Les lycées de Paris et de la région parisienne de 1938 à 1947

 INTRODUCTION[1]

De 1938 à 1947, les lycées de Paris et de la région parisienne, à l’image de la société française dans son ensemble, subissent les répercussions des tensions internationales, de la guerre, de l’occupation allemande et du régime de Vichy. Pourtant, même aux heures les plus sombres des années 1940 à 1944, ces établissements d’enseignement secondaire continuent à fonctionner, à assurer les cours, à préparer leurs élèves aux baccalauréats et aux concours d’entrée aux Grandes Écoles. Mais cette apparente normalité est partiellement trompeuse. Cette thèse se propose d’étudier la vie des lycées parisiens[2] confrontés à une situation de crise et d’analyser cette situation de crise vue de l’intérieur même des établissements. Il s’agit de montrer aussi bien l’impact des dix années 1938-1947 sur ces institutions scolaires que leurs capacités de réaction, d’adaptation, de gestion des bouleversements engendrés par la guerre et par l’occupation allemande. Les lycées seront appréhendés à la fois dans leur existence matérielle, en tant qu’institution d’Etat, et comme collectivités d’individus, fonctionnaires et élèves, soumis aux contraintes de la période.

La double perspective envisagée s’inscrit à la confluence du temps long et du temps court et de deux champs historiographiques, celui de l’histoire de l’école et celui de l’histoire de la deuxième guerre mondiale et des années qui l’encadrent. La réunion de ces deux objets a déjà donné lieu à un certain nombre de travaux universitaires et d’ouvrages de synthèse[3].

Parmi ces recherches, l’enseignement secondaire et ses établissements les plus prestigieux, les lycées, apparaissent à certains égards comme le parent pauvre. On sait pourtant l’importance des lycées dans l’histoire de l’enseignement français, par leur ancienneté et par leur rôle de formation des élites du pays. Des études générales ont replacé les lycées dans la longue durée de l’histoire de l’école[4] ; par ailleurs, des recherches ont été effectuées sur des établissements particuliers, retraçant des périodes plus ou moins longues de leur histoire[5]. En revanche, il n’existe aucun travail qui ait pris pour objet l’ensemble des établissements dans les années 30 et 40, époque charnière à la fois dans 1 ‘histoire des lycées, marquée en particulier par les débuts de la démocratisation, et dans 1 ‘histoire de la France. On tente ici de combler partiellement cette lacune, en s’attachant aux lycées de Paris et de la région parisienne de 1938 à 1947. Il nous faut expliciter ces choix.

Les bornes chronologiques retenues méritent tout d’abord quelques explications. Dans le cadre de la confrontation des temporalités, il est apparu nécessaire de ne pas limiter cette étude aux seules années d’occupation ou encore de guerre, mais d’englober les années qui ont précédé et celles qui ont suivi le conflit. Entamer la recherche à la veille du déclenchement des hostilités permet d’offrir les éléments de comparaison indispensables pour comprendre ensuite les modifications, bouleversements, ruptures et continuités visibles dans la période suivante, et de dresser en même temps un tableau d’ensemble des lycées parisiens à la fin des années 1930. À l’autre extrémité, la poursuite de l’étude jusqu’en 1947 permet d’inclure et de traiter de l’importante question de l’épuration mais aussi d’analyser les modalités, les formes, les effets du retour à la légalité républicaine. Ce terme fournit également la possibilité d’envisager , une nouvelle fois, la question des ruptures et des permanences par rapport au gouvernement de Vichy, mais aussi par rapport à l’avant-guerre. L’impact réel, concret, quantifiable des années noires n’est pas, dans ce cadre, une conclusion mais un objet d’étude à part entière. Les années 1938-1947 permettent de s’inscrire plus aisément dans le temps long de 1 ‘histoire des lycées, de le confronter au temps court de la guerre et de l’occupation, même si la période 1940-1944 constitue le coeur de cette recherche. Cette périodisation nous a paru enfin propice à une analyse plus dynamique, moins statique que ne l’aurait été un travail centré sur l’événement guerre et occupation.

