Raphaël DESANTI L’invention permanente du syndicalisme étudiant DEA sciences sociales (J.P. Molinari dir.) Nantes 1997 91 p. Nathalie LUYCKX Le corporatif et le syndical à l’AGEL-UNEF dans les années 1950 (ruptures symboliques et mise en formes du passé) Mémoire sciences politiques, (D. Barbet dir.) IEP Lyon 2 1997 112 p + annexes. Pourquoi traiter dans une même note de lecture de deux mémoires soutenus, certes la même année, mais dans deux villes et deux disciplines différentes. Raphaël Desanti développe une réflexion sociologique : «comment peut-on parler de syndicalisme, fût-il étudiant, en dehors des rapports sociaux ordinairement noués autour du travail» et a conduit une analyse particulière du discours syndical, en s’appuyant notamment sur les archives de l’UNEF d’avant 68, déposées au CHT de Nantes et des textes des congrès de l’UNEF US, du MAS et de l’UNEF ID. Quant à elle, Nathalie Luyckx, en sciences politiques, a délimité dans le temps et l’espace son objet : les années 1950 dans la ville de Lyon, AGE «phare» puisqu’on lui doit la «Charte de Grenoble», au coeur de la vie étudiante avec ses services, sa reconnaissance par les autorités, AGE «bastion» de la «Mino». Elle a travaillé à partir d’entretiens avec des anciens dirigeants (Paul Bouchet et Alain Bujard), et des archives non classées à la Bibliothèque municipale auxquelles elle a pu avoir accès.
C’est qu’en réalité, ces deux travaux se rejoignent, se complètent et se recoupent puisqu’ils tendent tous deux à «dénaturaliser» (c’est à dire à ne pas prendre pour acquise) la notion de «syndicalisme étudiant», qui s’est «imposée» et conquis sa légitimité dans le vocabulaire utilisé aussi bien par les acteurs, que par les autorités et la presse, et même par des auteurs. «Invention (fut-elle permanente)» pour Raphaël Desanti, «moment fondateur» à démythifier pour Nathalie Luyckx.
Nous savons1 , depuis Borella et La Fournière (Le syndicalisme étudiant 1956) que l’histoire de l’UNEF est celle d’une organisation d’abord «folklorique», puis «corporatiste», et – enfin – syndicale depuis qu’en 1946 le congrès de Grenoble a adopté la Charte. Cette histoire, quasi-officielle (et toujours reprise par les deux UNEF dans leur présentation) est déjà présente dans l’AGEL dès 1951. Lyon Etudiant parle de «la joyeuse époque», des «hauts et des bas de l’entre-deux-guerres» (période qualifiée de «pré-syndicale»), de «la période de l’occupation» (qui ne serait pas «une étape de l’évolution du mouvement étudiant […] mais marque une interruption dans son histoire») et «l’essor de la libération». L’article suivant présente «le mouvement syndical étudiant» et commence en 1945 «prise de conscience syndicale». Ainsi, l’AGE de Lyon vit sur deux mythes : celui de la naissance, celui de la continuité. Depuis 1946, les responsables de l’AGEL et la «mino» de l’UNEF ont produit des «constructions et reconstructions du passé». Une «mise en forme symbolique du passé» s’opère dans des conditions favorables à cette retransmission. «L’invention permanente du syndicalisme étudiant […] renvoie tout d’abord à la question du rapport qu’entretient le mouvement étudiant à sa propre mémoire, si tant est qu’il en ait une» nous rappelle Desanti. Et si Alain Monchablon soupçonne le milieu étudiant d’être «structurellement amnésique» à cause de «l’incessant et rapide renouvellement de ses éléments» (L’homme et la société n° 111-112 p 194), Luyckx estime que ce renouvellement «n’est pas un frein insupportable à la retransmission d’une mémoire, mais bien plutôt une condition privilégiée d’appropriation continue et de reformulation du passé» puisqu’il impose un système de transmission assurant la continuité de l’organisation.
R. Desanti revient dans un premier temps sur le syndicalisme en France, sa construction comme «catégorie de pensée étatisée», longtemps restée le propre du monde ouvrier, alors que le «syndicalisme étudiant se présente comme une construction sociale immédiate qui s’est auto-perpétuée» après 1946, c’est un «phénomène performatif circonstanciel». N. Luyckx le rejoint :»le concept de syndicalisation n’est pas à prendre comme une évidence […] mais comme une construction, un prisme déformant». Si la Loi de 1884 a fait du syndicalisme ouvrier – déjà préexistant – une catégorie de pensée étatisée et légalisée (voir la légalisation de la classe ouvrière), la naissance des AGE a d’emblée été soutenue par l’Université de la III° République naissantes.
Puisqu’un syndicat à pour vocation de «représenter», les deux auteurs se penchent sur les conditions de construction de cette représentation. «le monde étudiant comme volonté et comme représentation», «nature du monde étudiant représenté», «l’intérêt d’une pratique syndicale», Raphaël Desanti analyse l’évolution numérique et sociale des effectifs étudiants, et l’évolution paralèlle des discours des dirigeants : de «l’élite» qu’il faut organiser comme «futurs cadres de la nation», à «l’étudiant aliéné et de masse» que l’on trouve dans les années 60. N. Luyckx rappelle elle aussi dans le cas lyonnais l’évolution de la représentation des «intérêts étudiants», avec un processus de «spécialisation de l’organisation et un cernage de plus en plus précis de ce qu’est un étudiant». et «l’impossibilité de fonder, en fait, une identité unique de l’étudiant».
