« Carnets d’une étudiante dans Paris occupé (1940-1943) », 3, à Saint-Joseph (extraits)

St Joseph 4

Bâtiments et chapelle de l’hôpital Saint-Joseph. Photo; Coll. CME

Jacqueline Loriod, Carnets d’une étudiante dans Paris occupé (1940-1943), coll. Germe, éditions Syllepse, vient de sortir en librairie (324 p – 20 €).  Fiche de présentation à télécharger et à diffuser largement. Voir aussi la présentation à la 14e JARME sur la chaine Youtube de la Cité.

Après avoir présente sur notre site un premier extrait des Carnets, puis le récit contemporain que fait Jacqueline Loriod autour de la manifestation du 11 novembre 1940 à laquelle elle participe, voici des extraits de la partie consacrée à ses études d’élève infirmière à l’hôpital Saint-Joseph.

Jacqueline vient de quitter, bien à regret, le Quartier latin, les bancs de la Sorbonne et sa chère bibliothèque. Elle est entrée comme pensionnaire à l’école d’infirmières de l’hôpital Saint-Joseph de Paris. Elle redoute de devoir supporter un climat catholique trop pesant  : en effet, elle va se débattre pendant des mois avec des règles rigides et des questions métaphysiques restées sans réponses. Et puis, elle va devoir supporter des comportements de médecins et de soignants qu’elle réprouve.
Elle occupe, une petite chambre d’étudiante  : au début de son pensionnat, elle souffre terriblement de solitude, mais comme elle bénéficie pour la première fois de sa vie d’une chambre à soi, elle finira par aimer son havre de paix.
Son emploi du temps est partagé entre des cours théoriques (anatomie, médecine, obstétrique, hygiène, morale professionnelle et morale religieuse) et des journées de stages dans différents services de l’hôpital Saint-Joseph (service social, chirurgie, médecine enfants, service des contagieux, ophtalmologie) et à la maternité de l’hôpital Boucicaut dans le 15e arrondissement.
Sur l’année 1942, ses carnets sont composés de deux parties originales  : la première constitue, comme précédemment, une sorte de journal intime, la seconde rassemble des notes de stages concrètes et d’un très grand intérêt, notamment sur ce qu’elle peut observer de la population parisienne pauvre pendant la guerre.
J’ai fait le choix de rassembler les deux sortes de textes en une chronologie continue.
Pendant les week-ends, si Jacqueline n’est pas de veille, elle rejoint sa famille dans l’appartement de Colombes et met à profit quelques moments de liberté pour aller aux concerts, ou bien chez « Tante Nelly », et parfois, rencontrer Pierre Corval, ce «  Grand-Frère  » résistant qu’elle évoque à la fin de sa scolarité à la Sorbonne.
[…]
7 octobre 1941
Cours de morale professionnelle
— Le premier devoir d’une infirmière est de mentir. Mentir judicieusement, avec tact et souplesse, avec art. Savoir manier l’ironie, selon ses malades  : assez finement avec les uns, pour qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’on ruse, grossièrement avec d’autres, pour les faire rire.
— Feindre souvent une science que l’on n’a pas, non pour les éblouir, mais pour les rassurer. Avec les plus instruits, au contraire, s’abriter derrière une modeste ignorance.
— Faire en sorte que chaque malade ait l’impression consolante d’être le seul, assez pour qu’il se sente entouré, pas assez pour qu’il ne devienne pas exigeant.
— Il est des malades jaloux. Y prendre garde. Faire intervenir l’émulation, comme chez les gosses. Ne jamais nier la douleur d’un malade, le plaindre  : il sera plus réconforté. Exigez son courage, avec des mots d’affection. Lui faire penser aux autres pour qu’il les plaigne aussi et oublie le plus possible ses souffrances. Maintenir une gaîté un peu enfantine, toute lumineuse, sans affectation, sans note forcée, pour ne pas les fatiguer. Jamais de mièvrerie.
— Tout est une question de toucher, comme pour obtenir différentes sonorités au piano.
— Une infirmière n’a pas souvent besoin d’avoir de l’initiative, elle a toujours besoin d’avoir de l’inspiration.
[…]
Vendredi 16 janvier 1942
Stage au service social
Distribution de mandarines, de bouillon et de pommes de terre aux vieux du quartier. Tous ces vieux, lamentables, vivant quand même. Seuls, pour la plupart, ou pis encore, délaissés. Une maison innommable dans un quartier affreux. Comme à Noisy, comme pour les prisonniers, certains reconnaissants – serviles par nature, pas dans un sens péjoratif. D’autres amers, découragés, sceptiques. Ils ont travaillé toute leur vie, mais souvent, on ne peut pas le prouver  : les employeurs sont morts. Il est donc impossible de leur obtenir la retraite des vieux.
Et comme on a honte. De cette forme de société, bien sûr, qui entraîne – ou tout du moins qui ne sait pas supprimer – pareilles injustices, pareilles monstruosités.
Oui mais, n’en déplaise à Jean-Jacques (Rousseau), la forme de société découle de la nature humaine. Honte d’être homme. Obscure et animale admiration. L’homme peut s’adapter à toutes les situations et vivre quand même. Beaucoup de dévouement. Beaucoup de courage, instinctif, puissant, souverain, souvent vacillant. Et comment n’être pas révolutionnaire ?
Le désir de changer cela, comme il est naturel et salutaire – et cruellement impuissant.
Je déteste les gens qui, s’employant dans l’infime mesure de leurs pauvres possibilités à soulager quelques-unes de ces misères, sont pleins d’admiration pour eux-mêmes et d’une pitié condescendante et protectrice pour ces malheureux. Mais ces malheureux ont des droits et nous seulement des devoirs. Nous ne faisons pas une charité en les aidant, nous ne faisons pas une besogne d’admirable dévouement, nous faisons simplement notre devoir d’hommes et de femmes. Nous restituons à des hommes ce qui leur est dû. Nous contribuons à les réintégrer dans leurs droits. Ils ne sont pas dépendants de nous, mais nous d’eux, qui avons l’humiliant privilège de dormir dans un lit et de manger à notre faim. Mais tout cela n’est peut-être qu’interprétation véhémente, instinctive, de mon besoin de bonheur. De mon idéalisme. De mon impossibilité à descendre jusqu’au fond de leur détresse, un abîme dans lequel je succomberais peut-être. Faiblesse.
[…]

