« MNEF, HISTOIRE D’UNE GENERATION ». C’est ainsi qu’est intitulée la « saga » en trois épisodes, sous la signature de Nathaniel Herzberg dans Le Monde des 9, 10 et 13 décembre 1999 qui prétend rendre compte de l’histoire de la mutuelle étudiante.
Mauvaise humeur sur la forme (où il est question non de déontologie mais de courtoisie).
Mis à part quelques détails, le lecteur habituel de la production du GERME n’y fera pas grande découverte… Et pour cause, le journaliste a largement puisé dans notre production que nous avons tenue à sa disposition (notamment tout le dossier présenté sur notre site web : article, liste des membres des BN et administrateurs délégués, photographies…), ainsi que de plusieurs entretiens avec son Président, qui lui a également fourni quelques extraits des procès-verbaux de conseils d’administration et ouvert les archives conservées à la BDIC. Qu’il me soit donc permis de manifester ma mauvaise humeur en mon nom personnel et au nom du GERME quand on constate que sur trois articles, aucune référence n’est faite ni à l’un, ni à l’autre (alors qu’un article pourtant plus bref dans les « dossiers et documents » du Monde de décembre 1999 renvoie à nos travaux). Si au cours des trois semaines d’échanges de communications téléphoniques et épistolaires/électroniques, j’ai bien eu quelque remerciement accompagnant une demande supplémentaire de renseignement, de document, et si au soir du premier article j’ai indiqué à l’auteur mon avis (voir plus bas) sur cette entrée en matière, je n’ai eu depuis aucune nouvelle. Ni remerciement, ni excuse, ni même restitution de ce que j’ai prêté (un numéro de la revue de l’Université et les photographies). Il y a des jours comme ça où l’on se sent un peu idiot d’être aussi naïf.
Il ne me parait ni surprenant ni choquant de n’être pas cité quand je discute un peu à bâtons rompus avec un journaliste, ou de lui indiquer une référence ou une piste. Ce fut le cas avec Didier Hassoux de La Croix qui toutefois cita mon concept de « phénomène clanico-générationnel » en expliquant qu’il citait un de « ses membres éminents » (comme si j’avais été à l’instar de Cambadélis, Spithakis ou autres administrateur de la mutuelle, député ou homme d’affaires… mais enfin, c’est sans doute « journalistiquement » plus séduisant que de citer un simple chercheur inconnu du grand public et même du cercle des lecteurs du quotidien catholique). C’est souvent le cas avec d’autres journalistes du Monde avec qui j’ai des échanges, qui donnent lieu ou pas à articles, mais il y a bien échange (d’idées, d’impressions, d’interprétations) et confiance. Concluons donc cette mauvaise humeur en rappelant la notion juridique « d’enrichissement sans cause », qui s’applique fort bien au feuilletoniste des trois épisodes de « Dallas sur Gentilly » (siège social de la MNEF), puisque la gloire de l’enquête lui revient tandis que le patient travail du chercheur, de l’archiviste demeure inconnu (ni même gratifié d’un salaire contrairement au documentaliste du quotidien). J’hésite encore à faire parvenir ma note d’honoraires pour les diverses consultations au service comptable du Monde, car je ne sais quel montant demander… Il faudra que je prenne les références auprès de Srauss Kahn.
Une démarche à l’envers qui ne s’intéresse qu’aux « célébrités » et laissant tomber les « obscurs ».
Passons plus sérieusement au fond de la série. Trois jours, trois parties. La première met en scène le « Yalta du monde étudiant », c’est à dire l’alliance entre lambertistes et mitterandistes. Si nous avons déjà souligné les fondements de cette alliance – faire contrepoids au parti communiste et à l’UNEF renouveau en milieu étudiant – la description qu’en donne l’article relève plus du roman que de l’intelligence de la situation. Vision sans doute plus captivante, il est donné à voir des réunions discrètes où se scellent ces alliances, alors que la réalité est bien plus nuancée. C’est parce qu’il y a des intérêts convergents qu’il y a ensuite des réunions, des conciliabules et la formalisation d’accords et non l’inverse. Oui, aux mitterandistes la MNEF et aux « lambertistes » l’UNEF-US ! Mais pouvait-on imaginer un autre paysage ? Dans les années 1970 L’UNEF aurait-elle pu être conquise par les mitterandistes ? Et la MNEF par les lambertistes ? La réponse est non, et aucun accord de sommet n’aurait pu à l’époque faire approuver une telle configuration : ni une direction « social-démocrate » par les militants de l’UNEF-us, ni une direction « trotskyste » de la mutuelle par les pouvoirs publics et la CNAM. Et c’est là que nous touchons aux limites d’une vision « héroïque » de l’histoire (ou d’une vision « policière »), celle où les protagonistes s’attribuent un pouvoir important sur le cours des choses. « Puisque les évènements nous dépassent, feignons de les organiser ». L’enquêteur (journaliste ou chercheur) peut se fait piéger par les personnes qu’il interroge s’il se laisse entraîner uniquement dans leur univers fait de cénacles, conciliabules, marchandages. Mais l’enquêteur peut aussi avoir intérêt à se faire piéger puisque le « pouvoir » et « l’importance » des interviewés rejaillit sur l’interviewer qui en rend compte. Certains ainsi se sentent grandis d’avoir approché les « grands » (ou du moins ceux qu’ils considèrent comme tels).
