Jean-Paul Molinari. Le Mouvement étudiant depuis 1985

Colloque RESSY et les deux UNEF, « 50 ans de syndicalisme étudiant », avril 1996. reproduit dans Robi Morder (coord), Naissance d’un syndicalisme étudiant. 1946: la charte de Grenoble, Paris, Syllepse, 2006.

Le mouvement étudiant doit sans doute son appellation à la force de l’évidence tout autant qu’à l’existence d’un répertoire français de l’action collective dominé par la référence au mouvement ouvrier et au mouvement social;
A la force de l’évidence, car il ne se passe guère d’année sans que des étudiants ne descendent dans la rue ou ne se réunissent en assemblées et congrès pour mettre au point et en acte motions et stratégies. Quant à la référence aux grands aînés elle s’impose elle aussi dans l’action, et parfois l’action commune, avec suffisamment de naturel, pour qu’on ne lui demande pas plus de gage. Pour autant, la question de la nature d’un tel mouvement semble devoir mériter mieux que cette douce empathie empiriste, si on s’intéresse à l’Histoire réelle, à ce qu’elle draine de changements incessants et à ce qu’elle comprend de nouveau.

Or, il n’est pas certain, de ce point de vue, que les actions collectives menées dans le monde étudiant depuis dix ans doivent se penser dans la seule continuité d’une histoire syndicale née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale avec la naissance de l’UNEF. Certes une telle continuité existe .On s’interroge d’ordinaire assez peu sur ses bases sociales d’existence. J’en vois pour ma part deux grandes.

Prenons d’abord en compte la permanence des institutions syndicales étudiantes, dont la pérennité, à travers de nombreuses crises et scissions, renvoie aux liens qu’elles entretiennent avec les partis politiques: non qu’il faille voir là une absence absolue d’autonomie, dans une n-ième version de la thèse de la «courroie de transmission» ou de l»inféodation», mais, sans que non plus on en arrive à dissocier absolument la vie des premières de celle des seconds. Une des conditions historiques nouvelles qui déterminent la dynamique de ces liens se trouve aujourd’hui fournie par la constitution somme toute encore récente de l’ensemble des étudiants comme enjeu politique de grande envergure sociétale, s’agissant d’une catégorie sociale beaucoup plus nombreuse que par le passé et porteuse de savoirs scolaires et universitaires ainsi diffusés comme jamais dans la société française, et en même temps comme projetés dans son avenir à travers ses jeunes générations.

Déjà, lorsque la démographie ne comptait que quelques 200000 à 300000 étudiants le poids politique de ceux-ci, en lequel on reconnaissait donc alors l’existence d’un mouvement social, s’attestait dans la mobilisation contre la guerre coloniale en Algérie, à laquelle se trouvait directement exposée la jeunesse française, puis pour l’indépendance de la nation algérienne -lutte bientôt élargie à des mobilisations anticolonialistes nombreuses et diverses dans la période d’écroulement des empires coloniaux .Il manifeste aussi son importance dans le rôle avant-coureur de la jeunesse étudiante mobilisée en 1968, où se lit sans doute une qualité spécifique de ces mobilisations : cette capacité à poser avant tout le monde ce qu’il devient convenu d’appeler des « problèmes de société». Mais plutôt que d’en attribuer trop exclusivement l’origine à des propriétés inhérentes à «la jeunesse» faut-il aussi prendre en compte la situation des étudiants comme celle de jeunes intellectuels préparés à poser des distances critiques à l’égard des conditions que leur imposent, autant qu’ils les leur offrent, les autres générations et les pouvoirs socialement constitués, et interroger la position récurrente de générations successives de jeunes, filles ou garçons, qui à divers titres se trouvent , comme jeunesses, spécialement exposées à des risques ou aléas sociaux particuliers, en dehors même des conditions permanentes de la nécessaire construction de soi. Ceux de la mobilisation de guerre, on l’a dit, ou ceux qui sont liés au développement de l’incertitude des lendemains de l’emploi et du travail ou encore ceux qu’entraînent des pesanteurs morales ou culturelles issues de la «tradition»et des habitudes.