Le choix des limites géographiques obéit à une logique différente. Le cadre national est rapidement apparu beaucoup trop large, eu égard aux buts et aux moyens de cette étude : pénétrer au coeur des établissements, étudier de l’intérieur les effets de la période. La barrière de la collecte d’archives s’est révélée infranchissable. Par ailleurs, la nécessaire prise en compte du découpage de la France en zones de statuts différents pendant l’occupation, ainsi que le cas des lycées algériens, auraient multiplié et dilué les angles d’attaque. Le choix s’est porté sur les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise et ce, pour plusieurs raisons. Le nombre des lycées (31 puis 32 établissements) demeure fonctionnel tant pour la consultation des archives que pour le maniement des documents trouvés. De plus, dans l’organisation interne de l’Académie de Paris, les lycées de ces deux départements forment un tout, qu’il a paru important de restituer. Leur unité est clairement visible. Ces établissements constituent une agglomération de lycées unique en France, qui laisse un vide géographique important autour d’elle. Enfin, étudier les lycées de Paris et de la région parisienne permet d’accéder à quelques-unes des institutions scolaires les plus renommées du pays.

Il faut préciser également que seuls les lycées publics sont pris en compte ici. L’enseignement en France est fortement marqué par l’opposition du privé et du public, par la stricte séparation des établissements correspondants. Les lycées publics forment un ensemble homogène, ils sont les descendants directs de la création napoléonienne de 1802. En revanche, les établissements privés sont plus diversifiés, par leur caractère confessionnel ou non, par les motivations qui ont présidé à leur ouverture. Les inclure dans le cadre de cette étude aurait, là aussi, nécessité de prendre en compte des problèmes rompant l’unité du propos envisagé. Les seuls lycées d’État ont donc été retenus, en tant qu’institution centrale, objet d’une attention constante et soutenue de la part des autorités depuis un siècle et demi.

On s’attachera donc à montrer les effets de la période sur les lycées mais aussi les réactions des lycées face aux événements des années 1938 à 1947. Il faut préciser de prime abord que les analyses dépendent largement du point de vue adopté et de la temporalité envisagée. La continuité de l’institution est un fait. L’existence même des lycées, en tant que composante du système scolaire, n’est jamais menacée ou remise en cause. Cette situation est à rapprocher de celle de l’ administration française dans son ensemble qui perdure, continue à fonctionner, en dépit des troubles et malgré les bouleversements politiques et les changements de régime[6]. De plus, les lycées sont, par tradition, des institutions fermées sur elles-mêmes et sur leurs missions de transmission des savoirs, de formation des futures élites du pays, peu sensibles aux variations conjoncturelles. On peut se demander jusqu’à quel point cette tradition de clôture leur offre une protection contre les difficultés matérielles de l’époque ou contre d’éventuelles mesures du gouvernement de Vichy et des occupants allemands qui iraient à l’encontre de leur rôle traditionnel.

Derrière la continuité apparente de l’institution, en effet, des ruptures sensibles sont visibles qui tiennent à la fois au déclenchement de la guerre, en septembre 1939, à la situation d’occupation à laquelle est soumis le pays à partir de juin 1940 et à l’existence d’un régime nouveau, né de la défaite militaire. Dans l’ensemble, les Allemands s’intéressent peu à l’enseignement et laissent à Vichy le soin de faire fonctionner les lycées et l’opportunité de procéder à des réformes. Cette relative liberté rencontre pourtant deux obstacles: elle n’ est accordée qu’à la condition de maintenir l’ordre dans les établissements scolaires; elle se heurte par ailleurs aux occupations de bâtiments effectuées par les autorités allemandes. On sait que les questions scolaires sont une préoccupation majeure du gouvernement de Vichy.

