Pierre Louis Marger. Les étudiants, l’armée et le service militaire

Colloque RESSY et les deux UNEF, « 50 ans de syndicalisme étudiant », avril 1996. reproduit dans Robi Morder (coord), Naissance d’un syndicalisme étudiant. 1946: la charte de Grenoble, Paris, Syllepse, 2006.

Je ne vais pas traiter de l’ensemble de ce problème. Je ne connais pas trop le titre de vice-président de l’UGE, Union des grandes écoles, comme un gage d’autorité dans ce domaine, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure, puisque je n’ai été vice-président de l’UGE que pendant quinze jours, et j’ai été chargé pendant quinze jours des rapports de l’UGE avec l’armée.

Beaucoup de choses ont déjà été dites, je ne suis sûrement pas d’accord avec tout, mais je suis d’accord avec beaucoup de choses et je reste quand même dans la préhistoire parce que l’époque où j’ai vécu ma vie d’étudiant, non pas à l’université mais dans une grande école d’ingénieurs, c’était cette période du début de la Guerre d’Algérie. C’est donc le moment où l’armée est intervenue avec force dans la vie des étudiants de plusieurs manières, de manière contradictoire. D’abord, il y avait la nécessité pour l’armée de s’exprimer sur les choix qui étaient faits dans le service militaire avec un service important en Allemagne, un service en France où se déroulait beaucoup de classes, et la vie en Algérie comme militaire en particulier après le vote des pouvoirs spéciaux. Et très vite dans ces trois éléments de la vie des étudiants dans leur engagement futur comme citoyens effectuant leur service militaire il y avait bien sur la durée du service. J’ai fait 27 mois et 27 jours, et je n’étais pas le seul, c’était imparable, ou bien je faisais le choix de l’insoumission. Etait donc imparable la nécessité de participer à cette vie dont je rappelle qu’elle était voulue, apparemment tout au moins, dans les votes par la Nation. C’était aussi bien sûr la manière dont on abordait nous-mêmes comment on allait aborder le problème des tortures en Algérie qui était un élément essentiel, je crois, des préoccupations des étudiants à cette époque. Pas tout de suite. Pas pour tout le monde. Mais je crois pour beaucoup à partir de l’information qu’apportaient notamment les mouvements d’action catholiques, mais aussi La route des scouts de France, les mouvements protestants, comme certains mouvements d’inspiration politique. Dans ce cadre là il y avait quelque chose d’important sur lequel je vais revenir. Je voudrais d’abord commencer par ce qu’était le service militaire et en particulier pour les grandes écoles, puisqu’il y avait à ce moment là l’Union des grandes écoles qui avait son mouvement particulier, séparé de l’activité de l’UNEF et avec une vie syndicale très limitée, essentiellement de type «folklorique» pour une part, mais pour lequel la Guerre d’Algérie allait conduire à se poser la question de ses rapports avec l’ensemble des étudiants. Il y a eu en particulier un élément intéressant à souligner, c’était la manière dont l’armée a proposé aux étudiants de suivre, pour ceux les plus grandes écoles (dites les «vraies» grandes écoles) une instruction militaire obligatoire qui conduisait les anciens de ces écoles à rentrer dans le service militaire comme sous-lieutenant, et donc d’échapper aux classes et d’avoir une vie de privilégié (disait-on) dans l’armée. C’est vrai que ces rapports avec l’instruction militaire obligatoire avaient un gros avantage pour certains étudiants, mais coupaient du même coup les préoccupations de l’UGE en deux et rapprochaient d’une certaine manière les grandes écoles dites «petites» des étudiants en université. Et cette instruction militaire obligatoire avait aussi un autre aspect, qui était de rentrer directement dans le cadre de ce que le patronat dans sa grande majorité essayait de faire avec les anciens élèves des écoles, d’ingénieurs en particulier, mais aussi des écoles de gestion, c’est à dire une caste à part dans les couches sociales correspondantes aux salariés. Je voudrais souligner combien pendant longtemps l’UGE a été une chasse gardée de ceux qui souhaitaient maintenir parmi les salariés une coupure entre les ingénieurs et cadres et l’ensemble des autres salariés. Ceci est resté une politique patronale jusqu’à il y a peu de temps, et qui demeure encore une politique de certains patrons.

