lecture: Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures

Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Editions Complexe, 2005, 250 p. Publié à Chicago en 2002, traduit en français cette année grâce au Monde diplomatique, cet ouvrage s’intéresse aux « vicissitudes de la mémoire d’un événement politique de masse «, à savoir Mai 68 en France. Kristin Ross s’y attache à démonter les mécanismes de la construction médiatico-intellectuelle d’une « histoire officielle « de Mai 68, qui, à chaque commémoration, cherche à imposer la vision de l’événement comme manifestation principalement culturelle de la modernisation nécessaire de la France des années 60 ; décoder l’encodage « déshistoricisé et dépolitisé «.

Un des fils conducteurs de ce travail est de prendre le contre-pied de cette « doxa « en évitant la triple réduction temporelle (au seul mois de Mai), sociologique (aux étudiants) et géographique (à un vernis international socio-culturel) de l’événement. D’où le retour sur la guerre d’Algérie, la mobilisation contre la guerre du Vietnam et tous les combats tiers-mondistes de l’époque, basés sur une solidarité active avec des mouvements populaires et non, comme à partir des années 80, sur la proclamation idéologique des droits de l’homme. D’où l’attention particulière aux « rencontres « entre milieux sociaux différents, qui révèlent des aspects discordants avec la légende soixante-huitarde telle qu’ « on « veut nous la présenter.

Car, une autre ligne directrice du travail de Kristin Ross est de « donner une « seconde vie « à Mai 68 «. Un Mai français, qui, à l’instar de l’italien, pour l’auteur, se caractérise par la « « rencontre « entre le refus intellectuel de l’idéologie dominante et la révolte des travailleurs «. Et le Mai, auquel elle souhaite donner une « vie ultérieure «, ce n’est pas le Mai que la doxa « libérale-libertaire « (attention : version conjuration des egos à la Stirner !) donne à l’origine de l’individualisme contemporain (une sorte de « nettoyage de printemps du capitalisme «), mais celui profondément politique et attaché à l’égalité –»vécue et déclarée comme telle «, « dans la lutte «-, refusant la spécialisation, manifestation d’une subjectivité politique –K. Ross reprend le concept de « subjectivisation « de Jacques Rancière- fondée sur une expérience de dislocation, de désidentification. Cette expérience est notamment celle des étudiants « s’ouvrant à l’altérité «, en particulier aux « deux autres figures des années 68 «, l’ouvrier et le militant anticolonialiste, mais aussi celle d’intellectuels et universitaires continuant à refuser leur statut d’expert (sont développés les exemples des revues Le Peuple français, Les Cahiers du ForumHistoire, Révoltes logiques).
Souhaitant embrasser le mouvement dans toute son ampleur, l’auteur a préféré ne pas recueillir de témoignages, qui n’auraient rendu qu’un aperçu parcellaire d’un tel mouvement de masse ; elle avait déjà fort à faire avec les témoignages déjà publics, en portant une attention particulière aux souvenirs discordants.

Mai 68 est donc ici pris « au sérieux « comme moment (certes festif) d’expérimentation de la démocratie directe, du « fonctionnement d’un ordre social différent «, d’auto-organisation collective et si, en ce sens, c’est un moment fort de « prise de parole « (pour reprendre Michel de Certeau), l’après-68 n’en est que la lente, persévérante et continuelle « confiscation «. Jean-Pierre Rioux avait déjà parlé, en 1989, d’une « hégémonie du verbe, [d’] une circularité du commentaire « : Mai 68 a effectivement été submergé de commentaires, et cela dès la fin du mouvement.