Cet intérêt se manifeste à travers les réformes mises en place, le traitement réservé aux fonctionnaires des lycées, les modifications apportées aux matières enseignées et à leurs programmes respectifs. Il est nécessaire de faire la part entre les projets et les réalisations effectives, de confronter les volontés de rupture du régime avec les continuités lourdes dans le fonctionnement des établissements. On établira dans quelle mesure l’administration des lycées, le personnel enseignant, obéissent ou s’adaptent aux instructions qui leur sont données. La question de l’ obéissance est cruciale, en particulier quand celle-ci oblige les fonctionnaires à franchir la limite des attributions qui leur sont traditionnellement dévolues. L’ambiguïté de la participation aux oeuvres de solidarité, l’intrusion de la propagande maréchaliste dans les établissements, permettent notamment d’apprécier les attitudes et les réactions des uns et des autres. Les modifications perceptibles dans la vie des lycées ne découlent pourtant pas seulement des effets de la Révolution nationale mais aussi des contraintes matérielles manifestes à partir de l’entrée en guerre. Ces contraintes traversent la période étudiée et possèdent leur chronologie propre. Les lycées sont soumis aux restrictions générales qui atteignent le pays, avec cependant certaines spécificités. On montrera comment ces difficultés influent sur le fonctionnement général des établissements, sur le déroulement des cours, sur les services d’économat et interagissent avec les solutions trouvées pour y faire face. On se demandera à jusqu’à quel point les établissements sont réellement affectés par l’ensemble des contraintes qui pèsent sur eux. On évaluera, de là, leur capacité à résister aux affres de l’époque.

Il ne suffira pas d’analyser les ruptures et continuités dans le fonctionnement de l’institution, ou même les manières dont sont perçues les contraintes de la période depuis l’intérieur des établissements, mais d’observer, au plus près encore, comment sont atteints, dans leur vie même, les individus qui les composent. Cela implique d’interroger d’abord les inflexions éventuelles dans le recrutement des élèves, la composition du corps professoral et de l’administration. Les individus doivent être appréhendés à la fois dans leur vie de fonctionnaires et d’élèves, mais également dans leur vie « civile », en dehors des lycées. Les engagements politiques des uns et des autres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des établissements, manifestent-ils une spécificité propre à la fonction exercée ou à l’âge des individus considérés ? Comment se distinguent les attitudes de refus, de désobéissance, de résistance passive ou encore d’accommodement, de collaboration et de collaborationnisme ? L ‘histoire des élèves et des professeurs des lycées parisiens, c’est aussi l’histoire d’hommes et de femmes subissant le froid et la faim au quotidien, et victimes, pour certains, des stigmatisations et de la répression vichyssoises et allemandes.

Quels que soient le point de vue adopté et les réalités abordées, l’ étude devra s’accompagner de thèmes transversaux tels que les différences, les variations, les relations entre les lycées situés au coeur de la capitale, leurs proches voisins de la Seine et ceux, plus éloignés, de la Seine-et-Oise. On relèvera les caractères spécifiques induits par la localisation géographique des établissements.

Par ailleurs, la question des rapports et de la différence des sexes, des similitudes ou des écarts entre lycées de filles et lycées de garçons constitue un objet à part entière de ce travail. Depuis 1924, jeunes gens et jeunes filles reçoivent des enseignements identiques, même si leurs finalités diffèrent, eu égard notamment à la place dévolue aux femmes dans la société et dans la vie publique. On analysera les effets des discours sur “ I ‘ éternel féminin ”[7], prôné par Vichy, dans les lycées de filles, les répercussions différentes de la période selon les types d’établissements. Ces interrogations embrassent aussi bien les programmes scolaires, le quotidien matériel que les engagements politiques, aussi bien la vie lycéenne que l’existence en dehors des établissements.