Il y avait surtout ce qui se passait en Algérie et qui, petit à petit est devenu un élément essentiel de la réflexion des étudiants, et ensuite de l’action à mener dans l’armée même, par les anciens étudiants en liaison avec les autres catégories de jeunes qui faisaient leur service militaire.

Pour résumer, d’une part une instruction militaire obligatoire conduisant à un rapprochement entre l’UGE et l’UNEF, et d’autre part ce qui se passait en Algérie qui rapprochait l’ensemble des syndicalistes étudiants de l’ensemble des mouvements de jeunesse

Il y a me semble t’il dans ces rapports entre l’armée et les étudiants à cette époque là, et me semble t’il encore maintenant, une association étroite entre cette politique de l’armée et celle de l’organisation capitaliste, où il y a d’un côté ceux qui sont privilégiés dans l’organisation de la société -même s’ils ne sont pas privilégiés pour la décision définitive- et ceux qui sont moins privilégiés, et quelquefois directement exploités par les premiers.

Il me semble qu’il y a là une réflexion à avoir qui n’est pas simplement celle du passé, celle de la Guerre d’Algérie, encore que cela pose des questions pour demain, quand il y aura le débat sur le service militaire. Je voudrais rappeler qu’au moment du putsch de 1961 il y a eu quand même avec l’action menée par les appelés, une réaction tout à fait utile pour empêcher la prise du pouvoir des généraux dits félons, et qui étaient tout simplement je crois des généraux orientés plus à droite encore politiquement que le gouvernement au pouvoir à l’époque, mais cette action doit être réfléchie. Il ne faut pas attendre d’avoir la réflexion complète tous pour dire ce que l’on pense.

Encore deux choses.

La première, c’est que dans ce qui a été la Guerre d’Algérie, et dans ce qui a été pour les étudiants une découverte importante, il y a eu la découverte de ce qu’était la colonisation avec la violence de la guerre, violence très importante que nous avons vécue. On en a peut-être assez parlé à un moment, on n’a pas été au bout de la réflexion. Pourquoi certains parmi nous ont torturé ? Pourquoi d’autres non ? Ce n’est pas simplement au niveau de l’action militante au sein d’un mouvement syndical étudiant qu’on trouvera la réponse, mais on peut peut-être y trouver une partie de la réponse et ça vaut le coup de réfléchir à ce que cela peut être pour des étudiants qui demain peuvent se retrouver dans une situation, non pas identique mais proche. Qu’est-ce qui fait que les uns ou les autres à un moment donné on a une attitude d’homme ou de femme adulte ou bien au contraire qu’on se laisse entraîner dans des situations dramatiques pour ceux qui sont torturés, mais aussi pour ceux qui torturent.

La deuxième chose, c’est que dans ce syndicalisme étudiant que j’ai rencontré, j’ai trouvé peu de choses -et je m’en excuse auprès des responsables de cette époque là- pour me permettre ensuite d’être militant dans la vie sociale. Je ne parle pas de la vie politique, mais de la vie sociale dans les entreprises, et je crois que là il y a un vrai problème pour l’organisation syndicale des étudiants. J’ai entendu tout à l’heure que les étudiants avaient été pendant un temps au centre d’une réflexion du mouvement social en France. Je crois que c’est en partie vrai, mais je crois aussi que c’est difficile de limiter au mouvement étudiant l’autorité qui était la sienne, limiter à cette autorité l’avancée extrêmement lente du mouvement social en France et de sa nécessaire évolution.

 

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