lecture : Nicolas Carboni, L’agitation étudiante et lycéenne de l’après-Mai 1968 à 1986. Du cadre national à l’exemple clermontois

Nicolas Carboni, L’agitation étudiante et lycéenne de l’après-Mai 1968 à 1986. Du cadre national à l’exemple clermontois, thèse d’histoire, sous la direction de Mathias Bernard. quatre volumes de 1170 pages dont un volume d’annexes de 257 pages. La thèse de Nicolas Carboni apporte sa pierre à la connaissance de notre objet encore trop peu étudié d’un point de vue universitaire, celui des mouvements de la jeunesse scolarisée. Après son mémoire de maîtrise sur les mouvements étudiants de l’automne 1968 au printemps 1976 à travers le dépouillement du quotidien Le Monde, la recherche doctorale a porté sur une période plus large qui va jusqu’en 1986, avec des sources diversifiées, intégrant le milieu lycéen et en articulant l’analyse nationale avec une étude de cas : l’exemple clermontois. Nicolas Carboni a utilisé un ensemble d’archives sur l’activité de l’UNEF des années 1960 aux années 1980, avec un dépouillement extrêmement développé de la presse régionale et nationale, les archives des Renseignements généraux, du Rectorat, de l’Université ; les fonds UNEF, UNEF-US et UNEF-ID et divers fonds privés relatifs. Il a également consulté les archives de la CFDT, celles du Centre d’histoire du travail à Nantes ainsi que divers autres fonds, à Fontainebleau, au CARAN, aux Archives départementales du Val de Marne, à la Mission CAARME puis à la Cité des mémoires étudiantes. On aurait souhaité, mais peut-être cela était-il trop difficile, plus de travail sur le quotidien régional La Montagne, sur les journalistes, leurs sources, ainsi qu’une utilisation des médias audiovisuels avec les sources disponibles de l’INA. Le volume d’annexes, dense et intéressant, est de plus bien couplé avec les chapitres de la thèse. On dispose grâce à ces documents, des tableaux et des graphiques construits par l’auteur. En tout état de cause, le repérage puis la mobilisation des sources nationales comme des sources locales permet de placer l’objet de la recherche, les mouvements étudiant et lycéen à Clermont Ferrand, dans le contexte national des mobilisations et de la vie des organisations concernées pour la période 1968-1986.

L’auteur a fait un triple choix : aborder conjointement l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur ; envisager les choses d’un double point de vue local (clermontois) et national ; enfin de travailler dans un cadre chronologique à la fois large et inhabituel (1968-1986).

Ce travail nous amène d’abord à observer les mutations sociologiques et démographiques de la population étudiante, le développement des nouveaux établissements, les importantes mutations dans les structures universitaires (la mise en œuvre du campus scientifique des Cézeaux, et surtout la partition de l’Université en 1976, à laquelle sont consacrées des pages très instructives, révélant notamment la part prépondérante des interventions politiques), une stagnation des effectifs étudiants dans les années 1970, qui ne remettent pas en cause la sociologie spécifique du public étudiant (avec une proportion de boursiers qui est le double de la moyenne nationale).

Discuter la périodisation

Nicolas Carboni analyse les particularités politiques du mouvement étudiant replacées dans un temps long qui va de Mai 68 jusqu’à nos jours en soulignant la diversité des thèmes de mobilisation étudiante inscrits dans un contexte socio-culturel plus large.

La périodisation mériterait toutefois quelques développements. En effet, une des originalités réside dans cette longue période concernant plusieurs générations militantes (le renouvellement des générations étudiantes est évidemment rapide), il ressort de la thèse à la fois les continuités, comme les tournants entre les deux périodes : celle des « années 1968 » (qui commencent – comme Nicolas Carboni en traite – avant 1968 et s’achève, pour la jeunesse scolarisée, autour de 1976), et celles qui vont jusqu’au mouvement contre la réforme Devaquet, qu’il faudrait mener jusqu’à 1988 (effets sur l’électorat jeune) ou 1989 (loi d’orientation dite « Jospin »). Faut-il dans la comparaison appuyer sur les continuités, ou sur les changements ? L’étude clermontoise justement menée par l’auteur, confirme les spécificités de chronologies ou de périodisations locales, que ce soit en terme d’exception clermontoise, ou de spécificités d’universités et de lycées de province.