K. Ross traque les étapes, acteurs et méthodes utilisés pour « déterminer le sens d’un événement préalablement réduit au silence «. Elle montre, plus particulièrement, comment ceux que l’on va appeler les « nouveaux philosophes «, anciens militants maoïstes, plus ou moins actifs, ont repris la posture de l’intellectuel expert -morte en mai-juin 1968- devenu interprète des masses, de la « plèbe « (dixit André Gluksmann) rendues muettes par la fin du mouvement : « descendus de leurs chevaux pour cueillir des fleurs «, comme le disait la prose maoïste, ils sont vite remontés en scelle. Et on trouve aussi des journalistes proclamant leur profession comme nouvelle figure de l’intellectuel (cf. Editorial de Serge July, Libération du 3 mai 1978). C’est tout un clan médiatico-intellectuel qui se retrouve dans la notion ciselée à leur image de « génération « (et fortement développée par l’ouvrage du même nom d’Hamon et Rotman). On en arrive même à ce que l’auteur appelle de la « ventriloquie « avec un Daniel Cohn-Bendit qui tente de gommer tout l’aspect politique de Mai dans une nouvelle pirouette rhétorique « Sous la langue de bois, le désir « (dans l’émission de Maurice Dugowson « Histoire d’un jour : 30 mai 1968 «, FR3, 1985) ou avec Luc Ferry et Alain Renaut qui, dans La Pensée 68, tentent le tour de force de vouloir enterrer 68 en critiquant des penseurs qu’ils rassemblent sous l’étiquette « anti-humaniste « et… qui n’ont pas ou peu de rôle dans le mouvement de mai-juin 1968 !

Enfin, permettez-moi de discuter, un peu plus longuement, une thèse qui concerne directement l’objet de recherche que nous avons en commun au sein du GERME : les étudiants, les mouvements étudiants. Kristin Ross démonte deux méthodes de « confiscation « de l’événement, la « biographique «, dont nous venons déjà de rendre compte, et la « sociologique «. Et il est vrai que, trop souvent, le Mai français est réduit –encore plus dans les commémorations médiatiques qu’a disséquées K. Ross- à Paris et aux étudiants, alors que le mouvement a touché tous les secteurs sociaux, toutes les régions, les villes comme les campagnes, alors que ce fut la plus grande grève générale, plus importante que celle du Front populaire… Il est vrai également que toute la stratégie du pouvoir comme de la CGT et du PCF a été de contenir les étudiants dans leur nid sociologique et d’empêcher la jonction étudiants-ouvriers, alors que la plupart des étudiants en mouvement recherchaient cette « alliage « (dixit Jacques Baynac) et contestaient bien la société toute entière, et non seulement l’université. Enfin, il est tout aussi exact que la nature du mouvement est plus à rechercher du côté des comités d’action (que l’auteur croit devoir refuser de qualifier d’ « anti-autoritaires « ce qui semble pourtant plus juste que « luxembourgiens « ou situationnistes) que d’une quelconque prise de pouvoir « léniniste « ou autre (qui plus est ratée). Pour autant, K. Ross avance à plusieurs reprises la thèse selon laquelle les étudiants mobilisés refusaient leur identité d’étudiants, développaient une « haine de soi « et, reprenant le concept de « subjectivisation «, construisaient leur « nouvelle subjectivité politique « en passant par « l’Autre «, colonisé et ouvrier. Or, on peut tout à fait suivre la thèse de « l’ouverture à l’altérité « et du dépassement de sa propre identité (« chacun était au-dessus de lui-même «, dit Adek, dans un des rares ouvrages sur les Comités d’Action, Nicolas Daum, Des révolutionnaires dans un village parisien) en y voyant également, à l’instar de Nicole de Maupeou-Abboud (Ouverture du ghetto étudiant), un mouvement d’auto-contestation de sa fonction sociale permettant de nouvelles relations « égalitaires « avec les autres secteurs de la société.

Voilà, en tout cas, un ouvrage qui invite au débat et au renouvellement des recherches sur Mai 68 (dans un contexte de remobilisation du mouvement social et de rééquilibrage politique sur lequel conclut l’auteur) ! C’est, à mon sens, une véritable bouffée d’air frais qui réussit à soulever la chape de plomb idéologique qui étouffait de plus en plus la richesse et la diversité du mouvement de mai-juin 1968. Avis aux chercheur-e-s qui souhaitent partir redécouvrir ce continent englouti !

Jean-Philippe Legois

Les Cahiers du GERME – N° 26 1er trimestre 2006

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