S’il est vrai que l’identité collective d’un groupe social a parfois son origine dans les attaques venues de l’extérieur[1], la naissance des associations étudiantes n’échappe pas à la règle. Le point de départ parisien en est une attaque en règle contre les étudiants menée en 1883 par le jeune Jules Guesde dans le journal de Vallès, Le Cri du Peuple: « C’est la dîme levée sous le nom de bénéfices ou de profits qui permet à Messieurs leurs papas de les entretenir quatre ou cinq ans sur les bancs des facultés (…). Ils sont donc l’ennemi, une fraction de l’ennemi, et en les traitant comme tels, le Parti ouvrier est resté fidèle à la méthode expérimentale »[2]. Ou encore: « Pourris physiquement, décomposés moralement, (ils) ne sont que les fruits légitimes des classes moyennes ou aisées, déjà gangrenés par le luxe et l’oisiveté. »[3] Suit de la part des étudiants l’envoi de provocation en duel aux rédacteurs[4], ainsi qu’une animosité étudiante qui suivra Vallès jusqu’après sa mort: lors des obsèques de l’écrivain, le 16 février 1885, la présence d’une couronne mortuaire déposée par « les socialistes allemands » provoque une série de bagarres qui débordent du boulevard Saint-Michel à l’ensemble du Quartier Latin.
Pourtant Vallès lui-même avait peu avant fait preuve de moins de dureté envers les étudiants. Consacrant en 1882, dans le Tableau de Paris une série d’articles au Quartier Latin[5], il voit bien dans les étudiants des fils de bourgeois oppresseurs; mais l’essentiel est pour lui ailleurs, dans la critique des universitaires et de leur enseignement routinier. Au contraire il fait confiance au caractère gai et turbulent de la jeunesse étudiante, tout en souhaitant qu’elle sache mieux employer sa disponibilité: « Les brasseries et les cafés sont pleins ! tant mieux ! Il ne faut pas jeter la pierre à cette jeunesse que les cuistres désolent et que les jolies filles embrassent.(…) Qu’ils aient au moins la fièvre pendant qu’ils habitent le Quartier ! Si leur coeur a quelque santé plus tard, ils le devront à la belle maladie de leur jeunesse amoureuse ou enthousiaste. Priez Dieu, votre Dieu de province, que vos fils fassent un peu la noce et soient de quelque manifestation généreuse, cela les dégourdira et les rendra meilleurs. »[6]
C’est donc en réaction contre l’article de Guesde que le 30 décembre 1883, deux étudiants en médecine, trois étudiants en droit et un avocat convoquent salle Bullier une réunion destinée à créer une association défendant les intérêts des étudiants de Paris[7]. Trois mois plus tard, « le 2 avril 1884, la préfecture de police, confiante et désarmée, daignait la consacrer par une autorisation régulière »[8]. Constituée officiellement le 21 mai 1884, la nouvelle association est en effet prudente et sérieuse. Le policier chargé de sa surveillance, à défaut d’avoir pu pénétrer dans la salle de la faculté de médecine prêtée par le doyen où se tint sa première réunion privée, recueille de l’extérieur des échos on ne peut plus rassurants: l’association n’organisera pas de banquets souvent générateurs de troubles; elle s’interdit toute intervention politique, au point même qu’un adhérent s’inquiète du dépôt prévu d’une couronne place de la Concorde à la statue de Strasbourg pour la veille du Quatorze Juillet; heureusement « on lui répond qu’il ne s’agit pas là de politique, mais de patriotisme »[9].
Pressés de se faire connaître et de constituer une bibliothèque, les fondateurs visitent les écrivains en vue, dont Victor Hugo à qui ils demandent le don de ses oeuvres complètes. L’auteur des Misérables prend un volume dans sa bibliothèque et leur dit: « Je vous donnerai ce volume-là, et ce sera bien »[10]. Le succès fut rapide puisque l’Association groupait à la fin de 1884 204 membres, et six cents en 1886[11].
[1]Christophe Charle: Naissance des Intellectuels, 1880-1900, Parisn Minuit, 1990, p. 55.
[2] Cité dans R.H. Guerrand:Lycéens révoltés,étudiants révolutionnaires, 1969 p.82.
[3] Le Cri du peuple, 27 décembre 1883.
[4] H.Dabot: Calendriers d’un Bourgeois du Quartier Latin, Péronne ,1903
[5] Jules Vallès: « Le Quartier Latin », paru dans La France des 8, 15 et 22 décembre 1882; repris dans le Tableau de Paris, Messidor,1989, pp 243-256.
[6] ib, p. 253-254.
[7] lettre d’Étienne Boureau, premier président de l’Association générale des étudiants de Paris, publiée dans l’Université de Paris, mensuel de l’association, juin 1889. Maurice Potel dans La Revue Internationale de l’enseignement (« l’Association générale des étudiants de Paris et les fêtes universitaires », 1889, pp 469-483) mentionne le rôle d’Étienne Boureau et d’un étudiant des Beaux Arts, Loiseau.
[8] Discours de R.Poincaré le mars 1909 pour l’inauguration de l’Hôtel des étudiants de Paris, cité dans La Revue du 15 décembre 1909. Rappelons que les associations étaient alors soumises à l’autorisation préalable. En 1924, devant le 13è Congrès de l’Union Nationale des étudiants, Poincaré rappellera un souvenir personnel: lorsqu’en 1878 « nous avions tenté de correspondre de conférence à conférence avec nos frères séparés des facultés, le ministre avait condamné notre projet comme attentatoire à l’ordre public. Il nous avait défendu de savoir qu’il y avait au delà des fortifications d’autres facultés, d’autres professeurs, d’autres étudiants qui étaient comme nous de jeunes français ». (L’Université de Paris, décembre 1924)
[9] Archives de la Préfecture de Police,Ba/1523, rapport du 5 juillet 1884.
[10] Annales politiques et littéraires,16 novembre 1919, « Quand ils étaient étudiants ».
[11] La Grande encyclopédie, 1892, article « Étudiant »