Guy Berger (1932-2023) « Vincennes et la citoyenneté étudiante »

Guy Berger colloque juillet 2015Notre ami Guy Berger est mort en ce mois de juin 2023. Grand nom des sciences de l’éducation, il fut l’un des fondateurs de l’université de Vincennes. Généreux, toujours à l’écoute -nous en parlerons dans un prochain article –  il était attentif à nos travaux, fidèle ami que nous rencontrions aussi bien à Paris 8, notamment à l’occasion du cinquantenaire de l’université, que dans nos initiatives telles le colloque de 2015 ou les 20 ans du Germe en 2020. Nous mettons en ligne ci-après le texte de son intervention suivi de celui de Colette Perrigault publié dans Démocratie et citoyennetés étudiantes après 1968, paru chez Syllepse en 2020.

Guy Berger entre Frank Georgi à gauche et Colette Perrigault à droite au Conseil régional d’Ile de France ‘colloque « Démocratie et citoyennetés… » des 1er au 3 juillet 2015). Photo CME.

Guy Berger

Ce n’est pas vraiment à deux voix car je suis seul à avoir préparé une intervention. C’est à la dernière minute que j’ai demandé à Colette d’être avec moi ici, plus pour me contredire ou compléter ce que je vais dire que vraiment pour intervenir à égalité. Donc on n’est pas dans la situation traditionnelle où un bonhomme parle pendant quarante-cinq minutes en ayant la gentillesse de laisser cinq minutes à celle qui est à côté de lui, mais c’est lié à la situation. D’autre part, c’est un témoignage mais c’est aussi une tentative d’analyse, mais surtout je voudrais utiliser l’expérience de Vincennes pour réfléchir un peu, y compris à mon compte, sur ce que c’est que la citoyenneté étudiante, ce que c’est que le pouvoir étudiant, qu’est-ce que tout cela veut dire.Deux mots de Vincennes.

Deux paradoxes

Guy Berger 25 ans du Germe 11 septembre 2020

Guy Berger (à gauche) avec Pierre Moulinier aux 25 ans ‘déconfinés) du Germe. 11 septembre 2020, mairie du 11e à Paris. Photo RM/Germe-CME.

