Paul Bouchet. « La charte de Grenoble, l’esprit en héritage »

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15 avril 2016 Paul Bouchet parle, en présence des représentants de l’UNEF et de PDE avec Robi Morder (Germe), Jean-Philippe Legois et Ioanna Kasapi (Cité). Photo Cité des mémoires étudiantes.

Le 15 avril 2016, dans le cadre de la  journée de la Cité des mémoires étudiantes « classer et valoriser les archives étudiantes » à la MSH Paris Nord, s’est tenue pour le 70ème anniversaire de la charte de Grenoble (dossier sur notre site) une table ronde: « L’étudiant est un jeune travailleur intellectuel, 70 ans après quel héritage de la charte de Grenoble » animée et introduite par Robi Morder et Paul Bouchet, avec des représentants des organisations étudiantes. Voici le texte de Paul Bouchet issu de cette table-ronde. (le titre, les intertitres et notes de bas de page sont de Robi Morder, dont le texte de présentation paraît également  dans Les Cahiers du Germe n° 31.

Paul Bouchet. A mes yeux le mot héritage est un mot pour le moins qu’on puisse dire ambigu pour parler de l’héritage de la charte de Grenoble. Tout héritage peut être ambigu mais celui-ci me le parait être particulièrement. Pourquoi ? Parce qu’effectivement la charte, ce qu’on appelle la charte de Grenoble, c’est essentiellement le préambule, notamment « l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel ». C’est de là qu’ont découlé beaucoup de réformes et en premier lieu sur le plan de la santé le choix d’avoir un régime étudiant qui tienne compte à la fois de l’évolution générale de la Sécurité sociale qui se mettait alors en place, et en même temps la nécessité d’une autonomie des étudiants.  Ce double choix n’était absolument pas évident, ni pour l’un, ni pour l’autre. Les alliés sur un des points se trouvaient être des adversaires sur l’autre. Donc ce qui est intéressant c’est de savoir pourquoi on a fait un choix, malgré les oppositions latentes ou exprimées, manifestant la volonté étudiante au sortir de la guerre de créer un nouveau mouvement.

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Après le congrès de Grenoble, des articles dans « Le courrier de l’étudiant » en mai et juin 1946

« Charte » ? Pour autant que je m’en souvienne, le mot charte n’est pas dans notre littérature et je ne me souviens pas qu’on ait parlé de la charte d’Amiens. Ensuite la référence est allée de soi sans doute, mais en 1946 on n’y a pas fait référence.

On porte des principes qui devaient être en tête des statuts de l’UNEF. « De Grenoble »? C’est clair puisque le congrès se tenait à Grenoble et on avait choisi Grenoble pour ce congrès là car en arrière-plan c’était les Glières, le Vercors, c’était la Résistance. La décision d’écrire un texte avait été votée à Paris quand le Conseil d’administration de l’UNEF avait confié à la Commission d’études syndicales de Lyon le soin de présenter un texte. Ce texte commençait par « Nécessité d’une réforme de l’UNEF et des AG » et il comportait une partie de principes, car pour réformer l’UNEF et les AG il fallait des principes communs, et nous avons proposé le Jeune travailleur intellectuel. Le mot « charte de Grenoble » est venu après, mais déjà dans le texte le mot charte figure puisqu’à la fin de la « déclaration des droits et devoirs » (nous parlons de la déclaration de Grenoble) il est indiqué en gros caractères « cette déclaration constitue désormais la Charte de l’étudiant ». Ce n’est pas encore la charte de Grenoble, c’est la charte de l’étudiant, et l’on poursuit : « elle est placée en préambule des statuts de l’UN et de toutes les AG ».

Nécessité d’une réforme de l’UNEF et des AG 

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Lyon Etudiant 1946. Col. P. Bouchet

J’ai demandé à ce qu’on distribue aujourd’hui[1] le texte qui prélude à la charte proprement dite, texte qui s’intitule « projet de réforme de l’UNEF et des AG  élaborée par la Commission d’études syndicales de l’AG de Lyon ». Je suis bien placé pour en parler, je présidais l’AG de Lyon, et le président de la Commission d’études syndicales était Jacques Miguet, issu et héritier d’un groupe de résistance, dont le frère avait été tué au maquis. Comment commence-t-on? On ne va pas dire qu’on va se réunir pour faire une espèce de révolution intellectuelle. Ca, cela viendra plus tard.