Cette étude des lycées de Paris et de la région parisienne de 1938 à 1947 s’effectuera en cinq grands moments, qui mêlent des approches chronologique et thématique. On souhaite tout d’abord s’arrêter sur le moment précis des années 1938 à 1940 afin de brosser le tableau des établissements à la veille du déclenchement de la guerre et analyser ensuite les effets du conflit sur leur fonctionnement interne. Une première rupture, très nette, apparaît alors, qui révèle une forte capacité des lycées à s’adapter aux événements. Les trois parties centrales de ce travail sont consacrées aux années 1940 à 1944, marquées par la fin de la République, l’occupation allemande et l’instauration de l’État français. Une analyse des difficultés matérielles provoquées par la situation nouvelle s’impose en premier lieu. Les contraintes pèsent à la fois sur les bâtiments et sur la vie quotidienne, tant des lycées que des individus qui les composent. En second lieu, l’étude de la vie scolaire permettra de pointer les permanences et les inflexions perceptibles dans le fonctionnement des lycées. On abordera les effets de la reprise en main des établissements par Vichy, le sort réservé aux personnels et aux élèves, les évolutions dans les enseignements dispensés. Enfin, les années 1940 à 1944 ne peuvent être étudiées sans se référer aux questions de la propagande et des engagements politiques. Les lycées n’échappent pas à l’emprise idéologique du régime de Vichy et doivent participer aux campagnes de solidarité et aux célébrations de la Révolution nationale. Les lycées n’échappent pas, non plus, aux diverses manifestations des activités résistantes et collaboratrices. Leur analyse visera à préciser les types d’engagement, les modalités d’action, présents aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des établissements. La dernière partie de cette thèse sera consacrée aux années 1944 à 1947 et centrée autour de la question du retour à la normale. L’épuration des fonctionnaires compromis sous Vichy ne tend pas seulement à châtier les coupables, mais à réinscrire les autres dans une communauté nationale retrouvée et apaisée. Les personnels des lycées n’échappent pas au châtiment. Par ailleurs, la fin de l’occupation et de la guerre, la réadaptation à des conditions de vie ordinaires provoquent des situations parfois difficiles à gérer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des établissements: aux pénuries toujours prégnantes, à l’accroissement des faits d’indiscipline, s’ajoutent les difficultés liées aux retours des prisonniers et déportés. Enfin, dès l’année scolaire 1944-1945, le travail de mémoire commence, impulsé à la fois par l’État -et par des initiatives locales, propres à chaque établissement.

CONCLUSION

De 1938 à 1947, les lycées de Paris et de la région parisienne continuent à exister, à assurer leurs missions d’enseignement; le fonctionnement global des établissements n’en est pas moins modifié, perturbé, par les contraintes de la période. Leur poids varie sensiblement selon le point de vue adopté, que l’on observe l’institution ou les individus. La nécessité de prêter une attention soutenue à la chronologie fine des années concernées, mais aussi aux pesanteurs de la longue durée, a été soulignée.

Les lycées, en tant qu’institution d’État, ont une longue histoire, une fonction sociale que les régimes qui se succèdent entre 1938 et 1947 ne tiennent nullement à remettre en cause. Ces établissements prestigieux servent à former les élites indispensables au pays. Après juin 1940, le maintien des lycées dans leurs attributions antérieures découle de l’accord des occupants, mais surtout de la volonté vichyssoise d’affirmer la continuité et la présence de l’État français, d’assurer le bon fonctionnement de son administration et, comme le précise Marc Olivier Baruch, de “ disposer de la souveraineté nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité de la Révolution nationale, en considérant la contrainte allemande comme négociable ))[8]. Dans ce cadre, les relations ordinaires des établissements avec l’administration rectorale et ministérielle se déroulent selon des modalités et des canaux inchangés, les inspections générales se poursuivent sans interruption. Pourtant, l’institution est affectée, comme l’ensemble de la fonction publique, par les lois d’exclusion promulguées en 1940 et 1941. Le régime de Vichy tient à disposer de fonctionnaires qu’il juge dignes de servir et capables d’obéir au nouvel État français. L’épuration des « indésirables » est menée avec une vigueur certaine dans les lycées. Le nombre total des “ réprouvés ))[9] n’influe cependant que

marginalement sur leur fonctionnement. L’épuration de l’administration s’accompagne d’un accroissement de la surveillance et d’un renforcement de l’obéissance exigée des personnels. Il semble que l’administration applique les mesures vichyssoises, aussi longtemps en tout cas qu’elles ne mettent pas en danger la bonne marche de l’institution. De 1944 à 1947, la continuité juridique des lycées est de nouveau assurée, quand bien même des changements s’effectuent dans leur personnel.

