Grenoble 1946 : Héritage ? Succession ?

Logo 70 ans Charte de Grenoble 1946.2016Table-ronde du 15 avril 2016 pour les 70 ans de la charte de Grenoble. Cahiers du Germe n° 31, automne 2016.

Le thème que nous avions retenu pour cette table ronde du 15 avril était celui de l’actualité de la charte, en revenant sur quelques éléments, étant entendu que nous avons traité à plusieurs reprises d’autres aspects de la charte[1].Nous revenons ici évidemment sur certaines questions, apparues dans les présentations et échanges et Paul Bouchet y revient de façon plus développée.

1946 Naissance ou renaissance ?

J’avais intitulé l’introduction à Naissance d’un syndicalisme étudiant « naissance ou renaissance ». J’y reviens en ce 15 avril, me permettant une digression personnelle sur ma mère. Le 15 avril c’est la journée de la libération des camps et c’est le 15 avril 1945 que ma mère considérait comme sa deuxième date d’anniversaire, expliquant que le 15 avril 1945, jour où Bergen Belsen a été libérée, fut une renaissance. L’UNEF a un acte de naissance, le congrès de Lille de mai 1907[2]. Nous avons commémoré « cent ans de mouvements étudiants » en 2007[3], mais en 1996 l’on commémorait « 50 ans de syndicalisme étudiant » à l’occasion des 50 ans de la charte. C’est problématique car les générations étudiantes se succèdent rapidement, avec une mémoire partielle, voire partiale. Et pour la période 1939-1945 ce n’est pas seulement une succession routinière de générations étudiantes, cette succession est un renouvellement qui se fait dans un monde qui s’écroule d’abord, puis un nouveau monde qui renaît, en tous cas l’espoir d’un nouveau monde. Si on peut donc dire qu’il y bien une « renaissance » de l’UNEF après-guerre, c’est que la « vieille maison » est finalement acceptée en héritage, mais la nouvelle génération l’investit d’une mission syndicale.

La charte de Grenoble qui peut être présentée comme une nouveauté, quelque chose d’inédit – pour les jeunes acteurs de l’époque qui n’ont pas vécu étudiants l’avant-guerre, reprend sans le savoir des éléments anciens. Prenons les termes : « syndicat », « revendications », y compris la « rémunération étudiante », on les trouve déjà dans l’entre-deux-guerres. Et s’il y réinvention il y a aussi nouveauté car ce qu’apporte la charte c’est la mise en forme doctrinale, au bon sens du terme, d’un corpus, d’un essai de synthèse de ce qu’il y avait de meilleur dans le passé sans que forcément les acteurs de l’époque en aient eu le savoir, et en même temps un constat, une prophétie pour l’avenir. Là je passe directement à la question de l’actualité. Il y a toute une série de choses dites dans la charte de Grenoble (« l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel », son « intégration dans la Nation », son lien avec les syndicalismes professionnels) qui sont quelque chose qui relève à l’époque de la volonté, d’une vision d’avenir, précédant la réalité sociale puisque la massification, la démocratisation vont arriver plus tard dans les années 1950. Un des exemples qui fait que nous – Paul Bouchet, Jean-Philippe Legois et moi-même, avons intitulé notre tribune « 70 ans et pas une ride »[4] c’est qu’en 2006, au moment des 60 ans de la charte, un peu avant la sortie de Naissance…, et de la table ronde tenue à Grenoble avec Paul Bouchet et Pierre Rostini, il y a le mouvement contre le CPE, et j’avais écrit une tribune dans Le Monde liant les deux[5]. Quand nous avons décidé en 2016 de faire une nouvelle tribune, nous avons regardé celle de 2006 et nous avons repris beaucoup d’éléments puisqu’elle n’avait pas vieilli. Mais ce n’est pas la tribune de 2006, c’est la charte de 1946 qui n’avait pas pris une ride malgré tout ce qui concerne une série de questions secondaires.

L’internationale

L’on ne peut séparer la reconstruction syndicale de l’UNEF en France d’avec la construction d’une nouvelle internationale étudiante. En avril 1946 Paul Bouchet, siège à la troisième CPI qui met une dernière main au congrès constitutif de l’UIE. C’est donc à peine une dizaine de jours avant le congrès de Grenoble. C’est au CA de l’UNEF de janvier 1946 qu’il a été mandaté au titre de l’AGE de Lyon à la fois pour la rédaction du texte qui deviendra la charte, et pour remplacer Villedieu à la CPI. Il y a une interaction entre internationale et nationale. Bouchet est aussi celui qui fait le lien entre l’UIE et l’Entraide universitaire puisque l’UIE le mandate pour ce faire, et puis Lyon n’est pas très éloignée de Genève[6].

