisien, cet engagement se fait à l’insu des organisations communistes dont il demeure membre puisque ces dernières ne prônent pas ce type d’actions.

En hypokhâgne en 1960/1961 il adhère à l’UEC (Union des étudiants communistes), puis s’inscrit en histoire à la Sorbonne. Privilégiant l’action politique et de masse sur le travail syndical– même s’il fut responsable des prépas UNEF quelques mois – il est un des fondateurs et animateurs du FEA (Front étudiant antifasciste) devenu rapidement le FUA (Front universitaire antifasciste) qui affronte l’extrême-droite au Quartier latin mais aussi dans les lycées en ces mois d’attentats de l’OAS et d’activisme des pro-Algérie française. Après la fin de la guerre d’Algérie, il anime la « gauche » du secteur lettres d’une UEC passant en dissidence avec « le parti » avant que ce dernier ne reprenne en main l’organisation étudiante. La rupture a lieu en 1965 quand le secteur lettres de l’UEC refuse de soutenir – comme l’a décidé le PCF –  la candidature de François Mitterrand aux élections présidentielles. C’est alors que sort un numéro de Avant-garde Sorbonne. Lors d’un stage à Briançon à Noël 1965[6] – que vient de rappeler Le Dauphiné dans son édition du 15 mars  la stratégie est établie, celle qui va aboutir à la création d’une organisation indépendante, la Jeunesse communiste révolutionnaire, dont le congrès fondateur se tient en avril 1966[7].

Ayant adhéré en 1961/1962 au PCI, il en devient membre du bureau politique et puis du secrétariat avec les « vieux » Michel Lequenne et Pierre Frank. Ses études terminées par un DES (Diplome d’études spécialisées) en 1965, il devient surveillant à mi-temps au lycée Condorcet, puis enseigne l’histoire dans un établissement privé catholique, enfin maître auxiliaire au lycée Voltaire. Début 1968 il est embauché comme secrétaire de rédaction chez Hachette, en plein Quartier Latin, et donc au cœur des premiers moments de la mobilisation étudiante de mai et juin 1968. C’est une autre histoire qui commence.

Pour conclure, parmi les nombreux souvenirs personnels, je me permettrai d’en évoquer trois.

Alain Krivine était un homme d’action, et un organisateur. Souvent il disait qu’il « n’était pas un intellectuel », ce qui était évidemment un raccourci simpliste, lui servant à refuser d’écrire un livre, comme on le lui demandait. Un jour où je lui retorquais que j’avais vu – et lu – son mémoire de DES  (Diplôme d’études spécialisé)[8]  à la bibliothèque du Maitron, rue Malher, il dit aux autres camarades présents dans son bureau, « vous voyez, j’ai même écrit un mémoire ».

Comme on l’a vu, Alain Krivine était à l’aise dans l’action politique, de masse, les assemblées, les manifestations. Le syndicalisme étudiant n’était pas sa « tasse de thé », estimant même que pour des jeunes lycéens et étudiants ce syndicalisme, avec ses aspects gestionnaires, mutualistes, institutionnels, pouvaient être déformants et corrupteurs. Mais on était dans les années 1980/1990, et il y avait quelques fondements à cette méfiance.

Enfin, ceci a été rappelé, Alain Krivine était chaleureux, y compris avec les militants qui avaient suivi d’autres voies ou orientations, curieux de ce que « les camarades » faisaient, pensaient, et se voulait le plus éloigné possible de tout début de déviation bureaucratique -« vacciné contre le stalinisme »,  tout en étant soucieux de l’organisation du travail. Arrivant au 2e ou 3e jour du congrès de la LCR de juin 1994 à la bourse du travail de Saint-Denis, très tôt le matin, pénétrant le premier dans la salle, je vois à contre jour quelqu’un à la tribune qui vidait les cendriers, les bouteilles vides et balayait l’estrade, c’était Alain Krivine.

[1] Du côté paternel, le grand père est né à Issaslavi, la grand-mère à Kamenetz-Podolsk, à environ 150 km, de Lviv. Les grands-parents maternels venaient, eux, de Roumanie. Quant à Trotsky, c’est une dizaine d’années plus tard qu’il naît à Ivanovna (devenue Ivanivna) dans le district de Kerson, près de la Crimée.

[2] Serge Curinier, décédé en 2016, avait travaillé sur l’UEC et ses oppositions, il était intervenu en présence des témoins, Serge Depaquit et Michèle Forner, dans notre séminaire du 14 janvier 1998.

[3] En 1963 l’UJCF changera le titre du journal en Nous les garçons et les filles (NGF pour les intimes), sorte de Salut les copains de gauche, ce qui souleva des critiques contre son « apolitisme » relatif. Le titre Avant-garde sera repris par le secteur lettres de l’UEC (Avant-garde Sorbonne), puis par la JCR (Avant-garde Jeunesse) de 1966 à 1968.

[4] Khemisti est arrêté en novembre 1957 par les Français. C’est à ce même festival qu’il rencontre également le Tchèque Petr Uhl, futur acteur du « Printemps de Prague » de 1968 puis de la dissidence des pays de l’Est, décédé à 80 ans en décembre 2021.

[5] Quand j’étais responsable du « travail jeunes » des CCA de 1977 à 1982, Michel Fiant me racontait cet épisode à plusieurs reprises rappelant que c’est lui qui suivait le travail de Krivine au sein de l’UEC, et que Krivine en 1965 aurait crée une cellule parallèle

[6] L’économiste belge Ernest Mandel, dirigeant de la 4e internationale, participe à ce stage.

[7] Véronique Faburel, La JCR : avril 1966-juin 1968, mémoire de maîtrise d’histoire, Paris – I , 1988

[8] Alain Krivine, Le 1er mai 1906 à Paris, DES, Faculté des lettres-Sorbonne, sous la direction de J. Droz, 1965.

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