Première partie : « nécessité (nécessité, je souligne) d’une réforme de l’UNEF et des AG ». La première question que je pose pour aujourd’hui est : est-ce qu’il y a dans l’héritage la conscience actuelle de la nécessité d’une réforme de l’UNEF et des AG ? Moi j’ai 92 ans, mais vu de l’extérieur je pense que oui, je pense qu’il y a nécessité d’une réforme du mouvement étudiant. Quels sont les premiers mots à l’époque, mots qui pourraient être repris aujourd’hui ? « Ce n’est pas la première fois que se pose le problème de la réforme des associations d’étudiants. Déjà avant la guerre au cours des congrès nationaux des discussions nombreuses s’étaient élevées relativement à la réforme de nos statuts. Les circonstances empêchèrent ces discussions d’aboutir. Cependant l’organisation actuelle de l’UNEF qui n’a qu’une quarantaine d’années, ne parait plus exactement adaptée aux nécessités présentes ». On rappelle qu’au départ il y a des AG, c’est l’esprit associatif, et on s’occupe des intérêts des adhérents. Le changement profond qui est en marche après la guerre c’était de prendre en charge non seulement les intérêts des adhérents des associations mais les intérêts de l’ensemble des étudiants.

Ce sont les étudiants existant à un moment donné de l’histoire, mais aussi étudiants potentiels.  Ce sera une des dimensions préalables à la charte. On vient de rappeler les propos que j’ai moi-même tenus à l’époque en ce qui concerne l’avant décolonisation. La décolonisation va se faire après la charte pour l’essentiel. Mais on rappelle qu’il est bien beau de parler de l’étudiant, car l’étudiant dans la République française, il était absent dans un certain nombre de territoires. Il y avait très peu d’étudiants originaires des divers pays d’Outre-mer, des colonies, des protectorats selon les statuts. La charte avait comme premier objectif de reposer le problème, pas seulement de réformer les statuts de l’UNEF telle qu’elle existait, mais de remettre en cause l’objectif même de ce qu’on appelait « le monde étudiant », expression qui renvoyait aussi au, «monde du travail », un monde qui bougeait après la guerre.

La dimension internationale de la charte

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Dans le spécial « congrès de Grenoble » du Courrier de l’étudiant mai 1946

Jiri Pelikan[2] avait lui-même expressément visé le rôle de la charte dans la formation des statuts de l’UIE. Du côté des Soviétiques on apprend maintenant notamment par les témoignages de Tom Madden[3], que la délégation soviétique au retour du congrès de l’UIE alors qu’elle s’attendait à être félicitée a été mise sur une voie de garage car elle avait accordé trop de place au « modèle occidental », en fait celui de la charte alors que la conception stalinienne était l’intégration des étudiants à la FMJD, qui était sous contrôle. Cette conception a été écartée à Prague.

J’ai raconté dans Mes sept utopies[4] l’ambiance extraordinaire du congrès de Prague de 1946. C’était une nouveauté, ces retrouvailles de la jeunesse du monde, et dans la charte il y avait cela. Une base corporatiste ou une base parlementaire purement françaises ne l’auraient pas permis.

Quand on a été à Prague on fraternisait avec les représentants vietnamiens, qui venaient à part, ils n’étaient pas dans la délégation française. Pour l’Algérie il y avait l’AG d’Alger mais il y avait déjà – et là l’UNEF a fait son devoir par la suite – ce qui allait devenir l’UGEMA[5]. J’ai entendu parler pour la première fois des évènements de Sétif du 8 mai 1945 à Prague par ce que le représentant algérien – qui était simple observateur – racontait. Pour nous c’étaient des frères ce n’est pas un mot, c’était évident. Ils avaient fait 14-18, 39-45.

