Laurence CORROY, La presse des lycéens et des étudiants au 19e siècle, Paris, INRP, 2004, 280 p. (collection « Education, histoire, mémoire «). Partir dans les bibliothèques à la recherche des périodiques publiés au 19e siècle par un groupe social aussi porté à en créer que les étudiants relève, je le sais pour l’avoir pratiqué, d’un exploit notable. Il s’agit en effet de feuilles fragiles, éphémères et souvent anonymes. Comme l’écrit l’auteur d’une histoire des journaux parus en 1856 , ces titres, outre qu’ils sont « illisibles, malpropres, maculés «, ont une courte durée, changent souvent de titre, se combattent entre eux et parfois fusionnent, et ils ne tirent qu’à très peu d’exemplaires (il est d’ailleurs très difficile de connaître le chiffre des titrages de cette presse). C’est dire l’intérêt de la thèse de Laurence Corroy publiée par l’INRP en 2004. Le recensement qu’elle a effectué de ces feuilles de chou très humbles rendra de nombreux services, notamment parce que ces journaux constituent une source remarquable sur la vie et les opinions du milieu social qui les publie. Elle recoupe en grande partie la liste que j’en ai établie pour mon travail sur les étudiants à Paris au 19e siècle , et même la complète puisque l’auteure a pris en compte la presse « lycéenne « et les titres de province.
Docteur en sciences de l’éducation et de l’information et spécialiste des rapports entre médias et éducation, Laurence Corroy entremêle logiquement l’histoire d’une presse particulière, qu’elle situe dans l’histoire générale de la presse au 19e siècle, et l’analyse de son contenu, en dévoilant ce que celui-ci nous apprend de la vie des étudiants et des lycéens, de leurs aspirations et représentations d’eux-mêmes, de leurs frustrations, de leurs provocations, de leurs idéaux sentimentaux et sociaux, de leurs opinions politiques, des mythes que partage chacune de leurs générations, contribuant d’ailleurs à forger une représentation stéréotypée de la « classe étudiante «. La conscience des étudiants d’être l’avant-garde de la jeunesse se manifeste constamment au long du siècle.
La presse du XIXe siècle est étroitement soumise aux alternances de libéralisme et de répression. La presse étudiante n’échappe pas à la succession des périodes d’ouverture et de fermeture, et j’adhère totalement à la chronologie de Laurence Corroy : pour résumer, il y a deux périodes fastes, la monarchie de Juillet qui voit naître ce que l’on peut appeler le premier journal étudiant, Les Cancans du Quartier latin (1837) ; et la Troisième République d’après la loi de 1881 sur la presse qui crée une floraison considérable de titres ; avec entre les deux une séquence Second Empire mitigée (c’est cependant l’époque d’une « petite presse « du Quartier latin très dynamique et très précaire où les étudiants sont sans doute présents, mais aussi, après 1860, des débuts d’une presse socialiste préfigurant la Commune, Le Mouvement, La Jeune France, Le Travail, Le Matin, Les Ecoles de France où s’illustrent les Vallès, Vermorel, Casse, Rogeard, Longuet et autres Clemenceau). L’auteure exploite ce que les sources existantes – peu nombreuses – peuvent apporter sur la nature des journaux, leurs dirigeants et rédacteurs, leur contexte économique, leur réception par le monde étudiant et « adulte «. Un certain nombre de titres ne sont connus que par la citation qui en est faite dans les journaux.
