Jean-Michel BARREAU, Vichy, contre l’école de la République, Paris, Flammarion, 2001. Par-delà son sujet, voilà un livre qui nous rappelle utilement que les questions d’éducation sont avant tout des questions idéologiques et politiques. Que le régime de Vichy se soit attaqué à l’école républicaine, qu’il ait révoqué une partie de ses maîtres et interdit d’enseignement les juifs, qu’il ait appuyé sur la classe sa propagande et mis à l’index nombre de manuels scolaires, tout cela nous est bien connu au moins depuis les années soixante-dix. L’originalité du livre de Jean-Michel Barreau est ailleurs. En premier lieu, de montrer que Vichy a livré à l’école de la République une véritable guerre : une guerre idéologique et politique, une guerre des valeurs pour imposer son école de la Révolution nationale. En second lieu, de replacer cette lutte dans un temps plus long que la « parenthèse » de 1940-1944. En effet, l’école de Vichy est l’aboutissement d’un long combat que mènent les adversaires de la République avant qu’ils n’arrivent au pouvoir à l’issue du vote des parlementaires, le 10 juillet 1940.
Jean-Michel Barreau, sans contester l’existence du triptyque classique « morale, propagande et autoritarisme » pour définir l’école de la Révolution nationale, considère qu’à trop rester sur ces versants, on ne retient que la politique pédagogique sans en comprendre ses ressorts les plus profonds puisqu’on ignore ses fondements idéologiques. On connaît mal toutes les théories, les idées, les concepts, les valeurs – cette « philosophie » – qui dictent cette politique scolaire, insiste avec raison l’auteur. La Révolution nationale a bien un vivier prolifique de théoriciens qui militent au moins depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Et ce sont eux qu’il nous fait découvrir dans un premier temps : tous ces militaires prestigieux, ces intellectuels reconnus, ces écrivains à succès, ces capitaines d’industrie, ces hommes politiques de premier plan, ces pédagogues de terrain qui n’hésitent pas à prendre la plume pour défendre et propager leurs idées dans des essais à succès, dans la presse quotidienne, dans des revues spécialisées ou dans des manifestes.
Ils pourfendent tous l’école unique dont la « menace » se profile à l’horizon des années trente, quand la gratuité s’impose dans le secondaire. Jusque-là existaient deux écoles : une primaire, « l’école du peuple » – gratuite, populaire et professionnelle, et une secondaire, « l’école des notables », payante, bourgeoise et intellectuelle. L’argent, les programmes et la culture séparent ces deux mondes, à telle enseigne que dans les années trente les enfants d’ouvrier représentent 2,7% des élèves d’une classe de sixième. L’école de la République n’était pas une école démocratique, mais cela était déjà trop pour nombre de catholiques intransigeants et de maurrassiens engagés souvent rejoints par les troupes de la droite plus classique. La guerre des humanités pèse aussi lourd dans ce contentieux. Séparés par la barrière de l’argent, les deux écoles sont aussi séparées par la barrière culturelle des humanités. L’école secondaire est tout entière tournée vers une culture désintéressée, humaniste et élitiste qui puise l’ensemble de ses références dans l’antiquité grecque et latine. Comment imaginer que cet enseignement pourrait être destinée au plus grand nombre ? La polémique fait aussi rage sur la question de la laïcité. Il suffit que le Cartel des gauches inscrive en 1924 à son programme la suppression de l’ambassade au Vatican et l’extension de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat à l’Alsace et la Moselle pour que la Fédération nationale catholique du général de Castelnau monte au créneau et fustige cette « école sans Dieu ».
Jean-Michel Barreau nous montre avec précision comment quelques unes des figures les plus en vue de l’époque – le maréchal Pétain, Charles Maurras, Léon Bérard, Henri Massis, le général Weygand – ont lutté pied à pied dans les journaux les plus prestigieux comme dans les revues les plus modestes contre le rapprochement des deux ordres scolaires. Mieux, il nous décrit avec talent, les rencontres qui s’effectuent sur ce sujet entre les membres de cette intelligentsia de droite dans des cercles, des fédérations, des ligues qu’ils fondent comme autant de réseaux donnant corps à leurs idées éducatives. Un « Vichy avant Vichy » existe bien qui nourrit la guerre des valeurs que mène ensuite la Révolution nationale contre l’école de la République. A la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » haïe et décadente des frontons scolaires, elle oppose une trilogie implicite forgée depuis des années par ces idéologues dans leurs cénacles : « Instinct, Tradition, Sélection ». Instinct pour le peuple, sélection pour l’élite et tradition pour tous.