Sur l’Union française, la décolonisation

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Dans le spécial « congrès de Grenoble » du Courrier de l’étudiant mai 1946

L’Union française était une espérance politique à l’époque. Les problèmes de la forme politique des pays d’outre métropole étaient abordés dans un débat tout à fait nouveau. Il ne faut pas oublier que même dans la résistance, et plus encore dans les Forces françaises libres qui allaient libérer la France, il y avait plus de non métropolitains que de métropolitains. Cette idée de droits du citoyen, ils devaient être accordés à tous ceux qui relevaient à un titre quelconque, quelque soient les évolutions institutionnelles, de la République française, Pourtant les droits du citoyen en Algérie posaient problème. A travers le système des collèges on ne donnait pas les droits du citoyen égaux à des gens qui versaient leur sang en métropole ; le retard intellectuel et civique était considérable. L’AG d’Alger, le moins qu’on puisse dire, n’était pas portée à une décolonisation générale. Il devait y avoir des droits du citoyen, pas seulement des droits de l’Homme. Et cela ouvrait la porte à une décolonisation. J’ai été avocat ensuite, j’ai plaidé beaucoup de procès de décolonisation, d’abord pour l’Indochine, ensuite pour l’Algérie notamment. J’ai eu des discussions avec Ben Bella qui avait été arrêté par un détournement d’avion au mépris des règles du droit international, dont j’étais un des avocats. Il est ahurissant de voir le retard intellectuel, politique, civique, qu’avait l’immense majorité des gens, dont ceux de gauche, sur l’évolution générale du monde au lendemain de la guerre.

C’est vrai qu’il y avait dans la charte : « à l’heure où l’Union française élabore la nouvelle déclaration des droits de l’homme et du citoyen », la NOUVELLE DECLARATION ! La France, par la voix de René Cassin, luttait. Tout homme avait les mêmes droits en dignité, pas seulement les droits de la personne. La déclaration universelle des droits de l’homme a un préambule où le mot dignité figure tout au long. La France ne pouvant faire moins que ratifier la déclaration universelle, il y en a qui venaient dire que ce n’étaient pas des droits normatifs. Comme si la liberté, l’égalité, la fraternité étaient normatives par elles-mêmes. Elles le sont dans la mesure où on les applique. Le mot dignité, il est normatif, il est dans les textes, dans la déclaration universelle, que la République a ratifiée. Il est évident au départ, qu’on disait que l’on voulait une révolution économique et sociale au service de l’Homme (avec un grand H). Le privatisme, le nationalisme étroit de la France au sortir de la deuxième guerre mondiale n’a pas été à la hauteur de l’histoire. Ceux qui ont pris des risques et ont versé leur sang méritaient plus que le retour à une troisième voir même à une quatrième république. Les gens qui ont fait la charte de Grenoble avaient conscience de ça.  L’engagement de l’UNEF pendant la guerre d’Algérie a été fidèle à l’esprit de la charte de Grenoble.

Les droits et devoirs de l’intellectuel

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20 mai 1995, premier colloque du Germe avec Pierre Rostini, Paul Bouchet et derrière Jean-Jacques Hocquard. Photo J-P. Delbegue.

Les mots sont clairs. Pourquoi on fait une charte ? En gros caractères « aujourd’hui, plus que jamais l’UN et les AG prétendent être le seul grand organisme syndical capable de représenter les intérêts de tous les étudiants », y compris les étudiants potentiels, ceux qui auraient dû être étudiants et qui ne le pouvaient. Il s’agissait de repenser la fonction étudiante, le rôle même des étudiants. C’est là que les droits et les devoirs étaient une approche essentielle. On demandait des droits pour les jeunes, les étudiants à condition qu’ils aient des devoirs. Et en même temps on affirmait l’autonomie du mouvement étudiant par rapport à l’ensemble des jeunes travailleurs. C’était déjà nouveau de dire que c’était un devoir de participer à l’ensemble de la jeunesse nationale et mondiale, c’était tout à fait nouveau. Au surplus il faut compléter par ce qui faisait la caractéristique de l’étudiant, non pour l’isoler mais au contraire pour le caractériser, pour qu’il joue son vrai rôle. Ce sont les droits et devoirs en tant qu’intellectuel.