Je partirai de deux paradoxes. Le premier paradoxe, c’est que Vincennes est une université qui a totalement été constituée, construite, pensée, élaborée par un groupe d’enseignants en relation avec le ministère, et sans aucun contact avec quelque étudiant que ce soit. C’est donc, je dirais, par excellence, une université créée par des enseignants, tout a été décidé par eux, y compris la couleur du skaï des poufs qu’on mettait dans les salles où on était censés rencontrer les étudiants pour bavarder avec eux, y compris le nombre d’enseignants qu’on allait recruter, y compris la répartition entre les disciplines, y compris des modalités de fonctionnement, Vincennes est tout armé. Et quand les étudiants pour la première fois font irruption dans le monde de Vincennes à la rentrée de janvier 1969, tout est bâti, tout est construit, les places sont occupées, les salles sont distribuées, les horaires sont presque achevés (en fait pas tout à fait, ce n’était pas si simple).
Première question : qu’est-ce que représente l’irruption d’une population étudiante, qui s’est trouvée de fait complètement à l’écart de la création de cette université, et quels types de transformation cette irruption va provoquer, sachant qu’il n’y a eu que quatre relations. Il y a eu, en septembre 1968, un article virulent de Brice Lalonde disant qu’en aucun cas aucun étudiant n’entrerait jamais dans cette université maudite, qui est le produit, au fond, d’un groupe secret dont personne ne connaît la constitution exactement, et de la volonté d’Edgar Faure.
Le second contact c’est un article d’Action, qui au contraire dit aux gens qu’il faut s’emparer de Vincennes, mais qui met 21 conditions dont pratiquement aucune ne sera respectée.
Le troisième contact c’est une campagne de presse et de radio que nous faisons parce qu’on se rend compte qu’il n’y a pas assez d’inscrits et que le ministère menace de ne pas nommer tous les enseignants qui avaient été proposés.
La quatrième, et ce n’est pas inintéressant, comme on est débutants, on accepte à l’inscription des étudiants de première année, c’est-à-dire des gens qui sortent des lycées, des gens tous jeunes, qui sont soit politisés, parce que depuis trois ans, les trotskistes en particulier, encadrent très fortement le mouvement lycéen, soit parce qu’ils ont vécu romantiquement les événements de 1968, en tout cas ils ne sont pas politisés, j’allais dire ni dans les modèles qui étaient celui des luttes anticoloniales et qui avaient caractérisé leurs aînés, ni par des formes d’appartenance aux partis politiques traditionnels. En plus de ces jeunes, on a des étudiants relativement anciens, qui sont déjà en cours d’études de maîtrise et même de doctorat, et qui sont amenés par leurs enseignants. C’est-à-dire que les enseignants nommés à Vincennes qui étaient déjà enseignants universitaires, viennent avec leurs cours, leurs étudiants. Donc on a un rapport aux étudiants très paradoxal. Le deuxième­ pa­radoxe c’est que très certainement Vincennes-Paris 8 va être l’université où va s’afficher de manière très forte le refus presque radical de la très grande majorité des étudiants de participer à l’organisation, à la gestion, au gouvernement de l’université, c’est le grand lieu du slogan « élections piège à cons », et qu’en même temps c’est peut-être de toutes les universités, françaises en tout cas, celle où le poids des étudiants, la prise en compte ou la participation réelle des étudiants à la définition concrète de ce qu’on y fait concrètement a été la plus grande. On a donc deux paradoxes auxquels je vais m’efforcer de répondre.