Mercredi 21 janvier 1942
Fin de la distribution de pommes de terre aux vieillards  : 1 kg + deux mandarines ou quatre morceaux de sucre.
Aujourd’hui presqu’uniquement des femmes, dont plusieurs concierges, très pressées. Les autres sont plus vieilles, plus cassées, plus lamentables que les fois précédentes.
Légère révolution dans le courant de la matinée  : désertion en masse de la salle d’attente. Réunion en masse grondeuse ou gémissante dans le couloir. Quelle autorité puis-je avoir, moi qui ai dix-neuf ans et le ventre plein, sur des femmes de 70 ans et plus, qui ont froid et qui ont faim ?
Comment n’avoir pas honte de leur faire subir à ces pauvres gens, ce pénible interrogatoire – indispensable, je sais, mais odieux – et de leur donner ensuite, comme une récompense à des enfants sages, ces pauvres victuailles ?
Et ensuite, avec leur dignité blessée ou leur servilité inutile ou leur folle espérance déçue ou leur joie humble et exubérante qui fait mal, ou leur mécontentement qu’on aime et qui fait souffrir, les voici qui retournent à leur vie de lutte, de souffrance et de privation, leur horrible vie contre laquelle certains ne se révoltent même pas.
Et, en vérité, on aimerait mieux qu’ils se révoltent  : ce serait inutile, sans doute, et leur nuirait peut-être auprès des très charitables assistantes. Mais cela prouverait qu’ils ont une conscience – même obscure – de leur dignité d’humains.
J’ai compris ce matin – en allant sur la Zone par 0° de froid – les origines et les causes du nihilisme. On pourra parler à ces malheureux de dignité humaine lorsqu’ils ne vivront plus dans des tanières et qu’ils mangeront à leur faim.
Les nécessités d’une révolution ? Elles sont criantes. Et mieux vaut l’excès que l’inertie, bien que le premier fasse le plus souvent retomber dans la deuxième. Et comme ces dames de la permanence sont dures pour ces filles-mères, pour ces ivrognes ! Comme ils sont excusables, ces malheureux, de chercher le bonheur avec ces moyens de pauvres ! Et comme je les comprends et n’ai pas, comme elles, à les excuser seulement. Au nom de quoi, s’ils n’ont pas de foi et pas de pain, se conduiraient-ils comme des saints ?
Cette vieille femme qui boit, paraît-il, et je le crois  : je vois bien cette égrillarde lueur de vice, par éclairs, dans ses yeux, et son sourire, et j’entends cette voix éraillée – elle est fixée dans ma mémoire – et sa façon de dire  : «  J’ai faim. ­Donne-moi du pain.  » Un cri de bête. Le cri des temps primitifs. Et pas une, pas même S, n’a pensé ou n’a voulu lui donner du pain. Son pain.
Ah non, je ne serai jamais une bonne assistante sociale, ni une bonne infirmière ! Je suis trop contemplative. Je suis paralysée tout de suite par le sentiment de l’inutilité ou de l’insuffisance de l’effort. Ce n’est pas une raison évidemment pour ne pas agir, même si le résultat est aléatoire et restreint.
C’est aussi que je ne veux pas m’endurcir. Je ne veux pas avoir de durillons sur le cerveau à force de les frotter sur les misères, mais qu’au contraire, elles les mettent à vif  : ils seront ainsi hypersensibles. Souffrir plus qu’eux de leurs souffrances.
[…]
Dimanche 15 février 1942
Lundi dernier, cours d’obstétrique du docteur Hébert
Parlant de l’hémorragie cataclysmique, déchaînée le plus souvent par un avortement criminel  :
«  Et là, je dois ouvrir une parenthèse et vous dire avec la dernière énergie  : le médecin n’est pas un juge d’instruction. Je sais que la loi nous fait une obligation de dénoncer une femme qui se fait avorter. Je m’élève absolument contre cette pratique. Une malade se confie à nous. Nous n’avons qu’à la soigner. Je ne dénoncerai jamais une femme. »

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