Or, ce qui a valu en cette société quand elle comptait si peu d’étudiants, alors que leur nombre atteint 2 millions 500000, soit dix fois plus qu’il y a 30 ans, vaut aujourd’hui plus encore : le monde étudiant se présente  avec, ou comme, un potentiel politique nouveau. dans une société française en restructuration critique.

L’autre assise solide du mouvement étudiant n’est pas moins politique : l’Etat  met en effet son Université en réforme permanente, dans un processus quasi-incessant d’ajustements qui, pour n’être pas tous structurels, n’en touchent pas moins à des conditions d’études ou de vie jugées suffisamment importantes par de larges fractions des populations d’étudiants pour que ceux-ci s’engagent dans des actions revendicatives d’envergure. Peu d’univers professionnels ou scolaires sont ainsi perpétuellement agités par des changements des règles du jeu, qu’il s’agisse des conditions d’accès aux établissements, des budgets de fonctionnement et des autres moyens dont disposent ceux-ci, de l’économie des étudiants ( frais d’entrée, régime des aides), de la réorganisation des régimes d’étude en chaque cycle, des procédures d’examination, de sélection, d’orientation, des mesures d’organisation et de réglementation des entrées dans le procès de travail : de la position stratégique de l’Université dans la reproduction sociétale, avec le bouquet de fonctions sociales qui sont les siennes dans l’économie, la politique, l’idéologie, résulte ce continuel remaniement visant, selon des finalités gouvernementales où se combinent des positions de classe et de parti et des visions plus ou moins réalistes et prospectives de l’Histoire, à faire dépendre le fonctionnement de l’Université d’évolutions voire de prévisions dans les demandes de qualifications en priorité Qu’on l’appelle ainsi ou non toute « réforme» porte en elle ces signes de pragmatisme économiste et suscite in petto des luttes à l’intérieur du champ universitaire, et spécialement dans sa partie aujourd’hui massive, celle où se concentre le plus grand nombre d’étudiants, dans les conditions les moins propices à une pleine liberté d’étude, là où ne se retrouvent pas ou très peu les futurs dirigeants de l’économie et de la politique élevés dans les institutions de la Noblesse d’Etat, ni les futurs membres des professions libérales. Il faut en effet noter que les mouvements concernent principalement les étudiants de Lettres et Sciences Humaines, à un degré moindre ceux de Sciences et Techniques et de Droit et Sciences Juridiques, épisodiquement mais avec force ceux des IUT, c’est à dire les inscrits des établissements où dominent les étudiants issus de familles des classes populaires et moyennes, alors que le bloc Santé et le secteur des Grandes et moins grandes écoles fournit peu de combattants dans ces luttes là. On a presque scrupule à rappeler tel constat, mais il n’étouffe pas la réflexion sur « le mouvement étudiant», qu’on en nie les termes ou qu’on en accepte trop facilement l’existence comme allant de soi. Il en va de même pour la puissance provinciale nouvelle de ce mouvement des étudiants des facultés de masse et des IUT. De même que le mouvement social de 1995 dont l’ampleur provinciale surprit bien des esprits centralistes trop vite accoutumés à leur propre vision ethnocentriste d’une société  sans plus de classes sociales et composée, sans plus d’acteurs collectifs, des seuls individus, les mobilisations étudiantes, de Novembre 1986, contre le projet de loi Devaquet, jusqu’ à l’automne 1995, ont vu apparaître ces néo-étudiants, dont les parents n’ont jamais même espéré accéder à l’Université et qui n’auraient eux-mêmes eu que très peu d’espoir d’y parvenir si, quinze ou vingt ans plus tôt, ils avaient eu l’âge qu’ils ont ou avaient lors des luttes de cette décennie. Ce qu’on appelle la démocratisation de l’école a de fait permis cet accès social formidablement élargi quoique qu’encore très socialement inégal à l’Université, tout autant que le bouleversement de la carte française des établissements d’enseignement supérieur, dont certains sont implantés dans des communes où n’existait pas, il y a de cela 30 ans, le moindre collège, et qui virent se dérouler en 1995 moult manifestations étudiantes.

Ces faits nouveaux, quelques études[1]  en attestent, prenant en compte des réalités que l’essai journalistique ou même l’analyse certifiée sociologique délaissent, et que la foi et l’activité syndicales ou politiques ne jugent pas assez nobles pour être intégrés dans les débats internes . Ils ne comptent pourtant pas pour rien dans les inflexions propres au mouvement étudiant français de la fin du siècle.