L’arrivée des étudiants

folies er taisons d'une universiteQuand les étudiants débarquent dans l’aventure Vincennes, je le répète, le bateau est totalement construit, totalement élaboré. Il se passe une première chose, c’est qu’immédiatement vont se trouver renversés ou détournés un certain nombre de principes.Premier principe, vous le savez sans doute, Vincennes était caractérisé par le fait que dans le droit fil de l’article 23 de la loi d’orientation d’Edgar Faure, elle considérait au fond qu’elle devait accueillir au même titre que n’importe quel étudiant tout salarié, qu’il ait ou qu’il n’ait pas de diplômes, pourvu qu’il puisse faire état de trois années continues de travail salarié. Donc le problème des non-bacheliers que je vais évoquer maintenant n’est pas posé en tant que tel, il est posé en fait comme une sous-catégorie possible de la grande catégorie qui est celle des salariés, et ceci correspond, je dirais, à un modèle de la gauche traditionnelle qui consiste à ouvrir les institutions éducatives aux salariés et pas simplement à ceux qui peuvent y être à plein temps. Or, dès le mois de janvier 1969 un groupe d’étudiants s’empare d’un certain nombre de documents du lieu d’inscription et d’accueil des étudiants et inscrit un certain nombre de candidats sans se préoccuper de savoir s’ils ont des feuilles de salaire, ces candidats sont des non-bacheliers. Voilà déjà un premier renversement : la question des salariés va être en quelque sorte subordonnée à la question des non-bacheliers, et cette question des non-bacheliers renvoie à quelque chose de tout à fait autre que la question de la justice sociale telle que l’entendaient les partis de gauche au sens traditionnel, qui avaient été partisans de la création de Vincennes, pour devenir au contraire à l’égard des sans-grade, à l’égard des pauvres, à l’égard des exclus, alors que le terme d’exclus n’a pas encore été utilisé. Cette première action c’est une première manière de dire que le cœur de l’action c’est l’exclusion.
Deuxièmement, rappelons le contexte. En Tunisie depuis un an Bourguiba pourchasse les gens de gauche, il a mis en prison son ministre de l’éducation, Ben Salah, il poursuit les gens du « groupe perspective », alors qu’on est juste avant l’affaire Ben Barka et d’ailleurs un enseignant de Vincennes sera présent au moment de l’enlèvement de Ben Barka. On a parlé du Brésil qui est en plein dans le régime de la dictature militaire, au Portugal Salazar est toujours au pouvoir, Franco de même en Espagne, en Grèce c’est le règne des colonels, en Algérie Houari Boumedienne a chassé Ben Bella et on commence à avoir des normes culturelles extrêmement sévères, etc. Autrement dit on est dans un contexte international dans lequel vont se précipiter à Vincennes tous les militants, toutes les victimes, tous ceux qui fuient des situations insupportables dans les pays qui sont les leurs et les étudiants vont de fait – et je dirais dans une démarche qui n’exprime pas de volontarisme de départ – être fondamentalement, profondément porteurs de la question des étrangers. D’emblée, alors que cela ne fait pas partie du programme et du projet, Vincennes va devenir l’université des étrangers, elle va le rester à travers toutes sortes de modifications pour devenir celle des sans-papiers, celle des migrants, c’est une trame qui va être continue.
Troisièmement, on a des salariés, on a des professionnels, mais ces professionnels sont porteurs des problèmes de leurs professions. Déjà au GIP (Groupe d’information sur les prisons) créée par Foucault, il y avait aussi des matons (gardiens de prison). Dans le Groupe d’information santé (GIS) qui est à peu près contemporain de la conception de Vincennes, il y a des infirmiers, des infirmiers psychiatriques, etc. qui sont porteurs de leur sensibilité. Très souvent les salariés, tout en étant moins importants que les non-bacheliers, vont apporter à Vincennes tous les problèmes de leur profession, je dirais tous les problèmes de leur vie. Vincennes, « université des temps modernes », titre que lui a donné autoritairement Edgar Faure, qui est cité dans le décret de présentation de l’université de Vincennes au président de la République du 2 décembre 1968 – moi aussi je peux citer des dates et des faits précis, mais en plus la date est fausse – va devenir une sorte de lieu de résonance de tout ce qui se passe dans l’environnement. Lorsqu’il y a une crise dans l’enseignement technique et qu’on voit débarquer les profs PLP, qui sont eux-mêmes des ouvriers qualifiés et les premiers enseignants dans