Il y a quelques jours on a vu le réveil de cette question. Mediapart a donné la possibilité d’un dialogue auquel Mireille Delmas Marty participait, et il y avait des questions du public. Une des questions était : « qu’est-ce que cela veut dire intellectuel ? ».

« L’étudiant est un jeune travailleur intellectuel ». Quelle prétention !? Quelle aberration !? La charte tente de répondre. Elle répond avec des discussions dont j’aimerais bien qu’elles participent de l’héritage auquel nous consacrons cette après-midi. Qu’est-ce que c’est ? Je commence : avant tout c’est le droit à la liberté. Il n’y a pas de savoir dans un pays totalitaire, il y a des dogmes, il n’y a pas le savoir universaliste. L’intellectuel est celui qui n’accepte pas que le savoir soit dogmatique, quelles que soient les intentions. Ce n’était pas sans force de le dire. La Commission d’études syndicales de l’AG de Lyon avait eu beaucoup de discussions. Les mouvements principaux issus de la résistance c’étaient essentiellement les mouvements marxistes, avec la primauté du PC à l’époque compte-tenu de son rôle dans les FTP, etc. et de l’autre côté un certain renouveau de la jeunesse chrétienne, il y avait la JAC chez les paysans, la JOC chez les ouvriers, la JEC chez les étudiants. Cette nécessité que l’intellectuel n’accepte pas le dogme c’est qu’au contraire le droit à la liberté est fondé sur la liberté de recherche de la vérité. La vérité, même débat, fallait-il mettre un grand V. Il y avait une époque où certains étaient persuadés qu’il y avait UNE vérité, on rejoint l’esprit dogmatique. La vérité elle est toujours à chercher et à redécouvrir.

Ni corporatisme, ni parlementarisme : syndicalisme

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UNEF, congrès d’Arcachon, 1950. Paul Bouchet entre Thea Gueroult Ross et Jean Sarvonnat. Fonds P. Bouchet/Cité des mémoires étudiantes

C’était cela l’esprit qui animait la charte. J’ai souvent cité à l’époque une phrase d’un certain Paul de Tarse, citoyen romain, auteur d’épîtres qui sont redécouvertes notamment par Alain Badiou[6], comme clerc de l’universalisme. Or cet universalisme là est toujours à créer. L’époque à la Libération était hostile à tout universalisme enfermé et les dix membres de la Commission d’études syndicales étaient très différents. Il y a les représentants des deux grands courants que je viens de citer issus de la résistance, il y avait aussi les gestionnaires qui avaient travaillé pendant la guerre à nourrir les étudiants, sous Vichy, malgré les ostracismes partiels. C’était compliqué, le président sortant de l’AG de Lyon avait été épuré parce qu’il avait accepté de siéger dans le comité que Vichy avait créé[7]. Mais il y avait aussi Monsieur Antoine Pinay qui a été ministre du Général de Gaulle. Passons. C’était une période où il fallait se méfier des étiquettes, il fallait aller au-delà. Rappeler le rôle des étudiants, jeunes et travailleurs, c’était déjà une extrême conquête, cela en reste sans doute une quand on voit la crise des mouvements de jeunesse de l’époque. L’UNEF était concurrencée comme organisme représentatif par l’UJRF d’une part, par la FFEC qui essayait de jouer le rôle d’une CFTC étudiante. En gros nous voulions une seule organisation syndicale capable de représenter tous les étudiants. Ce qui existait c’était un parlement. Je rappelle ça parce que c’est toujours valable.

