lecture : Gilles Lazuech, L’exception française, le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation

LAZUECH Gilles, L’exception française, le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation, Rennes, PUR, 1999, 304 p. Le premier livre du sociologue nantais s’attaque à un problème où tout semble avoir été dit et redit sur les spécificités du système français des grandes écoles. Mais c’est un regard inédit, de sociologue et d’économiste, qui se porte moins sur les programmes « officiels » des cursus scolaires que sur la façon dont les activités para-scolaires (comme l’engagement au sein d’associations d’élèves) servent à la reproduction comme à l’acquisition de « savoir-être », partie prenante de l’acquisition de compétences professionnelles dans une économie où, plus que la qualification, « l’employabilité » devient un sésame, y compris (et peut-être surtout) pour l’encadrement et les « managers ».

La première partie de l’ouvrage traite des effets de la « mondialisation » de l’économie sur les grandes écoles, cette internationalisation prenant des formes visibles (accord entre institutions de formation) et moins visibles (unification des formations tant par l’introduction de matières liées à « l’international » que par le développement d’une nouvelle pédagogie du « savoir-être »). Il s’agit d’un modèle national « mis à l’épreuve » de la mondialisation. Au delà des points déjà soulignés par le livre de Maurice Goldring sur les limites de « l’élitisme républicain » et de « l’égalité devant le concours » (Voie royale, voie républicaine, la formation des élites en France et en Grande-Bretagne), l’intérêt de ce travail est de s’attacher aux « petites grandes écoles ».  Car les « grandes écoles » ne sont pas un secteur homogène : il y a les « grandes » (polytechnique, mines, ENS, ENA…) et les autres. Au sein même des ces « petites » grandes écoles, se distinguent les écoles d’ingénieurs et les écoles de commerce. Or, l’internationalisation de l’économie et les transformations de l’économie française ont des effets sur la compétition entre ces écoles. Les entreprises contrôlées par l’Etat qui servaient de débouché à la plupart des « grandes », avec un fort contenu « collectif » autour de la défense des principes du « service public » sont privatisées, et les normes du secteur privé pénètrent dans les services publics. Ainsi, les compétences de « manager » telles qu’elles existaient dans le privé sont de plus en plus requises même dans le public, et le contenu pédagogique lui même doit « s’adapter ».

Nous nous attacherons à la seconde partie, en ce qu’elle résulte d’un travail d’enquête de terrain au sein des associations d’élèves. Car la « pédagogie du savoir-être » passe par ce monde associatif particulier où s’acquiert – ou se conforte « la formation au sens pratique managerial ». Certes, en apparence ces pratiques associatives sont disparates (clubs, bureaux des élèves, « évènements) et sont non obligatoires. Toutefois ces pratiques participent  au dispositif pédagogique (et sont encouragées par les directions d’écoles). Ainsi, les plaquettes de présentation distribuées informent aussi bien sur les cursus scolaires (obligatoires) que sur les associations (facultatives). C’est donc comme pédagogie non institutionnalisée du savoir-être qu’est analysée la vie associative des écoles. Evidemment, d’un type d’école à l’autre, l’importance de cette activité dans l’acquisition de compétences varie. Dans les « grandes » grandes écoles, à débouché public ou grandes entreprises, le diplôme suffit à faire valoir son titulaire, tandis que dans les plus petites, le cursus associatif est important pour « vendre » ses capacités d’animation, de direction, bref de « manager ». Mais point commun : c’est la construction d’un « esprit de corps ».

L’auteur va distinguer plusieurs types de pratiques valorisées par les écoles : tantôt il s’agit de valoriser l’école par des relations extérieures et des manifestations qui « font parler » de l’établissement (il s’agit notamment de ceux qui, moins connus, doivent toujours se faire connaître), par exemple des actions humanitaires, ou sportives, culturelles, en lien avec des entreprises et les collectivités locales. Dans d’autres, il s’agit de « participation à la célébration de l’école », fêtes et « nuits de (nom de l’école) qui sont des moments forts et ritualisés.

Au sein même des écoles, il y a des « grandes » et de « petites » associations et il n’est évidemment pas indifférent d’être président du bureau des élèves (poste auquel on ne concourt qu’avec quelques chances de succès, c’est à dire avec certaines prédispositions sociologiques), que d’être animateur d’un club d’échecs, ou environnement. Ce « processus d’inculcation » va toutefois faire apparaître des différenciations parmi les élèves. Ainsi, on trouvera d’un côté de l’espace social associatif parmi les présidents de BDE ou de « Junior entreprise » des enfants de la grande bourgeoisie, des héritiers de capital économique, alors que les enfants de couches plus populaires devront être moins actifs et accorderont plus d’importance à la nécessité d’accumuler un capital scolaire (en effet, l’activité associative nuit à l’assiduité et on peut avoir conflit entre l’administration de l’école qui valorise cette activité et certains professeurs qui ne jugent que des résultats scolaires). Gilles Lazuech nous montre, à partir de la place des femmes dans les associations (rarement présidentes de BDE ou de JE, surtout trésorières ou dans des rôles de représentation), que les compétences requises (et acquises) dans ce monde associatif permettent de repérer également les différenciations des rôles et des places sur le marché du travail des cadres et des managers, puisqu’on y trouve aussi bien des «managers » formés à l’international dans les très multinationales, qu’un encadrement de niveau plus national, et que la place des femmes cadres est très similaire à celle des femmes dans les associations. L’auteur n’oublie pas ceux et celles qui se situent en marge, n’adhérant pas aux associations. Les tableaux statistiques montrent les trois catégories (« apprentis-managers », « équipiers », « distants ») avec les variables sexuelles, d’origine sociale, de niveau de diplême des parents. Ces tableaux – comme les entretiens – sont éloquents.

Pour ceux qui ont travaillé sur les AGE de l’UNEF dans les premières décennies du 20e siècle, ils reconnaîtront certaines des caractéristiques des associations d’écoles et BDE d’aujourd’hui : rôle de socialisation encouragé par l’administration quand l’université aussi devait former des « élites ». Mais le travail de représentation d’un groupe social (les étudiants) qui se massifie dans un cadre national produira une fonction plus « syndicale », rôle qui ne sera pas celui des associations d’écoles, sélectives et se faisant concurrence entre elles. Ce livre est ainsi à relier – au moins sur ces derniers aspects – aux travaux de Valérie Becquet (sur les associations étudiantes), de Thierry Lichet (sur les associations en IUT), de Jean-Quentin Poindron (sur l’Union des grandes écoles). Il est en tous cas à lire avant les rencontres du GERME sur les associations étudiantes.

Robi Morder

Les Cahiers du GERME trimestriel n° 18 –  2°  trimestre 2001

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