l’enseignement professionnel à cette époque-là et qui n’ont aucun titre de type éducatif. Lorsqu’il y a – on est tout près des lois Nungesser (lois sur la contraception) – des crises dans un certain nombre de maisons familiales qui accueillent des adolescentes enceintes ou déjà mères et que ces adolescentes débarquent à Vincennes avec leurs nourrissons pour travailler avec nous leur situation. Quant à Lip on a la crise que vous connaissez, les géographes et les sociologues de Paris 8 partent à Lip immédiatement pour aller voir, quand il y a la marche du Larzac jusqu’à Paris, c’est à l’université de Vincennes qu’on s’arrête, quand un groupe de jeunes avec leurs éducateurs décident de fuguer des centres, c’est à Vincennes qu’ils s’installent, viennent dormir, occuper quelques salles – d’ailleurs il y a des profs qui ne sont pas très contents de voir leurs salles squattées de cette manière. Autre manière de penser la politique, dire au fond qu’on a créé un univers qui à cause de son type de population, va être la caisse de résonance, non de tous les évènements du monde certes, mais de beaucoup, va développer une sorte d’hypersensibilité à tout ce qui se passe autour de nous, au point de vue national mais aussi à l’étranger. Lorsque Khomeiny affrète un avion pour revenir triomphalement à Téhéran, vous savez que Foucault part immédiatement après lui, et se fait d’ailleurs avoir de façon magistrale par les hommes de Khomeiny, mais je connais au moins deux étudiants de Paris 8 qui décident de leur propre chef d’obtenir une carte de presse de petits journaux, dont un journal d’une commune suisse, et ces deux étudiants vont accompagner le deuxième avion affrété par Khomeiny pour les journalistes. Autrement dit, il y a une sorte de lieu qui, par sa construction, par les gens qui y sont, par la manière dont il s’est constitué, va devenir caisse de résonance, système de sensibilité à tout ce qui peut se passer tout à fait à côté.
Quatrièmement, les étudiants débarquent, mais ils ne vont pas là où on pense qu’ils vont aller. Je veux dire par là qu’on a construit une université, on a créé des locaux, défini des départements, et on a défini par conséquent des anticipations quantitatives. Par exemple, les départements de langues, puisqu’on est université des temps modernes, comprennent à peu près plus de 35 % du total des enseignants titulaires qui ont été recrutés. En revanche il y a des disciplines pas encore universitaires, ou à peine, comme les Arts, mais aussi considérées comme médiocres et sur le plan intellectuel, et sur le plan social, auxquelles on a « royalement » réservé un ou deux postes. Misère, les étudiants – puisqu’ils décident où ils vont aller – les étudiants se précipitent là où il n’y a pas d’enseignants, pas de locaux, pas d’administratifs et donc l’université est condamnée à recruter un ensemble de nouveaux enseignants qui ne seront pas titulaires, mais chargés de cours et des personnels administratifs vacataires. Où sont-ils recrutés ? Justement parmi les étudiants, et on va avoir la création d’une catégorie d’étudiants non-étudiants, ­d’enseignants-étudiants, d’administratifs-étudiants qui sont en porte-à-faux, pour lesquels Vincennes est à la fois ce qui leur permet de survivre matériellement, ce qui leur permet de trouver des premiers éléments de construction d’une carrière professionnelle, qui leur permet de se développer et de se cultiver. Et ces personnes ne peuvent aller nulle part ailleurs. Donc on a une sorte de population captive pour laquelle Vincennes devient une patrie, et je crois que cette idée est tout à fait importante, d’autant plus – et ce sera le dernier point du premier paradoxe – que cette université s’est créée d’abord uniquement sur la base du volontariat, volontariat des enseignants, des administrateurs et des étudiants, elle est donc objet d’amour. Je fais exprès d’employer ce terme qui peut paraître paradoxal. Les premiers « usagers-acteurs » de Vincennes sont dans un rapport libidinal avec cette institution, d’où d’ailleurs, il est évident que quand ce volontariat va se réduire, voire complètement disparaître, le sentiment patriotique d’appartenance disparaît. Ce sera le cas quand des enseignants arriveront à Vincennes simplement dans un plan de carrière pour aller ensuite dans une « meilleure­ » université : il faut accepter quelque temps d’être maître de conférences en banlieue nord de Paris. Et quant aux étudiants au fond ils viendront à Vincennes parce que le système d’inscription RAVEL ou celui qui a suivi, les a affectés à cetroisième choix.