Les lycées perdurent non seulement en tant qu’institution d’État, mais également dans leur existence matérielle. Face aux occupations de bâtiments opérées par les autorités allemandes, auxquelles le gouvernement de Vichy ne peut qu’opposer de vaines protestations, l’administration de l’Éducation nationale trouve des solutions de repli; aucun lycée ne disparaît. Cette situation résulte d’un faible nombre d’occupations totales et de la possibilité laissée, dans les établissements occupés partiellement, de poursuivre les activités d’enseignement. Paradoxalement, c’est au cours de l’année 1939-1940 qu’apparaissent les bouleversements matériels les plus importants. Il se produit alors la rupture la plus visible dans l’histoire des lycées parisiens au cours de la période étudiée. Le déclenchement de la guerre provoque la fermeture complète ou la réorganisation administrative de nombreux établissements. De plus, les sections enfantines et primaires sont supprimées, les classes préparatoires aux Grandes Écoles transférées en province. À l’autre extrémité de la période, la fin de l’occupation allemande et du régime de Vichy ne signifie pas, pour tous les lycées, un retour immédiat dans leurs propres bâtiments. Des réquisitions nouvelles de locaux ont lieu jusqu’en octobre 1945.

L’aspect matériel doit être également envisagé du point de vue des difficultés quotidiennes qu’affrontent les lycées. Les résultats sont ici nuancés: si les établissements scolaires sont soumis aux restrictions communes de chauffage et de nourriture, leur statut de collectivité leur permet pourtant d’atténuer quelque peu certaines de ces contraintes. De même, les alertes et les bombardements perturbent incontestablement les cours mais, par chance, aucun établissement n’est touché, en présence des élèves, par les bombes alliées. L’efficacité des mesures de défense passive, préoccupation fondamentale depuis l’avant- guerre, n’est jamais véritablement mise à l’épreuve. La continuité de la mission d’enseignement a été également rendue possible grâce à un personnel enseignant et administratif suffisant. En dépit des ponctions provoquées par la captivité, les lois d’exclusion

et, dans une moindre mesure, le STO, les lycées de Paris et de la région parisienne ne manquent pas de professeurs. On a vu que cette situation résulte en grande partie de la diminution parallèle du nombre des élèves scolarisés dans ces établissements, mais aussi de la volonté et de l’action ministérielle et rectorale de fournir, aux lycées les plus prestigieux de France, un corps professoral complet, si ce n’est aussi qualifié qu’avant-guerre. Il en va de même après la Libération, où le nombre des exclusions prononcées par le ministre au titre de l’épuration administrative est trop faible pour avoir des répercussions directes; il est d’autre part largement compensé par le retour des prisonniers et des déportés.

Les aspects proprement scolaires de la vie des lycées ne subissent pas, eux non plus, de bouleversements majeurs. Des modifications dans les matières scolaires, les programmes, le contenu des enseignements, trouvent un début d’application et de mise en oeuvre. Elles se heurtent pourtant à des obstacles infranchissables. Tout d’abord, le manque de temps. Les différents ministres de l’Éducation nationale du gouvernement de Vichy ne disposent pas d’une durée suffisante pour faire aboutir leurs réformes. Les échecs sont d’autre part provoqués par les difficultés matérielles: les nouvelles disciplines incluses dans l’Éducation générale et sportive se heurtent rapidement au manque d’équipements sportifs, à la sous- alimentation et à la fatigue des élèves qui ne peuvent fournir des efforts physiques soutenus. Il ne faut pas négliger par ailleurs les oppositions rencontrées aussi bien au sein des administrations collégiales et des professeurs, que de la part des élèves eux-mêmes et de leurs parents. Les réformes sont acceptées et appliquées, dans la mesure où elles ne remettent pas en cause le rôle traditionnel des lycées: la transmission d’une culture et d’un savoir intellectuel. Ce point est particulièrement visible dans la participation des élèves aux oeuvres de solidarité et à la célébration des valeurs de la Révolution nationale. On admet que les lycéens et les lycéennes apportent leur aide aux populations démunies, adressent leurs louanges au maréchal Pétain, à condition que ces activités n’empiètent pas démesurément sur le temps scolaire. Il ne faut pas négliger, enfin, le poids des évolutions de longue durée: si les tentatives pour contrer le processus de démocratisation de l’enseignement sont un échec, certains aspects des réformes vichyssoises en matière d’activités dirigées ou de changement des structures scolaires s’inscrivent dans un mouvement plus large et sont poursuivis après guerre.