Héritage et descendants

C’est un peu autour de cette actualité de la charte que l’on peut interpeller les organisations étudiantes. Qui dit actualité, peut poser la question de l’« héritage » et il n’est pas inintéressant d’entendre les organisations étudiantes d’aujourd’hui réagir. Commençons par écouter ce qu’elles disent. Un membre du BN de l’UNEF – qui fait de la charte un texte fondateur – et le président de PDE – organisation qui ne s’y référe (reférait ?) pas, étaient présents le 15 avril.  La FAGE n’a pu au dernier moment venir mais lors de son congrès de septembre 2016 à l’occasion de la séance consacrée à son histoire avec plusieurs de ses anciens présidents, il y eut des propos qui nous intéressent pour notre sujet.

Pour l’UNEF, la charte reste un texte qui a une valeur particulière. Dès les premières journées de formation des nouveaux adhérents – même si l’UNEF n’est pas la même qu’en 1945 – un temps est consacré à la charte, au « Jeune travailleur intellectuel » ce qui permet de poser la question jeunesse avec une vision active. La charte – et sa portée internationale –  demeure encore aujourd’hui fondamentale pour guider son action, ce qui « fait de l’UNEF un vrai mouvement étudiant, un vrai mouvement syndical qui a vocation a transformer toute la société ».  Si le syndicat doit pouvoir porter le discours de toute une génération, la vocation de l’UNEF aujourd’hui n’est pas de « reconstruire une grande UNEF » rassemblant tous les étudiants comme à l’époque, ni d’avoir une « organisation unique rassemblant tous les courants de pensée ». L’UNEF ne remplace pas les partis, mais il s’agit de « garder cette branche syndicale pour transformer la société ».

Le président de PDE, à partir du questionnement du « jeune travailleur intellectuel » admet une certaine pertinence : on ne peut ignorer les questions de jeunesse, la transformation du rôle des diplômes avec la massification et le chômage, et la recherche de la position de l’étudiant dans la société. Il explique l’intérêt que doivent porter les organisations de représentation étudiante à l’histoire de la renaissance de l’UNEF à la Libération. Car, estime-t-il, il y a une crise de la représentation, il y a une perte générale de confiance envers la représentation. Cette crise, qui englobe d’ailleurs la situation délicate de PDE, a pour son organisation un effet de remises en cause. « Si au départ on peut parler d’une naissance de PDE sur la base d’un corporatisme » cela a évolué, « On n’en est plus là du tout ». Aujourd’hui il y a une préoccupation pour explorer des « pistes de recherche sur de nouvelles manières de faire la représentation étudiante sur la base d’un certain nombre de valeurs ».  Plutôt « qu’apolitisme » (après tout on agit sur la politique universitaire, sur la politique jeunesse…) PDE irait vers « l’apartisanisme » (sans le savoir, PDE « réinvente » le fameux « apartitisme » de Paul Bouchet 70 ans auparavant).

La FAGE, avait déjà fait référence (et révérence même) à la charte en invitant Paul Bouchet au congrès de Lyon en 2013. J’ai pu assister aux séances de formations historiques des congrès de 2014 et 2016. Dans ce dernier congrès un des anciens présidents explique « quand je suis arrivé à la FAGE, on m’a dit : « on vient de la grande UNEF ». S’étant renseigné, et ne voulant pas assumer l’héritage de « l’UNEF majo », il explique aujourd’hui « nous ne sommes pas les héritiers, nous sommes les descendants ».  L’utilisation d’un vocabulaire « syndical » ne choque plus à la FAGE et l’un de ses fondateurs m’expliquait que son projet en 1989 était bien celui-là, mais il ne pouvait utiliser le mot syndical qui était alors quasiment « tabou » (assimilé à politique).

Le vocabulaire

Cela nous évoque les mots de Pierre Trouvat, président élu au congrès de l’UNEF de Grenoble en 1946 : « Il y a quelques années encore, ce mot de syndicat aurait sans doute fait bondir la majeure partie de nos adhérents car on a eu une tendance fâcheuse à concéder à ce terme une signification politique »[7].

Le mot « charte » lui-même a été beaucoup brandi sous le régime de Vichy, notamment avec la charte du travail. Il en va de même pour le terme de « statut ». Pendant toute la guerre il y a discussions sous (et dans) Vichy sur un « statut de l’étudiant », une « charte de l’étudiant »[8] ; c’est un enjeu entre Vichy et l’UNEF. Ce sont des termes – comme corporation, corporatisme – qui peuvent apparaitre comme trop vichystes et ne sont pas systématiquement utilisés. Cela n’empêche pas Pierre Trouvat, dans le même article de défense du syndicalisme étudiant d’affirmer que l’UNEF doit « jouir d’une autorité incontestée en matière de corporatisme étudiant »[9].