la question du pouvoir va se poser d’une façon tout à fait nouvelle.

Guy Berger colloque autogestion 13 10 2018

Guy Berger,  sur l’expérience de Vincennes au colloque « Autogestion dans les années 68 », 13 octobre 2018, dans les locaux de Solidaires. Christian Mahieux est à sa droite. Photo RM. Voir l’intervention video 1 à 1 h 36

Deuxième paradoxe : très curieusement à Vincennes, en raison d’ailleurs­ de règles qui n’avaient pas nécessairement cela pour objectif, la question du pouvoir va se poser d’une façon tout à fait nouvelle. Je veux dire par là que chaque fois que l’on parle pouvoir, on lie inévitablement la notion de pouvoir avec celle d’une hiérarchie et celle d’une centralité. Le pouvoir le plus important c’est celui qui est le plus hiérarchique, et celui qui est le plus central c’est celui qui gère le plus grand nombre d’éléments. Dans le système de Vincennes, on a inventé les UV, unités de valeur. Tout enseignement dure au moins trois heures, c’est-à-dire dans des groupes relativement continus, où par définition on ne peut pas faire cours pendant trois heures, même moi qui suis bavard, je serais incapable de parler trois heures en continu, et par conséquent qu’est-ce qu’on fait pendant ces trois heures ? Eh bien on travaille, on discute, mais on discute aussi de ce qui nous arrive, de ce qui se passe autour et les UV deviennent un lieu à la fois d’éducation politique dans lequel étudiants et enseignants, par microgroupes, analysent l’environnement qui est le leur et les situations qu’ils vivent, mais l’UV devient aussi un lieu de pouvoir. Un lieu de pouvoir qui porte sur le contenu, qui porte sur les démarches d’apprentissage, qui porte sur l’évaluation. Ce pouvoir sur les contenus, les démarches, les modes d’évaluation est par certains côtés aussi important, et j’ajouterais, totalement indépendant du centre, ou du sommet de l’institution. C’est-à-dire qu’on a une espèce d’éclatement du pouvoir.
La seule règle qu’on impose aux étudiants – c’était dans le projet de Vincennes – c’est que tout étudiant ne peut avoir un diplôme qu’en combinant une dominante, une sous-dominante, et des UV libres, c’est-à-dire parcourir plusieurs départements. Cela a une conséquence intéressante, c’est que même si les départements sont relativement isolés, dans le cas de Vincennes on rejette totalement le modèle national usuel, on en fait un modèle artificiel, qu’on respecte juridiquement mais dont personne ne s’occupe ni ne tient compte. Les étudiants par le type de cursus qu’on les oblige à suivre, sont en quelque sorte des citoyens de l’université. Il y a deux lieux qui sont des lieux à investir, qui sont des lieux importants, c’est l’UV – et cela est essentiel – mais c’est aussi l’université comme un tout, d’où l’importance des assemblées générales. Et dans ce contexte le problème de la conquête d’un certain nombre de lieux de pouvoir à travers des systèmes de représentation, des systèmes d’élection, devient un problème sinon secondaire, en tout cas parallèle à d’autres conceptions de l’expression même de la citoyenneté.

Être citoyen ce n’est pas de voter, c’est être gouvernant là où on est

Cinquantenaire de Vincennes. Guy Berger à côté de Charles Soulié. Exposition de photos, tracts, affiches, journaux

Cinquantenaire de Vincennes 2018/2019. Guy Berger à côté de Charles Soulié. Exposition de photos, tracts, affiches, journaux