Les lycées, dans leurs aspects institutionnels, matériels et scolaires, traversent la période 1938-1947 sans subir de bouleversements majeurs. Le fonctionnement des institutions scolaires est globalement assuré. Une forte capacité d’adaptation aux circonstances leur permet de surmonter les difficultés. Les habitudes administratives, la force d’inertie du fonctionnement interne des établissements, des relations routinières avec la hiérarchie participent de cette adaptation. Le cours ordinaire de la vie des lycées n’est modifié qu’à la marge, les contraintes émanant de l’administration de l’Éducation nationale ne produisent pas de véritables changements. C’est sans doute dans le domaine de la propagande politique que les établissements, malgré leur volonté de fermeture, en dépit des traditions de neutralité, échappent le moins aux perturbations de l’extérieur. On a vu, en la matière, l’importance de la personnalité et de l’idéologie du ministre en charge de l’Éducation nationale. Les formes diverses de désobéissance, de résistance, mais aussi certains aspects de la collaboration, pénètrent à l’intérieur des lycées. Pour autant, ces pressions externes restent marginales et ne provoquent pas, là encore, de crise importante au sein des établissements.

En revanche, la situation est bien différente si l’on change de point de vue et qu’on se place du côté des individus qui constituent la communauté scolaire. L’étude de ces individus a été envisagée de deux façons concomitantes. Ils apparaissent, en effet, à la fois en tant que professeurs, élèves, personnels administratifs ou de surveillance, à l’intérieur des lycées, mais également en tant que « civils » dans la vie courante, en dehors de leur activité professionnelle et scolaire. Dans les deux cas, la majorité d’entre eux suit le sort commun et réagit, à l’image de l’ensemble de la population française, en s’adaptant, en s’accommodant aux circonstances. Ces attitudes peuvent varier selon le degré de confiance et d’attachement accordé au régime de Vichy, suivant l’espoir d’une victoire alliée, mais aussi selon la période considérée. À l’intérieur des lycées, l’ensemble des fonctionnaires doit faire face à un accroissement des charges de travail. L’administration, en particulier, doit assurer la gestion des difficultés matérielles. Ce qui allait de soi et n’était que routine, bouleverse, à partir de 1940, la vie des établissements et prend, dans leur fonctionnement interne, des proportions inconnues jusque là. En dehors des lycées, tout le monde subit les conséquences des pénuries. Les répercussions sur les capacités de travail, sur la santé des uns et des autres ne sont pas négligeables. Parallèlement, la vie des enseignants exclus de leurs fonctions à partir de la rentrée d’octobre 1940 ou celle des élèves juifs, soumis aux contraintes françaises et allemandes, au danger permanent d’une rafle, constituent autant d’existences profondément modifiées, bouleversées et même anéanties par les circonstances. À la Libération, les fonctionnaires épurés subissent à leur tour, quoique dans une toute autre mesure, l’effet des sanctions. La combinaison d’une étude de l’institution et de celle des individus qui la composent permet par ailleurs de nuancer les jugements portés sur l’ obéissance des fonctionnaires. Les chefs d’établissements obéissent à leur hiérarchie, mais on a vu les marges de manoeuvre parfois subtiles dont ils disposent et que certains utilisent. Le même constat peut être fait pour les professeurs, soumis à l’ obligation de réserve, mais qui peuvent, par des allusions explicites ou non, faire connaître leurs sentiments et leurs opinions à leurs élèves. D’autre part, le choix de la résistance, de la clandestinité fait par un nombre important d’enseignants et d’élèves, entraîne une modification des repères, un déplacement, parfois un dédoublement du quotidien. L’ action résistante engendre également de nouvelles sociabilités. Les élèves peuvent se retrouver aux côtés de leurs professeurs dans le combat clandestin. Ils sont également amenés à rencontrer d’autres jeunes gens, issus de milieux sociaux différents, qu’une vie « ordinaire » aurait maintenus dans des mondes séparés du leur .Hommes et femmes, enfin, sont réunis dans des mouvements communs.