Il y avait à choisir parmi plusieurs formules. Dans les corporatismes traditionnels, on ne s’occupe que des intérêts matériels et intellectuels des étudiants par rapport aux études ; il y a le parlementarisme, on regroupe sous un drapeau particulier les diverses organisations existantes, il y en avait un paquet, de 10 à 20 qui constituaient l’Union patriotique des organisations étudiantes. L’UNEF, grâce à Pierre Rostini[8], a réussi à être l’élément moteur qui a fait admettre qu’il fallait dépasser l’UPOE, le parlementarisme. Sinon on aurait des discussions perpétuelles entre les divers points de vue, et même pour la rédaction des textes il fallait voir comment c’était.

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27 mai 2016, AG de l’AAUNEF, soirée sur la charte de Grenoble. Photo R. Morder

L’UNEF avait gagné la bataille d’une espèce d’unité syndicale. « Syndicat », « syndical », ce n’était pas simplement le passage d’un mot à un autre, du corporatisme et du parlementarisme au syndicalisme. C’était une nouvelle approche où effectivement les moyens d’action étaient déterminés en fonction des objectifs déterminés chaque année démocratiquement. A la suite de la charte il y a toute une partie sur les moyens d’action. Beaucoup en ont ri, on y parle des monômes y compris des monômes revendicatifs, des monômes dévastateurs… Le mot ne faisait pas peur. En réalité on voulait marquer justement dans l’emploi des moyens les moyens syndicaux. Les monômes, c’était la rue. On a mis l’AG de Lyon dans la rue. Cela veut dire quoi ? Cela voulait dire qu’on faisait un monôme pour éconduire le nouveau recteur qu’on voulait nous mettre après la Libération à la place du recteur de la Libération, André Alix, qui était un résistant. Surtout le monôme défilait dans les rues, passait place Bellecour au cœur de la ville, il s’arrêtait en posant une faluche symbolique, symbole de la tradition, au pied du lieu où avait été assassiné Gilbert Dru, qui était un dirigeant de l’AGE, dirigeant chrétien à l’origine de beaucoup d’évolutions du christianisme de la Libération, dont le cadavre était resté pendant des heures et des heures sur la place tandis que les tramways passaient à côté et les gens regardaient. A côté il y avait symboliquement le cadavre d’un jeune ouvrier et le cadavre de Chambonnet, un des résistants de l’Armée secrète. Avec ce symbole là, le monôme, il avait du sens à passer là. Et après il finissait aux marches de l’Hôtel de Ville après avoir traversé toute la ville et c’est là que je m’adressai à une foule. Ce jour là on a commencé justement ce qui allait devenir la charte de Grenoble.

La charte de Grenoble… J’ai parlé de Paul de Tarse qui a une phrase que j’ai fait graver dans divers lieux, « la lettre tue, l’esprit vivifie ». La lettre, c’est les institutions, ce sont les textes patiemment échafaudés qui à force de vouloir faire plaisir à tout le monde sont un exercice de grammaire et cachent les vrais enjeux. La charte a été rédigée dans un tout autre esprit. C’est vrai que les discussions ont été passionnées mais la notion de jeune travailleur intellectuel c’est l’expression d’un esprit. On ne voulait plus faire du simple corporatisme, s’occuper des adhérents pour les nourrir, les loger, procurer des places de cinéma quand ils avaient adhéré. C’était un moyen d’action, mais ce n’était qu’un moyen d’action. Ce n’était pas cela l’objectif. L’esprit nouveau était là : « constatant le caractère périmé des institutions qui régissent », c’est le début de la charte : « constatant le caractère périmé… » On voulait du nouveau, et le nouveau c’était à la fois avant la décolonisation, la défense des droits de l’homme et du citoyen qui permettent aux gens autres que ceux de métropole de rejoindre les cohortes étudiantes. Et il y a surtout la fameuse phrase « à l’heure où le monde du travail et de la jeunesse jette les bases d’une révolution économique et sociale au service de l’homme ». Ces mots peuvent paraître lyriques, ils étaient totalement nouveaux dans les discours étudiants. Une révolution économique et sociale au service de l’homme, là aussi bataille pour savoir s’il fallait metttre un grand H à homme ou pas. On a rediscuté de cela à Prague quand nous avons été membres du comité préparatoire de l’Union internationale des étudiants qui était une nouveauté, où l’Est et l’Ouest se retrouvaient. Il y avait ceux qui croyaient qu’il ne fallait pas mettre un H majuscule, c’était en général le courant marxiste. « Au service de l’homme », j’ai essayé d’en convaincre des membres de la délégation soviétique car il ne suffisait pas de mettre une « révolution économique et sociale ». Croyez-vous que ces termes étaient faciles à faire passer ? Pas du tout. Ils portaient un esprit nouveau.