Être citoyen ce n’est pas de voter, c’est être gouvernant là où on est, et en ce sens Vincennes est un lieu de réinvention du sens même de l’autogestion qui ne s’exprime pas en termes d’autorité sur autrui ou sur d’autres champs que ceux dans lesquels on est impliqués, mais qui permet à chacun de se trouver responsable du lieu qui est le sien. Ceci est très important, et cela va être complété au cours de l’histoire par le fait que face aux limites du système de l’élection et de la représentation, Vincennes va inventer en quelque sorte des lieux sans élections, sans représentation, mais dans lesquels en fait la participation est en quelque sorte en elle-même sa propre légitimation, et cela va être le système des commissions, ce qui va entraîner par conséquent que le modèle de la délégation, qui était au cœur finalement de ce qu’on appelle généralement démocratisation, que ce soit quand on invente les délégués de classe dans les lycées, quand on fait participer des parents dans les conseils d’administration des établissements ou quand on désigne des responsables syndicaux, ou des responsables politiques, ce système de délégation finalement n’est pas le mode normal du fonctionnement de Vincennes. Chacun se présente là où il pense qu’il doit se présenter avec ce qu’il a à dire, sans qu’on puisse lui demander qu’est-ce qui légitime sa parole, sinon le fait qu’il exprime son intention et son désir, et qui il représente. Dans les commissions les départements envoient des enseignants, plus rarement des étudiants, mais c’est sur le mode « qui veut aller à la commission ».
Cette disparition de la notion de délégation, c’est le côté presque très secondaire de la notion de représentation. Ceci me paraît d’autant plus significatif que cela ne va pas durer longtemps. Pas exactement quand on arrive à Saint-Denis en 1980, mais quand on va essayer d’appliquer la loi Savary de 1984 avec l’idée de trois conseils, mis en cause aujourd’hui par la loi Fioraso, il est évident que le problème au fond d’être membre des conseils devient quelque chose de fondamental, que la candidature au conseil va de nouveau se réinscrire dans des modèles d’appareil, soit des appartenances syndicales, soit dans des appartenances explicites ou implicites à des partis, soit dans des constitutions d’alliances et de groupes et, par conséquent, on n’est plus là qu’en tant que représentant, et c’est cet acte de représentation qui légitime la présence dans un lieu de décision. Donc l’application de la loi Savary pour l’université Paris 8 a été l’abandon du modèle des commissions, l’abandon d’un certain nombre de situations de pouvoir, compliqué par d’autres choses qui sont aussi importantes. Les UV sont passés pour des raisons de locaux de 3 heures à 2 h 30. Une demi-heure en moins par UV, ce n’est en soi pas grave, s’il s’agit de faire taire un enseignant pendant une demi-heure de plus, mais c’est grave parce que cette demi-heure on l’enlève é­vi­demment au débat et à la parole des étudiants, parole qui disparaît des UV.
Il est évident que nous vivons une situation générale qui change. Lorsque Vincennes est créée, c’est dans une société de plein-emploi, puis progressivement en 1973 et 1975 à travers les différentes crises pétrolières la question du chômage monte. En même temps la question du diplôme se modifie, la question majeure devient la question du diplôme, et la question du diplôme finalement suppose l’alignement sur les lois générales, et par conséquent l’abandon d’un certain nombre d’inventions locales qui étaient des prises de risque, puisque sans arrêt on risquait effectivement de ne pas voir les diplômes reconnus, ni par les appareils publics, ni pas les autres universités.
Je voulais simplement dire que ce qui me paraît important dans cette affaire c’est d’avoir une conception très différente, très souvent quand on parle de démocratisation, de politisation de l’université on entend par là le transport dans l’université d’un type de débats, et des débats qui sont ceux de la société en général. Ceci n’est pas négligeable. Mais il me paraît important de réfléchir quand on parle de citoyenneté étudiante, d’une citoyenneté qui porte : ce sont effectivement des pouvoirs extrêmement importants, à la fois des pouvoirs d’identification, de choix, de construction de contenus – ce qui n’est pas neutre politiquement parlant – qui portent sur les modalités de transmission, d’apprentissage, de rapports et même de relations entre enseignants et étudiants, et qui portent sur les modes d’évaluation. Autrement dit il y a place pour une définition de citoyenneté étudiante par rapport à une problématique étudiante, qui pratiquement est écartée par la plupart des mouvements étudiants qui se calquent beaucoup plus sur les politiques extérieures.
L’autre élément, qui me paraît important, c’est cette idée fi­na­lement du sentiment qui a été très fort à certains moments, beaucoup moins maintenant, que chaque habitant, chaque membre du « peuple Vincennes » est un acteur de la totalité de l’institution, que par conséquent il ne va pas fonctionner par un système de délégation, qu’il ne va pas accepter de céder sa responsabilité à d’autres que lui, et que c’est ce sentiment au fond d’être coresponsable de l’institution qui est le fondement, non pas de la suppression, mais de la tenue de la notion de représentation comme une procédure technique de désignation d’un certain nombre de responsabilités et pas du tout d’un problème de substitution d’un pouvoir politique.
J’imagine que Colette veut ajouter quelque chose.