C’est – il faut vérifier dans les archives – il semble après 1950 que la charte de l’étudiant devient la charte de Grenoble. C’est en vérité au moment où le texte, mais surtout son esprit sont contestés dans l’UNEF. On n’en parle pas en 1947 au vu des documents que nous possédons du congrès de Strasbourg. En 1948 on se réfère toujours à la charte de l’étudiant dans le discours au ministre lu par Paul Bouchet[10], et au cours des discussions sur la sécurité sociale étudiante, mais l’on sait que cela ne va pas de soi. Au congrès du Touquet en 1949 le compte-rendu de la délégation lyonnaise n’évoque pas la charte mais il est vrai que Lyon avait été chargée d’élaborer des propositions sur la réforme de l’enseignement et la démocratisation de l’université. Par contre, à Arcachon en 1950 la délégation lyonnaise note que « la charte de Grenoble » fut « contestée par quelques délégués » et, malgré le « malaise grave ainsi révélé » le « débat de fond n’a pas eu lieu ». Nous pouvons avoir l’impression qu’en systématisant la référence à la charte de Grenoble on « sacralise » (à l’instar de la charte d’Amiens) pour donner un côté plus solennel à la déclaration car cela permet peut-être une légitimité supplémentaire.

C’est pour cela qu’il faut toujours remettre les mots, les textes et leur utilisation dans leur contexte.

Pour le chercheur qui a travaillé sur les archives, les témoignages, les documents de la renaissance du syndicalisme étudiant après la Libération, et qui a observé depuis 25 ans les organisations étudiantes citées, il ne peut qu’être frappé par ces analogies (du « corporatisme » et de « l’apolitisme » à la référence au syndicalisme et au vocabulaire de « l’apartitisme », synonyme en fait d’indépendance). Mais évidemment tout ceci dans des contextes sociologiques (il y a vingt fois plus d’étudiants), politiques et de structuration des mouvements étudiants bien différents.

Il est toutefois extraordinaire de constater comment après la Libération, alors que la situation de l’UNEF est plutôt mauvaise, très fortement concurrencée par des mouvements politiques, confessionnels auréolés du prestige de la résistance,  animés en fait d’un même esprit malgré les différences, plusieurs personnes dans plusieurs organisations, courants, mouvements ont convergé au point de faire de l’UNEF, avec et autour de la charte, le « syndicat unique de la classe étudiante » comme l’écrit Le Figaro en 1956 (ceci ne dure en réalité qu’entre 10 et 20 ans, ensuite il va en aller autrement dans une dynamique de dispersion). Quand quelques individus et courants réussissent à relever ensemble dans une conjoncture précise un défi et arrivent à constituer quelque chose qui n’est pas donnée d’avance cela constitue un véritable « coup de force », non au sens de coup d’état mais de « tour de force ». Et la question à se poser, et à poser, en donnant cet exemple, c’est qu’il a non seulement une valeur historique, mais aussi se demander pourquoi ce qui a été fait hier ne pourrait l’être aujourd’hui. Evidemment avec un monde qui a changé, dans le monde étudiant actuel, sans doute sous d’autres formes, que cela s’appelle syndicalisme ou autre chose, c’est cette idée que la volonté de quelques uns, une tactique adaptée, une situation favorable à un moment donné, quand tout cela arrive à une conjonction, cela peut donner des résultats, des transformations sur lesquels des « gens raisonnables » n’auraient pas parié quelque temps avant.

[1] Premier colloque du Germe 20 mai 1995, colloque RESSY « 50 ans de syndicalisme étudiant » avril 1996, 60 ans de la charte, avril 2006, 60 ans de la sécurité sociale étudiante,  juin 2008 à Grenoble, etc.

[2] Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon, Robi Morder (coord.), « 1907 une union étudiante est née », Matériaux pour l’histoire de notre temps, in° 86, Nanterre, 2007.

[3] GERME, Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon, Robi Morder (coord.), Cent ans de mouvements étudiants, Paris, Syllepse, 2007.

[4] Paul Bouchet, Jean-Philippe Legois, Robi Morder, « 70 ans et pas une ride », Mediapart, 7 avril 2016.

[5] Robi Morder, « Quand l’UNEF se dotait d’une charte », Le Monde, 21 mars 2006.

[6] Fonds Paul Bouchet, inventaire CME 32, aux Archives nationales cote 203AS(IV)

[7] « Que veut être l’UNEF », Le Courrier de l’étudiant, 1946.

[8] Voir un projet de corporation étudiante de 1941 in GERME, Cent ans de mouvements étudiants, op. cit.

[9] Pierre Trouvat, « Que veut être l’UNEF », idem

[10] Voir dans ce numéro, page 39.

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