L’amalgame et l’esprit en héritage

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Paul Bouchet au congrès de l’UNEF, Marseille, avril 2009. Photo R. Morder/Cité des mémories étudiantes

Cet esprit est-il hérité aujourd’hui. Je ne le sais pas. Il est dommage effectivement que l’ensemble des mouvements étudiants soit assez divisé aujourd’hui quand il y a près de 2 500 000 étudiants alors qu’il y en avait 100 000 à l’époque. Nous avions la volonté farouche qui était née de la résistance, nous savions le prix des divisions. Et là on avait posé le mythe de l’amalgame, pas l’union sacrée – cela faisait 14/18 – l’amalgame. L’amalgame, c’était les soldats de l’An II, « la Victoire en chantant nous ouvre la barrière ». Je vous dis cela de façon apparemment décousue, c’est pour cela que j’ai tenu à ce qu’on distribue les textes eux-mêmes qui reflètent un peu cela. Il y a eu un effort intellectuel considérable qui a précédé la rédaction de la charte. Cet effort il était conduit par des gens très différents d’origines. Impitoyables au-delà du lyrisme des mots sur la vérité des objectifs. Le syndicalisme c’était le refus encore une fois de se borner au corporatisme et d’y substituer une espèce de parlementarisme où chacun vient avec son propre drapeau, son langage, ses obédiences, etc.

La lettre tue, l’esprit vivifie. Quand j’entends les problèmes de divisions, de la FAGE, de l’UNEF, etc. c’est tout le problème de l’UNEF. Quand je suis arrivé à Lyon il y avait une association indépendante qui subsistait depuis des années. La division n’est pas nouvelle. Est-ce que la recherche est possible d’un esprit nouveau.

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Paul Bouchet avec le congrès de la Fage sur la Place Bellecour, Lyon, septembre 2013.Photo R. Morder/Cité des mémoires étudiantes

Qu’on dise syndical ou pas, moi ce que je sais c’est que quand la question s’est posée de mon invitation au congrès de la FAGE j’ai consulté si je puis dire l’esprit de Grenoble. « Esprit es-tu là ? ». Pour moi j’ai dit oui, j’irai mais à une condition que j’ai mise au président de la FAGE, c’est que vous viendrez avec votre congrès Place Bellecour au lieu où est tombé Gilbert Dru, et vous verrez l’esprit de la charte de Grenoble. Le congrès y est allé, de même que le congrès de l’UNEF qui avait eu lieu à Lyon auparavant y était allé[9]. L’esprit souffle où il peut. Peut-être que le mot héritier est ambigu. Le mot civique, a l’heure actuelle on le remplace par citoyen, est mis à toutes les sauces. Il n’en reste pas moins qu’il y a un esprit civique qui va au-delà de ce qui s’appelle le privé ou le public. Et me semble-t-il dans l’esprit issu de Grenoble il y a cette volonté de trouver les points où spirituellement, je ne crains pas le mot, l’état d’esprit, on pourrait refaire quelque chose de commun. Même en gardant les structures existantes provisoirement, mais comment faire admettre au grand public – même si les étudiants sont nombreux – que le nombre des citoyens qui font fonctionner la démocratie est plus grand que le nombre d’étudiants. Comment faire admettre qu’il puisse y avoir des structures différentes mais qu’il y a un esprit commun. Peut-être l’exemple de Grenoble peut vous servir. Vous savez les premières réunions au sortir de la guerre, l’UPOE, les gens – dont certains dans le maquis s’étaient disputés les armes qui tombaient du ciel avec les parachutages –  les divisions étaient extrêmement profondes. L’UNEF pendant la guerre, elle n’a pas collaboré[10], ce n’est d’ailleurs pas ça qu’on lui reprochait, mais de ne pas avoir été présente dans la bataille civique essentielle qui était autre chose que le combat contre l’Allemagne, contre le nazisme, contre le totalitarisme. Or c’était possible ça. On peut retrouver l’esprit commun, et un esprit qui passe par-delà les individus, par-delà les structures. Nous avions quelque chose de commun, que l’on a retrouvé dans un esprit commun, un esprit civique qui fait que la charte existe et vous pouvez en parler aussi bien que moi, peut-être mieux, en tous cas de forme plus actualisée. Cela n’a pas été évident au départ, chacun avait son langage, ses mots. Les mots trahissent souvent, unissent parfois. Le « miracle » de Grenoble a été d’arriver à un texte simple qui finalement n’a pas été démenti et qui a servi de point de repère à travers les diverses scissions qu’a connu l’UNEF et le mouvement étudiant comme un point de combat ; l’esprit a facilité les rassemblements, pas l’union sacrée mais les amalgames.