Si le travail de rassemblement des titres est remarquable, on peut s’interroger sur la pertinence de l’intitulé qui les rassemble : « presse des lycéens et des étudiants «. Certes, Laurence Corroy fait la distinction nécessaire entre « journaux d’initiative adulte à l’intention de la jeunesse « et « journaux d’initiative jeune « et précise (p. 84) que « le journal étudiant ou lycéen se distingue par la volonté libre des rédacteurs de se constituer en groupe de travail et de fonder un journal, sans surveillance et censure provenant d’un directeur de publication adulte qui exercerait un contrôle hiérarchique sur les articles qui lui sont soumis, étant rédigés par des jeunes gens qui se déterminent eux-mêmes comme des étudiants ou des collégiens. « Dans la plupart des cas, il n’est guère de possible de savoir si tous ces critères sont observés : les articles sont anonymes, on ne sait rien de leurs auteurs, leur qualité scolaire est celle qu’affirme le prospectus ou l’éditorial de présentation et la caution d’un « gérant « adulte est exigée par la loi . Par ailleurs, il me semble qu’il faille affiner la typologie de ces journaux qui certes ont pour point commun le rapport au monde étudiant ou scolaire. Il faut distinguer les journaux destinés aux étudiants sans être rédigés par eux, les journaux écrits par eux pour leurs camarades, les journaux d’étudiants non prioritairement destinés à ceux-ci, la presse des organisations politiques, religieuses ou corporatives où se retrouvent des ou les étudiants, et enfin ce que j’appelle – phénomène évidemment parisien – la « presse du quartier latin «, qui rassemble autour d’un projet commun sans doute, car on ne sait souvent rien des auteurs, des écrivains, des avocats, des publicistes et des étudiants. Pour prendre les exemples les plus fameux de journaux écrits par des étudiants, l’étudiant Hugo publie avec ses frères Abel et Eugène entre 1819 et 1821 un Conservateur littéraire, Maurice Barrès rédige seul en 1884-1885 ses Taches d’encre, et la fameuse Revue blanche qui fit connaître Léon Blum est lancée en 1899 par trois obscurs étudiants en droit. Des étudiants sont très actifs dans la presse engagée de la Commune, tels Le Père Duchêne, ou dans la presse socialiste de la IIIe République. On peut bien sûr avancer que ces rédacteurs n’agissent pas en qualité d’étudiant : l’étudiant ne se ressent pas toujours comme tel et est un être en devenir. En fait, il faut attendre la IIIe République pour voir naître une vraie presse étudiante : ce n’est qu’avec la création des associations générales d’étudiants et des sections étudiantes des partis politiques dans les deux dernières décennies du siècle qu’apparaissent des journaux écrits par des étudiants pour les étudiants et publiés par des organisations d’étudiants. Mais c’est aussi le moment où naissent de multiples feuilles de divertissement qui perpétuent la légende de l’éternel étudiant.
L’utilisation de la presse étudiante ou lycéenne comme source d’information sur ces catégories de jeunes appelle une autre remarque. Si l’on peut tirer du contenu de ces journaux d’utiles informations sur la vie quotidienne et les réactions des jeunes, il faut aussi prendre une distance critique à l’égard de ces documents qui n’échappent pas à l’autocomplaisance et perpétuent clichés et préjugés. Laurence Corroy esquisse à partir de ces matériaux une psychologie intéressante de la jeunesse des écoles et des collèges (en tant que jeunes, fils, garçons, célibataires, etc.), il lui manque, faute d’avoir exploité les multiples sources sur le fait estudiantin, de situer cette presse dans une sociologie des étudiants : d’où viennent-ils (de province pour la plupart) ? qui sont leurs parents ? qu’est-ce qu’étudier à Paris au 19e siècle ? qu’est-ce qui distingue un étudiant en droit d’un carabin ? quelles sont les circonstances de l’arrivée des étudiantes dans les facultés ? quel est le poids des étrangers dans ces établissements ? à quel âge fait-on ses études ? quels sont leurs moyens d’existence ? à quels obstacles se heurte la création d’associations ? quelle répression s’exerce à l’égard des réfractaires ? Répondre à ces questions, et à bien d’autres, aurait permis d’éclairer les motivations des auteurs d’articles dans ces journaux, de situer les enjeux de la presse étudiante, d’expliquer le ressort des politiques d’image esquissées par cette jeunesse, et bien sûr de montrer comment vivent les organisations qu’elle se donne.
Pierre Moulinier
Les Cahiers du Germe – N° 26 1er trimestre 2006