De 1986 (s’inscrire sans augmentation du prix des places) à 1987 et 1988 ( être inscrit avec de la place, des moyens, des profs…), puis au mouvement anti-CIP (après ces années d’étude une entrée professionnelle valorisée et non pas au rabais), et enfin aux mobilisations de 1995 ( parties des revendications de moyens d’étude et de recherche des étudiants de ROUEN, vite popularisées et élargies à l’ensemble déjà évoqué des facs et des IUT, naît, en lien fréquent avec une mobilisation solidaire de la jeunesse lycéenne, et se renforce, y compris de ses propres succès où on lit autant de reculades ou de replis prudents et tactiques des gouvernements constitués par les partis de la Droite, un néo-mouvement certes héritier de mémoire et d’organisation, mais aussi socialement plus composite que par le passé, et d’autant plus qu’ on remonte dans ce passé. Notons que la constitution actuelle d’un intérêt et d’un enjeu nouveaux autour de l’histoire et de la mémoire du mouvement étudiant se comprend peut-être en partie par l’inflexion historique ici évoquée, et par ce qui en est une condition d’existence et un élément décisif: l’arrivée des classes populaires dans le mouvement, voire, avec des  différences selon les organisations, à la tête de celles-ci, avec au sein de l’UNEF-ID, si l’on se fie à des études encore trop peu nombreuses, une dominante maintenue de ces classes moyennes lettrées , qui continuent à fournir les étudiants- cadres du mouvement global.

Par sa composition sociale, avec ce qu’elle porte aussi d’héritage neuf de cultures militantes ou de sympathie syndicalo-politique légué par des parents de milieux populaires, ce néo-mouvement se démarque déjà sensiblement de ces devanciers plus proches des classes moyennes des années de croissance, ou encore des classes supérieures d’après-guerre acquises aux valeurs du progressisme de cette époque. Mais sa spécificité tient aussi, sur ces bases démographiques nouvelles, à son propre mouvement de constitution, cette autodynamique en laquelle , sur 10 ans, s’enchaîne une série de revendications , suivant comme en synchronie le rythme des études et des difficultés d’une génération d’étudiants depuis son entrée jusqu’à sa sortie de l’Université Une génération en effet : car, outre le fait qu’une durée de dix ans définit assez bien le temps nécessaire à l’accomplissement d’un troisième cycle et que sans même cela une telle durée correspond bien à des liens et à des vécus communs sans trop de perte ou de différence de mémoire et de référence dans ce monde pourtant réputé sans mémoire, il reste que la concaténation de ces mobilisations correspond au point d’inflexion historique des flux d’entrée à l’Université (  1985-1987)  dans une période d’afflux massif (jusqu’en 1996) précisément caractérisée par l’accès nouveau de bacheliers venant de milieux ouvriers et de petits employés, dans les métissages eux-mêmes nouveaux de cultures et de socialisations propres à ces milieux selon leurs structurations d’emploi, de travail, de nationalité, de formes familiales. Bref : un monde nouveau dans le monde universitaire.

Tout cela, comme tout réel encore naissant et la pensée qui y balbutie, ne fait pas réflexion accomplie. Mais à titre de proposition provisoire on laissera volontiers le lecteur sur une question d’actualité: sans juvénophilie excessive ne peut considérer le double rejet des CIP puis des stages CNPF (Pineau-Valencienne) comme le double résultat d’une mobilisation d’étudiants, que leurs cultures familiales, tout autant que leur position de néo-accédants dans une Université entrevue comme vecteur sinon de promotion sociale mais au moins d’emploi garanti et valorisant, prédisposent à ne pas accepter le destin que préfigure la déréglementation du rapport salarial par la généralisation de l’emploi précaire, ouvrant ainsi la voie à un front de luttes sociales dont l’enjeu s’avère considérable.



[1]Jean Paul Molinari, Les Etudiants, Paris, Les Editions ouvrières 1992; Christian Le Bart, Pierre Merle, La Citoyenneté étudiante, Paris, PUF, 1997. Raphaël Desanti, Sociologie du syndicalisme étudiant. Maîtrise de sociologie, Université de Nantes 1996.

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)