Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris au 19e siècle,Rennes, PUR, 2011, 425 pages. Les Presses universitaires de Rennes viennent de publier le premier ouvrage de synthèse et d’histoire globale sur les étudiants étrangers d’une ville universitaire en France au 19e siècle. Si des articles ou des monographies institutionnelles existent sur ce sujet, jamais une telle entreprise n’avait jusqu’alors été menée pour l’ensemble d’une ville de l’Hexagone. C’est d’autant plus étonnant que la France constitue un pôle d’attraction universitaire européen et même mondial exceptionnel avec lequel seules les universités de l’Allemagne impériale peuvent alors rivaliser. Etudier en France, c’est alors s’inscrire dans la modernité (réelle ou fantasmée) : modernité scientifique bien sûr, mais également sociale ou politique. L’enseignement supérieur français, réorganisé et largement rénové au 19e siècle, est en effet celui qui a le plus accueilli d’étudiants étrangers pendant la grande époque des pérégrinations estudiantines de la fin 19e à 1940. Si les chiffres montent en flèche à partir de la fin du siècle, ceux qu’ils décrivent fréquentent lHexagone depuis bien plus longtemps, témoignant de politiques d’accueil généralement très favorables, notamment sur la question des discriminations : l’étudiant est admis de façon neutre, sans que sa situation politique, religieuse ou sociale constitue un frein impératif, comme c’est souvent l’usage ailleurs. Pierre Moulinier n’a pas reculé devant le défi que représentait cette entreprise colossale qui concerne rien moins que la capitale française. Son travail, mené avec maestria, est le fruit de nombreuses années de recherches pluridisciplinaires. Comme le souligne Victor Karady qui signe une préface fouillée et très intéressante, l’auteur a mené ses recherches en collaboration étroite avec un réseau européen de chercheurs qui s’intéresse depuis de nombreuses années aux migrations étudiantes en Europe et à la formation des élites. Son livre est donc au cœur des problématiques historiographiques actuelles et des soubresauts de l’histoire européenne qui ont alimenté les bancs des amphithéâtres de la capitale. Le chapitre I positionne ainsi la France et sa principale ville universitaire au sein du marché universitaire mondial. Il prend en compte les problématiques liées aux « échanges inégaux », ici appliqués à l’histoire universitaire européenne et la place de l’université dans la politique étrangère de la France, réceptacle et outil de la diplomatie, ce qu’on appelle aujourd’hui le soft power. Le chapitre II s’inscrit lui dans les thématiques du genre et s’intéresse aux étudiantes étrangères, souvent pionnières en France. Victimes de discriminations dans l’accès à l’enseignement supérieur facultaire dans leur pays d’origine, elles trouvent dans les facultés de la 3e République (comme en Suisse), les portes ouvertes, des décennies avant d’autres. Le chapitre III aborde en profondeur la question du choix de Paris parmi les multiples villes universitaires françaises et apporte des décomptes précieux sur la part des étudiants étrangers dans chacune des facultés parisiennes. Le chapitre IV se penche sur les nationalités représentées au quartier latin et explique les choix disciplinaires des nations. Cette analyse sur les influences nationales des étudiants est complétée par une présentation très précise de leurs origines familiales, sociales et religieuses qui achève de brosser le portrait de ces étudiants particuliers. A cette période historique cruciale du déclin des anciens régimes européens et du passage à la modernité des sociétés industrielles, c’est donc des conditions sociales de la formation des nouvelles élites européennes qu’il est question. Pierre Moulinier s’interroge sur les fonctions socioculturelles de ces échanges académiques. Les chapitres VI, VII, VIII introduisent le lecteur dans le monde universitaire et la façon dont ces étudiants ont été « gérés ». Rien n’est oublié, ni les titres nécessaires aux inscriptions, ni les diplômes créés sur mesure pour les étrangers, ni le coût des formations, ni les lieux d’études. A travers les étudiants étrangers, c’est donc tout un pan de l’histoire universitaire française en construction qui se dévoile au lecteur. Le chapitre IX, particulièrement intéressant, est consacré à l’une des causes majeures des migrations étudiantes, l’exil et à la figure spécifique de l’étudiant qui en découle. Pour tous les étudiants enfin, le chapitre X pose la question cruciale du retour, réflexion avant l’heure sur la fuite des cerveaux. On l’aura compris, l’ouvrage de Pierre Moulinier est à la fois le résultat d’une démarche quantitative rigoureuse, qui offre à tous les chercheurs des repères chiffrés très utiles, mais également une histoire qualitative qui donne à voir tous les aspects de la vie de ces étudiants étrangers. Chaque étape de leur vie, dont on perçoit ici toutes les nuances, est parfaitement contextualisée et expliquée, dans une démarche qui a fait sienne les différents apports des disciplines qui s’intéressent à l’histoire de l’université et de ses acteurs. L’ouvrage de Pierre Moulinier va devenir, à n’en pas douter, un travail de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire sociale de l’Europe contemporaine, à l’histoire de l’université et des mondes scientifiques en général.
Caroline Barrera
Les Cahiers du GERME n° 30, 2012/2013
(Co-publication Cahiers du GERME – Cahiers de Framespa)