Les répercussions et les prolongements du sentiment de liberté, parfois d’impunité, acquis au cours de la lutte clandestine, de la mise en danger de sa propre existence, se font ressentir, après la Libération, dans les comportements, peu conformes à la discipline scolaire, qu’adoptent certains élèves. D’une façon plus générale, la fin de l’occupation allemande produit des effets ambivalents: la liberté de parole, les revendications catégorielles, syndicales et politiques réapparaissent massivement chez les enseignants et même chez les élèves. La participation commune à la résistance doit se traduire, une fois la paix revenue, dans une modification des rapports et des responsabilités de chacun à l’intérieur des lycées. Si le droit de vote est accordé aux femmes, leur place dans la résistance est largement occultée par une mémoire officielle en construction. Les élèves, de leur côté, commencent à bénéficier d’une représentation dans les conseils des lycées, quoique sous une forme encore mineure. Les principales structures des établissements ne sont modifiées qu’à la marge. Les décennies suivantes verront le modèle de l’école unique s’imposer, la démocratisation des recrutements s’amplifier, mais il faudra attendre mai 68 et ses effets pour assister à des évolutions significatives dans les modes de fonctionnement des lycées.

 Cécile Hochard

Les Cahiers du Germe trimestriel n° 222-23-24, 2010

[1] Thèse de doctorat d’histoire, soutenue le 21 mars 2002 à l’Université Paris 7, sous la direction de M. André Guesclin, Jury composé de MM. Laurent Douzou, Pierre Laborie, Jean-Noel Luc et Jean-François Sirinelli.

[2] Dans tout ce qui suit, par souci d’allégement de la présentation, on appellera “ lycées parisiens ” l’ensemble des lycées de Paris et de la région parisienne. On ne précisera plus avant la localisation géographique que lorsqu’on voudra parler spécifiquement des lycées de Paris intra muros, de la Seine ou de la Seine-et-Oise.

[3] Les thèmes de l’école et la guerre, de l’école dans la guerre, apparaissent tout d’abord dans des ouvrages consacrés au sujet plus large de la jeunesse. On citera en particulier le livre pionnier de w. D. HALLS, Les jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros Alternatives, 1988, (lère édition anglaise 1981), ainsi que l’ouvrage de P. GIOLI1TO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991. Par ailleurs, dès 1982, Rémy Handourtzel a consacré un mémoire de maîtrise à La Révolution nationale contre l’école républicaine: la politique scolaire de Vichy (été 1940- automne 1942), R. Rémond dir., Université Paris x. Cette première approche a donné lieu à un ouvrage de synthèse Vichy et l’école, Paris, Noêsis, 1997, qui traite essentiellement de l’enseignement primaire. Plus récemment Jean-Michel Barreau, dans Vichy contre l’école de la République. Théoriciens et théories scolaires de la Révolution nationale, Paris, Flammarion, 2000, s’intéresse principalement à l’idéologie vichyssoise en matière d’enseignement et à ses origines, aux projets et à l’application des réformes élaborées par les tenants de la Révolution nationale.