L’instinct signifie un mélange à la fois de bon sens, d’intuition, de sagesse, de simplicité et de modestie intellectuelle. L’école républicaine aurait éradiqué l’instinct au profit de l’intelligence et ainsi pervertit les plus simples. Cette apologie du bon sens populaire trahit l’anti-intellectualisme du régime de Vichy et sa critique radicale de la science. La guerre scolaire que mène la Révolution nationale est celle de la lutte contre le cartésianisme, les Lumières et la Révolution française qui ont éloigné l’homme de la quiétude de sa simple condition. Pour revenir à ces sources ancestrales, il faut faire machine arrière.
Aussi l’école doit-elle prendre appui sur la tradition et non la supprimer. Elle doit respecter les coutumes. Eduquer le peuple, c’est ne toucher à rien ou y toucher le moins possible. Jérôme Carcopino, dans son texte de loi du 15 août 1941, assigne comme rôle à sa réforme de l’enseignement « de faire que chacun aime à rester à son rang par tradition et fierté ». Racines, terroirs, coutumes sont portés au pinacle par toute une littérature qui défend les vertus populaires. Pour le régime de Vichy, à chacun son représentant de la tradition. Pour les hommes, ce sont le paysan, l’artisan ou l’ouvrier. Pour la femme, c’est la mère qui doit réintégrer le foyer et ne pas céder aux sirènes de l’égalité des savoirs et des professions avec les hommes. Etre mère est une noble mission qui se suffit à elle-même et tout enseignement féminin ne peut être orienté que vers cet objectif. Pour autant, si tous les Français sont nobles, certains le sont plus que d’autres. Il y a deux élites : l’élite populaire et l’élite aristocratique.
La sélection est ainsi au cœur du projet scolaire de Vichy. La hiérarchie sociale ne peut être remise en cause. Chacun doit rester à sa place dans un monde où tout rapport conflictuel se veut apaisé. La hiérarchie est fraternelle : le peuple est un serviteur magnifique qui attend tout de son supérieur tandis que l’aristocrate est un supérieur éclatant qui peut tout donner. « Ils sont l’un au-dessus de l’autre mais s’emboîtent dans une égale quiétude, pour le bien de chacun ». Dans ce monde parfait, l’égalité voilà l’ennemi. Elle ne peut être qu’une perversion des rapports entre les individus fondée sur l’égoïsme et l’envie. Elle crée une spirale infernale où le pauvre envie le riche, l’employé son employeur, le malade le bien portant. Toute une histoire peut être ainsi revisitée. La Révolution française n’a-t-elle pas mis fin à un ordre harmonieux où le seigneur protégeait le paysan ? Dans cette conception des choses, la sélection est salutaire. René Benjamin, un des inspirateurs de la politique scolaire de Vichy, revient souvent sur le thème d’une franche sélection à l’école. Pour lui, elle répond autant aux nécessités de l’ordre naturel des choses qu’à l’intérêt de ceux auxquels elle s’adresse. « Tout ce qui ne se réclame pas de cette séparation des meilleurs et des moins bons ressort d’une volonté malhonnête et démagogique de mettre les enfants là où ils ne devraient pas être. Il y a les bons, il y a les mauvais : l’école doit enfin tenir compte de ces vérités simples et premières ».
Au bout du triptyque éducatif de la Révolution nationale, il y a bien la séparation des deux ordres scolaires. Pour le peuple : l’école primaire et l’outil du métier. Pour l’élite : l’école secondaire et la plume de la connaissance. La démonstration de Jean-Michel Barreau est brillante, toujours nourrie de références et éclaire d’une lumière neuve la politique scolaire de Vichy qu’il aborde en fin d’ouvrage et en quelques pages. La redéfinition des institutions et des programmes nous est parfaitement connue et l’auteur a raison de ne faire là qu’un rappel. La fermeture des écoles normales et leur remplacement par les Instituts de formation professionnelle pour les maîtres, la restauration du travail manuel et de l’enseignement professionnel, la place nouvelle accordée à l’enseignement agricole et au terroir (géographie locale, histoire locale, folklore local, dialecte local), la suppression de la gratuité du secondaire et l’instauration des bourses pour les meilleurs, traduisent concrètement et politiquement cette idéologie scolaire de Vichy. On comprend mieux à la lecture de cet ouvrage toute l’importance qu’a revêtu pour la Révolution nationale ce combat contre l’école républicaine. Il est dommage toutefois que l’auteur n’ait pas relevé au passage les origines républicaines de cette politique scolaire qui voulait rompre avec l’idéal républicain. Cela aurait ajouté une note de complexité à une démonstration qui peut par moment prendre la forme d’un réquisitoire. Et le réquisitoire s’éloigne de l’histoire.
Didier Fischer
Les Cahiers du GERME trimestriel n° 21 – 1° trimestre 2002