lecture : Claudie Weill, Etudiants russes en Allemagne, 1900-1914

Claudie WEILL: Etudiants russes en Allemagne, 1900-1914, L’Harmattan, 1996, coll. Chemins de la Mémoire, 268 p. L’Allemagne impériale fut une des destinations des étudiants russes à l’étranger, avec deux vagues majeures, au tournant du siècle puis au lendemain de la révolution de 1905; non certes la principale, puisqu’en 1914 il y avait 3000 étudiants venus de Russie en France, contre moins de 1900 sur le territoire du Reich; leur proportion du nombre total des étudiants d’Allemagne n’a pas dépassé 4%, alors qu’elle atteignit 7,5% en France, et 25% en Suisse. Mais l’ouvrage de Claudie Weill, issue d’une thèse de sociologie, se veut moins une étude quantitative – encore qu’appuyée sur les réponses des intéresses à un vaste questionnaire élaboré au printemps 1914 par quelques étudiants russes en Allemagne – qu’une recherche culturelle, alors que la Russie frappait aux portes de l’Europe: au miroir de leurs relations avec le pays d’accueil, et d’abord avec les étudiants allemands, il s’agit d’analyser les réactions que provoqua leur présence dans le Reich, et l’impact de leur séjour sur le devenir ultérieur de l’intelligentsia russe.

Les réactions de la société allemande, mesurées à travers la presse étudiante et le comportement des autorités universitaires et politiques, plus négatives que dans le reste de l’Europe, révèlent le poids des représentations: ces étudiants d’origine aisée sont stigmatisés comme pauvres; moins frappés par les maladies vénériennes que leurs condisciples allemands, ils sont pourtant considérés comme dépravés, en particulier les étudiantes, dont le nombre est outrancièrement surévalué. Leurs condisciples allemands leur reprochent en outre leur manque de curiosité culturelle et d’appétence philosophique, marques d’un médiocre «prolétariat intellectuel». Dénoncés comme «mendiants et conspirateurs» par le chancelier Bülow, ils sont surveillés de près par la police, objets de tracasseries voire d’expulsion. Cependant la méfiance des autorités est tempérée par la crainte de voir ces étudiants partir en masse ailleurs, particulièrement en France. L’hostilité majeure vient des étudiants allemands, qui non contents de leur refuser l’accès à leurs corporations, les désignent avec un antisémitisme plus ou moins dissimulé comme des corps étrangers, et obtiennent contre eux des mesures de numerus clausus et d’inscriptions décalées. Le seul soutien qu’ils reçoivent est celui de la social-démocratie, voire d’individualités universitaires libérales.

La venue en Allemagne de ces étudiants était-elle contrainte ou choisie? Leurs deux vagues majeures  sont liées aux exclusions universitaires et aux numerus clausus antisémites de l’empire tsariste, puis aux persécutions qui suivent 1905. Il semble que deux tiers d’entre eux étaient juifs, et la moitié de ceux qui ont été politiquement répertoriés l’ont été comme social-démocrates. Cela n’est pas contradictoire avec le souci de s’ouvrir à l’Autre, ce dont témoigne le fait qu’un tiers des inscriptions dans les universités allemandes l’a été pour une brève période, le temps d’une formation de complément. Principalement étudiants en médecine, ils étaient en quête également d’une meilleure formation et d’un système universitaire plus ouvert que le russe. Pourtant l’étude de leur vie quotidienne révèle leur tendance au repli, accentuée dans les dernières années de l’avant-guerre: sans constituer les «ghettos» dont on les accuse, ils mènent leurs activités principalement au sein de leurs propres salles de lectures et bibliothèques, et s’organisent dans leurs propres associations. La dispersion nationale de ces associations  (arméniens, géorgiens, finlandais, etc.) et leurs  divisions politiques croissantes sont pour l’auteur significatifs de l’expansion des courants nationalistes (juifs y compris)  dans les dernières années de l’avant-guerre.

Août 1914 et Octobre 1917 provoqueront l’éclatement géographique et politique de cette intelligentsia en formation, dont les éclats se retrouveront dans les nouveaux Etats d’Europe orientale, en émigration à l’Ouest, et (le plus souvent pour peu de temps) parmi les cadres techniques de la Russie bolchevik. Le destin des anciens étudiants russes en Allemagne – exil et  purge –  témoigne de l’élimination de  l’intelligentsia en tant que telle et d’un pont coupé entre la Russie et l’Europe.

Alain Monchablon

Les Cahiers du Germe (trimestriel) N° 2 – 1° trim 1997

 

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