La distinction du «syndical» et du «corporatif», qui se traduirait dans la chronologie, ne résiste pas à l’examen. N. Luyckx dans tout un fort chapitre, décrit au contraire comment dans la pratique l’AGEL n’exclut pas, mais au contraire intègre la dimension corporative, mais également «folklorique» (avec un délégué au folklore dans le bureau d’AG). Volonté d’assurer une continuité avec le passé, mais aussi «folklore» qui permet de renforcer l’identité du groupe étudiant avec ses aspects «fêtards» et «rigolards» (qui n’empêche pas d’utiliser le symbolique : la faluche, dans le sérieux : les monômes-manifestations Place Bellecour sur le lieu du supplice de Gilbert Dru).
Quant à R. Desanti, celui-ci délimite le «champ» syndical étudiant après mai 68. Il s’agit d’un nouveau champ, qui se renouvelle encore dans les années 80 après la «réunification» de l’UNEF-US et du MAS qui donne naissance à l’UNEF ID. Ce sont ses textes et déclarations qui sont analysés, non pas d’un point de vue lexicologique, mais en ce qu’ils donnent à voir quelle «représentation» des intérêts étudiants, du mouvement, y transparaît (et quelle représentation imposer).
Nathalie Luykx regarde le syndicat étudiant du point de vue du «milieu étudiant» : le groupe est-il représenté, est il d’ailleurs représentable ? alors que Raphaël Desanti commence par examiner ce qu’est le syndicalisme professionnel, pour interroger ensuite les organisations qui, chez les étudiants, s’auto-instituent «syndicats». Et il est vrai que dans les deux cas, nous avons des organisations qui ont pour ambition de représenter un groupe social, ses intérêts et doivent donc le constituer en tant que groupe. Ces deux «points de vue» permet de comprendre que, si l’analyse critique de ces deux auteurs est commune, toutefois leurs conclusions semblent diverger. «Compte tenu de ses références communes au modèle professionnel, on peut reconnaître que la notion de «syndicalisme étudiant» mérite l’expression de sa formulation», même s’il est «une forme sociale instable et fragile dans la longue durée» (Desanti) «la «révolution de 1946» a eu en fait pour conséquence d’éloigner le syndicalisme étudiant des autres syndicalismes car la référence identitaire y a été mise en second par rapport aux orientations globalisantes et idéologiques» (N. Luyckx). Cette dernière a certes raison de rappeler que c’est dans les années 50 que l’UNEF était la plus forte quand elle réalise la synthèse entre référence identitaire et mobilisation politique, alors que les rapports entre le corporatif et le syndical se radicalisent à la fin des années 50 et débouchent sur l’éclatement de la représentation étudiante. Mais le «syndicalisme étudiant» ne s’est-il pas plutôt rapproché du monde syndical des salariés : division syndicale, compétition entre organisations. Plus, n’est-ce pas plutôt le mouvement syndical des salariés qui a suivi une évolution comparable à celle du syndicalisme et des mouvements étudiants: scissions, baisse des adhésions, émergence de formes nouvelles de représentation (coordinations, nouveaux syndicats, légitimité électorale remplaçant la légitimité syndicale en soi)?.
Discussion à poursuivre, mais ces deux travaux constituent de solides références -de faits, de sources, comme de reflexion et d’analyses. Ils se situent non sur l’acceptation ou le refus a priori de telle ou telle dénomination (syndicat, association, corporatisme, folklore) mais sur la pratique et la volonté de groupements ayant vocation «représentative. A lire.
Robi Morder
Les Cahiers du Germe trimestriel n° 6 – 1° trimestre 1998
1 en réalité, les recherches entreprises par le GERME ont amené à «revisiter» puis à «réviser» cette histoire et cette périodisation, d’autant qu’elle s’arrête en 1956 comme l’a fort justement souligné Jean-Yves Sabot. Il faut se dégager du vocable «syndical», «corporatiste», «folklorique». C’est dès les années 30, et notamment autour du Front populaire, qu’apparaissent les éléments qui seront repris après 1946 (revendications, volonté d’être associés à une réflexion sur l’évolution et les réformes dans l’enseignement) alors que les «services» aux étudiants crées dans les années 20 demeurent au centre des préoccupations de l’UNEF dite «syndicale». Ces années 30 sont aussi celles ou l’on passe de relations privilégiées entre AGE et administrations, à celle de rapports étroits entre l’UN et l’Etat. Mais dès avant – jusqu’en 1956 – les prises de position de l’UNEF, sa «politique» converge avec celle de l’Etat. La guerre d’Algérie constitue une rupture (qui ne se matérialisera que sous De Gaulle du point de vue de ses conséquences matérielles et corporatives), puisque pour la première fois les options de l’UN et celle du gouvernement divergent.