[4] Se reporter aux histoires de l’éducation et de l’enseignement français aux XIX » et XX » siècles, en particulier A. PROST, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968 et L’école et la Famille dans une société en mutation, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, tome IV de L.-H. PARIAS (dir.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France; P. ALBERTINI, L’école en France XIX° -XX° siècles, de la maternelle à l’université, Paris, Hachette, 1992 ; P. CHEVALLIER, B. GROSPERRIN, I. MIALLET, L’Enseignement français de la Révolution à nos jours, Paris -La Haye, Mouton, 1968; CI. LELIEVRE, Histoire des Institutions scolaires (1789-1989), Paris, Nathan, 1989. Peu de travaux traitent uniquement de renseignement secondaire. On peut pourtant citer les actes du colloque tenu à Béziers en 1994 et publiés sous la direction de I. SAGNES, L’enseignement du second degré en France au X)(‘ siècle, Béziers, Presses Universitaires de Perpignan, 1995. La particularité de renseignement secondaire destiné aux jeunes filles a fait l’objet de publications spécifiques; en premier lieu Fr. MAYEUR, L’Enseignement Secondaire des Jeunes Filles Sous la Troisième République, Paris, PFNSP, 1977. L’enseignement féminin dans son ensemble a été traité par Fr. et CI. LELIEVRE, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991.

[5] On peut citer ici la thèse de I. ROUX, Le lycée Lamartine, 1891-1996. Histoire d’un lycée parisien de jeunes filles, thèse pour le doctorat d’histoire, A. Prost dir., Université Paris I, 1997, 2 volumes, ou encore M. GONTARD et alii, Histoire des lycées de Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, 1982 ; I. BARREAU, Un grand lycée de province: le lycée Clemenceau de Nantes dans l’histoire et la littérature depuis le Premier Empire, Thonon-les-Bains, L ‘ Albaron, 1992. On trouve des ouvrages équivalents pour les lycées de la région parisienne tels que: X. RENARD, Le château et le lycée de Vanves: 1698- 1798-1998, histoire du lycée Michelet, Fontenay-sous-Bois, SIDES, 1997; I. BOUILLON, I. BRIAN et alii, Le lycée Henri 1V, Thionville, Gérard Klopp, 1996 et P. DEHEUVELS et alii, Le lycée Louis-le-Grand, Thionville, Gérard Klopp, 1997. Tous ces travaux consacrent un chapitre, plus ou moins développé, à la période 1939-1945. L’histoire des lycées pendant la guerre a donné lieu à des recherches universitaires spécifiques. La première est l’oeuvre de Michèle Brison, qui, dès 1976, a consacré son mémoire de maîtrise à La vie du lycée du Parc (1939-1944), G. Garrier dir., Université Lyon II,2 volumes. On peut signaler également N. GAUME, Le lycée de Victor Hugo de Besançon pendant l’occupation allemande, 1940-1944, mémoire de maîtrise, F. Marcot dir., Université de Franche-Comté, 1990 (je remercie Dominique Kalifa de m’avoir signalé ce mémoire de maîtrise) ou encore plus proche de notre sujet I. MARTIN, Les lycées parisiens et Vichy (1940-1943), mémoire de maîtrise, J. Girault dir., Université Paris I, 1990. Ce dernier travail s’appuie sur l’exemple de 4 lycées de la capitale et sur une séquence chronologique limitée. On peut également se reporter, à titre comparatif, à l’ouvrage sur l’Ecole primaire supérieure parisienne Iean-Baptiste Say, J-P. LEVERT, T. GOMART, A. MERVILLE, Un lycée dans la tourmente. Jean-Baptiste Say 1934-1944, Paris, Calmann-Lévy, 1994. Il existe par ailleurs de nombreuses plaquettes commémoratives et des historiques des lycées rédigés et publiés par les établissements eux-mêmes. Une liste exhaustive en est donnée dans la bibliographie de cette thèse.

[6] On se reportera ici aux analyses de M. O. BARUCH sur la haute administration française pendant les années noires, Servir L’Etat français. L’administration en France de 1 940 à 1 944, Paris, Fayard, 1997.

[7] On reprend ici le titre de l’ouvrage de Fr. MUEL-DREYFUS, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Le Seuil, 1996.

[8]  M. O. BARUCH, Servir l’Etat français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, p. 577.

[9] .Pour reprendre le terme utilisé par M. 0. BARUCH, ibid., pp. 115 et s.

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