Anja Burchardt, Blaustrumpf – Modestudentin – Anarchistin ? Deutsche und russische Medizinstudentinnen in Berlin 1896-1918 (Bas bleu, étudiante à la mode, anarchiste ? Etudiantes en médecine allemandes et russes à Berlin), Stuttgart/Weimar, Verlag J. B. Metzler, 1997, 316 p. Etude d’histoire de la médecine, l’ouvrage d’Anja Burchardt consacré aux premières étudiantes en médecine à l’Université de Berlin rappelle encore une fois les obstacles que les femmes ont eu à surmonter pour accéder à la «citoyenneté» universitaire. La faculté de médecine de Berlin apparaît d’ailleurs comme particulièrement hostile à leur entrée, avec les préjugés classiques sur leurs incapacités psychologiques et physiologiques. La résistance du corps professoral ne peut, dans certains cas, être rompue que par l’intervention des autorités politiques. Une participation conjointe des hommes et des femmes au cours de dissection semble particulièrement incongrue, si bien que sont organisés des laboratoires séparés, les femmes étant reléguées au dernier étage de l’établissement dans ce qui ressemble fort, sur la photographie, à un atelier de couture. Dans le bilan qu’elle dresse, Anja Burchardt souligne néanmoins que ce séparatisme ne comporte pas seulement des aspects négatifs, dans l’optique des protagonnistes elles-mêmes.
Si les pionières – auditrices libres – en 1896, pour une part venues de Suisse, ont une moyenne d’âge assez élevée, celles qui, bachelières, bénéficient de l’ouverture des universités prussiennes aux femmes au semestre d’hiver 1908/1909, rentrent dans les normes. Ceci vaut, bien sûr, pour les Allemandes car les étudiantes qui passent le doctorat – s’accompagnant d’un curriculum vitae – sont dans leur écrasante majorité des ressortissantes de l’Empire russe. Surtout des Juives, certes, mais aussi des Caucasiennes. Cependant, élément que ne souligne pas Anja Burchardt, les étrangères n’étant pas autorisées à passer l’examen d’Etat, elles s’orientent davantage vers le titre scientifique dont le volume reste mince et que les autochtones ne passent éventuellement qu’après leur permis d’exercer.
Comme leurs homologues masculins, les étudiantes allemandes en médecine sont hostiles aux Russes : elles les tiennent pour responsables des difficultés auxquelles elles se heurtent en tant que femmes pour accéder à l’université et leur font, elles aussi, grief de l’insuffisance prétendue de leur formation préalable. Peu ou pas de contact donc : Anja Burchardt n’a relevé aucune Russe parmi les membres des quatre associations d’étudiantes d’inégale importance. On en compte deux confessionnelles (une catholique, une chrétienne), une corporative dont la tendance nationaliste et antisémite ne cesse de s’accentuer et une d’étudiantes «libres», la plus nombreuse ; elles n’englobent cependant ensemble que le quart des étudiantes allemandes en médecine.
Comme pour les Russes dans leur ensemble, ce sont les «étudiants libres» – et non ceux des corporations, hostiles aux femmes étudiantes – qui tentent le rapprochement. Le prétexte à la dissolution de la section de sciences politiques des étudiants libres de Berlin aurait d’ailleurs été son intention d’organiser une conférence sur les femmes avec une oratrice. Les étudiantes déclinent l’offre d’intégration tout en se déclarant favorables aux contacts. A l’intersection entre le mouvement étudiant et celui des femmes, les associations étudiantes, en particulier les étudiantes libres, sont confrontées aux critiques comme aux tentatives de tutelle du mouvement des femmes : les pionières reprochent éventuellement aux plus jeunes de faire peu de cas des tendances émancipatrices qu’impliquait leur combat pour se faire admettre. L’associationnisme des étudiantes – à l’image de leur cursus universitaire – cultive le particularisme. Anja Burchardt ne s’interroge cependant pas sur les effets éventuels de la nouvelle loi sur les associations de 1908. Le mouvement des femmes ne réussit de timides percées parmi les étudiantes que là où il propose le partenariat en lieu et place de la tutelle.
Dans son panorama détaillé, Anja Burchardt recense également les origines sociales des étudiantes – classes moyennes supérieures pour les Allemandes, un cran en dessous pour les Russes -, leurs difficultés quotidiennes dans l’accès au logement qu’elles rencontrent également dans l’espace public et dans les restaurants – en vertu d’un préjugé contre les femmes seules déjà dénoncé soixante ans plus tôt par Flora Tristan – , et à la nourriture, la nécessité d’avoir recours à une activité rémunératrice, en l’absence de bourses. Le premier foyer d’étudiantes aux capacités limitées n’est créé qu’en 1915.
Enfin, pour tester le préjugé du «bas bleu» qui cède la place à celui d’«étudiante à la mode» – celui d’anarchiste étant réservé aux Russes – Anja Burchardt examine les données disponibles sur le devenir des étudiantes en médecine à l’université de Berlin : son ouvrage est émaillé de biographies illustrant le propos respectif. Elle recense celles qui ont continué d’exercer, célibataires, mariées avec ou sans enfant ; celles qui ont cessé lors du mariage, après la naissance du premier enfant ou plus tard. Le spectre politique n’est qu’esquissé en fin d’ouvrage avec deux biographies antagonistes, l’une social-démocrate, l’autre (qui épousera en troisièmes noces le général Ludendorf) proche du nazisme.
Mes seules réserves à cet ouvrage fort riche proviennent de ma propre spécialisation : elles portent sur une connaissance un peu trop approximative du milieu étudiant russe de Berlin.
Claudie Weill
Les Cahiers du GERME trimestriel n° 6 – 1° trimestre 1998