Présentation du livre

Présentation du livre. De gauche à droite: Colette Perrigault, Charles Soulié, Guy Berger. Photo CME.

Colette Perrigault
Premier aspect, c’est sur une des spécificités de ce qu’a été le mou­vement étudiant, là sur la très longue durée, car si on parle d’un mou­vement étudiant Paris 8 de plusieurs dizaines d’années, c’est parce qu’il est porté par les étudiants, et il est d’une actualité extrême vu le nombre de noyés en Méditerranée. C’est le soutien aux étudiants étrangers qui va au fil des années s’élargir au soutien aux étrangers, et aux sans-papiers, et donc une prise en charge par un mouvement qui dans les années 1980 a été porté, pas seulement par Paris 8, beaucoup par des universités de l’ouest de la France, mais qui pour Paris est resté une spécificité du mouvement de Paris 8. Il faut comprendre d’où ça vient. Dans les années 1970, je suis le parfait exemple de la non-représentativité puisque je suis élue au conseil d’université, donc à ce titre je vais avoir droit de rencontrer des gens que peu de gens rencontrent : le président d’université, les invités qui passent par là, etc. Ce qui me permettra de mener une action totalement clandestine, c’est ça qui est extraordinairement paradoxal à Paris 8, c’est l’élue étudiante qui mène une opération totalement clandestine de protection de sans papiers qui n’ont pas le plus petit début de quoi que ce soit pour les faire régulariser, ceux-là, on les planque sous le tapis, sous le couvert du président d’université et d’un député communiste du coin. Mais à côté de cette opération, il y a le vrai mouvement étudiant de Vincennes, alors celui-là sort d’une UV de français-langue étrangère qui commence à tra­vailler sur la langue, sur comment on trouverait les meilleures méthodes pour apprendre le français plutôt que d’être dans des labos de langue ou d’apprendre les règles de grammaire, et qui découvrent dans l’UV comment le problème le plus urgent ce n’est pas la langue, c’est l’expulsion. L’UV s’autodéclare comité de défense des étudiants étrangers de Vincennes. Ce fameux CDEV, une UV à l’origine, va devenir un mouvement étudiant de plusieurs dizaines d’années. Il va se transformer par la suite institutionnellement dans une autre organisation qui va s’appeler le Centre interculturel de Vincennes à Saint-Denis et qui s’occupe des mêmes questions.
Deuxième aspect, que fait-on à Vincennes quand on veut mettre les pieds dans le plat et casser les habitudes ? On fait des colloques, mais avec une particularité. Je ne vais pas rater l’occasion puisqu’on a eu un témoignage sur le Portugal des années qui précèdent le 25 avril. Il y a un grand colloque qui a été organisé par des étudiants de psycho Vincennes, je dis bien étudiants, pas enseignants, c’est le grand colloque de l’antipsychiatrie. Que fait-on à Vincennes quand on est professionnel du monde de la psychiatrie, eh bien ce sont des étudiants qui organisent un colloque à Lisbonne, on se précipite à Lisbonne dès l’été 1974, et on organise un colloque en invitant toute l’Europe. Dans la même veine, des étudiants revendiqueront de créer une revue qui va être publiée par les Presses universitaires de Vincennes, la revue Médiévales, qui existe encore aujourd’hui, créée par des étudiants parce qu’il n’y a pas de raison d’attendre d’avoir un doctorat pour avoir le droit de publier. Donc des étudiants de première et deuxième années vont publier des articles dans une revue créée pour cela, et pour faire des études sur des thèmes qui ne sont pas abordés, et pour faire en sorte qu’on casse les images ordinaires de la légitimité du pouvoir universitaire, du pouvoir sous toutes ses formes politiques, y compris du pouvoir d’assemblée. Le nombre de ténors d’assemblées générales qui se sont fait torpiller comme des bleus, il y a en a aussi beaucoup. C’est toujours un jeu autour de la provocation et comment on s’en sert.

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