Interrogeons-nous maintenant sur les absents dans la suite de la saga. Car le silence n’est pas seulement d’or (merci René Clair) mais il est surtout très parlant (merci Docteur Freud). Or, qui manque à l’appel ? Sans parler du militant de base – on y reviendra – examinons les dirigeants nationaux. La liste du Bureau national de l’UNEF ID de 1980 comme celle des BN de la MNEF a été fournie au journaliste. Cela représente plusieurs dizaines de noms. Quels sont les critères de sélection qui permettent d’aiguiller les uns vers l’immortalité de l’imprimé et les autres vers l’enfer de l’anonymat ? Julien Dray est-il le seul représentatif des jeunes étudiants de la LCR de 1980, et pourquoi ne pas parler des quelques autres dirigeants de cette organisation, comme Laurent Zappi, (instituteur et syndicaliste à la FSU) Isabelle Arnaud (médecin en PMI, décédée bien trop tôt) ou Jean Chambrun (syndicaliste dans une entreprise du privé) ? Où est passée la tendance syndicaliste autogestionnaire que notre journaliste a tout simplement supprimé de l’histoire ? Il ne peut pourtant l’ignorer, puisque ses représentants au bureau national de 1980 étaient Robi Morder et Gilles Casanova. La difficulté à traiter du sujet autorise t-elle à le supprimer de la manière la plus expéditive : par la négation.
En réalité, nous avons une construction à l’envers qui permet au lecteur la conclusion suivante : puisque tout ce beau monde était dans les années 80 à la direction de l’UNEF-ID , donc la direction de l’UNEF ID amenait de manière quasi naturelle à ce destin (ce qu’Herzberg laisse bien entendre quand il explique qu’il s’agit d’un “ faux yalta ” en 1979, et qu’en réalité c’est une bande de jeunes qui s’apprête à prendre le pouvoir sur cet univers mutualiste et syndical estudiantin). Or, si effectivement telle a été l’histoire de ce groupe, il n’était écrit nulle part que cela allait arriver, que cela devait être ainsi. Ce ne sont pas les acteurs eux-mêmes qui avaient prévu à l’avance leur histoire commune de 20 années, ce sont des logiques sociales et politiques. Le rédacteur – pris peut-être d’un cas de conscience au moment de conclure la saga – et après avoir consacré trois pages entières sur trois jours à “ l’histoire d’une génération ”, laisse enfin en quelques lignes entendre qu’il y avait d’autres voies, que d’autres issues étaient possibles, et que d’ailleurs d’autres militants avaient emprunté d’autres chemins. Bref, le sujet (la “ génération ”, si l’on peut parler de génération) commence à ce moment là. Mais aucun nom de ces chercheurs, militants associatifs, syndicaux (les “ élites obscures ” si chères à notre ami Bernard Pudal), ni chiffres pour satisfaire notre appétit à peine ouvert. Sans aller jusqu’à mélanger les genres avec un article scientifique austère (mais il y en a qui ne le sont pourtant pas), une présentation vivante de “ destins croisés ” aurait permis d’amener la question. Car, au fond, le grand absent de l’article, c’est la mutuelle, son rôle, ses origines.
Le juge, le journaliste, et le chercheur.
Tous trois mènent des enquêtes. Mais leurs objectifs ne sont pas identiques. Le juge recherche le fait pénalement condamnable (abus de biens sociaux, détournement de fonds, etc…) et laisse de côté ce qui n’est pas qualifié d’infraction par la loi pénale. Les éléments que rassemble le chercheur lui permettent de construire un objet, de comprendre par exemple le fonctionnement d’une institution, la constitution d’un appareil, ou la production de groupes d’intérêts. Les phénomènes bureaucratiques ne relèvent pas de la loi pénale, et pourtant ils sont dignes d’intérêt et lourds de dangers (y compris parce qu’ils permettent le basculement vers l’illicite). Le journaliste mène son enquête en vue d’informer le public. Il travaille souvent dans l’urgence, parfois avec du recul (avec un papier qui fait le point, voire une enquête ou un livre). Ce qui est frappant dans le traitement journalistique de “ l’affaire MNEF ” c’est justement la diversité de traitement. A Libération, c’est Armelle Thoraval qui suit les “ affaires ” en général (Tiberi, sang contaminé) qui a suivi le dossier. Au Monde, nous avons eu d’abord Delbergue (à l’éducation) puis la rubrique politique quand Strauss Kahn a été mis en cause. A la Croix, le journaliste qui s’est chargé d’un papier est au service politique. Et même sur internet, quand on demande les dépêches sur la MNEF au “ portail ” “ Yahoo ”, on n’y voit que les informations sur les mises en examen, détention ou liberté mais rien sur la dimension mutualiste (alors même que se met en place la Mutuelle des Etudiants). De là une question essentielle : il y a t’il une affaire MNEF ? Y a t-il une affaire Strauss-Kahn ? Il y a t’il une affaire d’un groupe ayant agi au détriment de la MNEF ? Pourquoi toujours “ affaire MNEF ” et jamais “ affaire Spitakis ”, “ affaire Strauss Kahn ” (alors que, quand il s’agit d’Elf, on parle d’une affaire Strauss Kahn plus que d’une affaire Elf)… En titrant à chaque fois “ affaire MNEF ”, la presse n’a t’elle pas participé à la décision du premier ministre de peser dans le sens d’une administration provisoire à la MNEF ? De même, quand je suis interviewé pour le “ vrai journal ” sur Canal plus, pourquoi ne conserver qu’un dixième des enregistrements et n’en diffuser que la partie qui concerne un individu (Marc Rozenblat) et pas le reste qui concerne plus largement syndicalisme et mutualisme étudiants ?
C’est une série de questions qui méritent réflexion, et nous inviterons à en débattre journalistes et autres acteurs lors d’un séminaire du GERME.
Robi Morder
Les Cahiers du Germe trimestriels n° 13-14 1° et 2° trimestres 2000