***

Ce n’est pas commode vous le savez de parler d’un esprit. La charte de Grenoble, beaucoup plus que des mots, c’est un esprit, c’est un esprit au sortir d’une guerre terrible qui a divisé le pays à un point extraordinaire. J’ai vécu la fin de deux républiques. Or l’esprit de la charte c’est l’esprit de la république tout court, de la première, celle de l’An II, celle que l’on publie, celle que l’on proclame le jour où on apprend la victoire de Valmy. La république c’est tout d’abord un esprit, la res publica. Le privé, quel qu’il soit de quelle qu’obédience qu’il se réclame n’est que le privé. La République elle est publique. Les droits de l’Homme ne sont pas que les droits de l’Homme, ce sont les droits de l’Homme ET du Citoyen, comme à l’origine, il est temps de s’en souvenir. Cela permet de voir autrement beaucoup de questions

Vive l’esprit de la charte ! Car c’était notre esprit civique à tous par-delà les structures.

[1] Voir annexe

[2] Communiste tchécoslovaque, Jiri Pelikan préside l’Union internationale des étudiants après 1953. Il a apporté son témoignage, comme Paul Bouchet, au colloque du Germe de juin 1997, reproduit dans Robi Morder et Caroline Rolland Diamond, Etudiant – e – s du monde en mouvement. Migrations, cosmopolitismes et internationales étudiantes, Paris, Syllepse, 2012.

[3] Syndicaliste étudiant britannique, Tom Madden participe dès le congrès de 1945 de Prague au processus de construction de l’UIE, dont il devient le secrétaire général en 1946. Plusieurs réunions de travail ont eu lieu avec le Germe, la Cité des mémoires étudiantes (où il a déposé ses archives), Paul Bouchet et Tom Madden, notamment lors du séminaire spécial AAUNEF, Cité des mémoires étudiantes et Germe du 30 octobre 2013 ;

[4] Paul Bouchet, Mes sept utopies, Paris, l’Atelier, 2010.

[5] Union générale des étudiants musulmans d’Algérie. Voir dossier « Mouvements étudiants et guerre d’Algérie », Les Cahiers du Germe n° 30, 2013, accessible sur le site du Germe.

[6] Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, Presses universitaires de France, 1997

[7] Au congrès de novembre 1944 il y a eu trois étudiants « épurés » : un lyonnais, un malgache, un toulousain mais sans accusation de collaboration. Pierre Rostini présidait la commission d’épuration, dont nous ne disposons pas dans les archives de dossier.

[8] Sur Pierre Rostini et son témoignage, Les Cahiers du Germe, spécial n° 6, « Hommage à Pierre Rostini », 2010.

[9] L’Unef y a tenu son congrès en 2003 et la Fage en 2013.

[10] Dossier « L’UNEF, les étudiants pendant la guerre de 1939-1945 et sous l’occupation: attentismes, collaborations et résistances ».  Cahiers du Germe n° 25, 2005.

 

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