Le prisme du local

Loin d’être négligeables, les données chiffrées fournies, en particulier au plan local, comblent un vide. Le lecteur dispose désormais d’un très solide travail qui lui permet de saisir l’évolution des effectifs tant du secondaire que du supérieur. Une approche complétée par une analyse des origines sociales de ces publics scolaires et universitaires. La synthèse sur l’université de Clermont-Ferrand, marquée par la partition de 1976, met en particulier l’accent sur les spécificités locales que sont, d’une part, le fort pourcentage de fils d’ouvriers et de boursiers parmi les étudiants, et, d’autre part, la faible attractivité universitaire clermontoise.

Avec les sources locales et nationales l’auteur resitue bien la place de l’AGEC dans le dispositif national du courant « unité syndicale » de l’UNEF, comme un des quelques points d’appuis de cette UNEF, en concurrence nationale avec l’autre UNEF, dite « renouveau ». Néanmoins, une certaine distance aux sources s’impose dans la mesure où, sur le plan local, l’absence d’archives disponibles d’autres organisations ne permet pas de conclure à l’inexistence, ou à la faiblesse de ces organisations. A cet égard, l’utilisation de la presse régionale de manière plus systématique, avec d’autres témoignages, permettrait d’établir, une connaissance plus équilibrée.

Sur le « mai 68 » clermontois, Nicolas Carboni montre une relative précocité dans la mobilisation étudiante et une inscription de ce mouvement contestataire dans la continuité de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme. Au niveau de la typologie des actions, il relève la place des barricades, érigées à deux reprises, et la présence à côté des étudiants de jeunes ouvriers. Enfin, il montre au final la formalisation de l’action contestataire en instances de facto réformatrices, qu’incarnent assises, comités ou commissions.

Le contexte institutionnel scolaire est bien souligné par Nicolas Carboni, non seulement au travers de la scission de l’université clermontoise, mais par les données concernant des secteurs particuliers, plus « professionnalisés », comme Médecine, ou les IUT, ce qui influe sur les conditions du militantisme : le temps des études, les contraintes scolaires ne sont pas les mêmes pour des élèves de classes préparatoire, de l’enseignement technique que pour les lycées « classiques » ou les filières littéraires et sciences humaines.

Bien soulignées aussi sont les mobilisations affectant des questions locales, qui peuvent être, ou non, concomitantes avec des thèmes de mobilisations plus nationales (réformes nationales touchant aux études : Fouchet, DEUG, 2° cycle 1976, 1986 ; réformes plus « structurelles » : Loi Faure en continuité avec colloque de Caen ; loi Savary entraînant la mobilisation de professeurs notamment en droit et médecine ; réformes sectorielles (1ère langue, médecine, EPS, architecture, réformes « cadres » se déclinant localement : carte universitaire de Saunier Séité, « réforme » des 1er cycles sous Savary), des réformes ou thèmes plus « extérieurs » (sursis, emploi, conventions collectives) sans oublier les actions plus routinières qui mobilisent les militants.

Dans un domaine en apparence plus « corporatiste », les lignes consacrées aux enjeux liés à l’écriture des règlements intérieurs des lycées touchent au cœur même des causes de la mobilisation juvénile, avec le mot clef de liberté. La thèse évoque l’impact de sujets très concrets, à forte teneur mobilisatrice : cités U, resto-U, droits d’inscription, liberté sexuelle, avortement, santé, transports, etc. Tous les grands combats lycéens et étudiants des années 1970 et 1980 sont présentés dans leur chronologie et dans leur déroulement, avec un souci du détail.

C’est une véritable « géographie de la contestation » de la ville, voire une cartographie, qui nous est offerte et qui permet de comprendre comment se « fabrique » une mobilisation dans un espace territorial donné.

Un espace concurrentiel

Au plan organisationnel, on note la persistance, à côté d’associations ou de syndicats étudiants fondés sur l’adhésion à une idéologie, de formations corporatives, du type amicales. Comme ailleurs en France, on saisit l’extrême fragmentation des groupuscules, d’où la nécessité d’alliances.

Ce que la thèse confirme c’est bien que le mouvement étudiant est un espace concurrentiel, que ce soit évidemment au niveau des organisations politiques que de la représentation » corporative » qui, depuis la scission UNEF/FNEF en 1961 a mis fin à cette exception syndicale unitaire que constituait la « grande UNEF ». La délégitimation du syndicalisme comme représentant unique permanent, l’enjeu de la représentation électorale institutionnelle ou de la structuration de coordinations lors de mobilisations apparaît ainsi clairement à Clermont-Ferrand. La recherche de nouvelles sources complémentaires permettra d’approfondir la connaissance des modalités de cette compétition.

Les entretiens réalisés par Nicolas Carboni ont permis de combler des manques des archives, leur imprécision. Si le travail prosopographique n’était ni dans l’objet, et de toutes façons pas compatible avec la durée du travail de thèse – ce serait un autre sujet -, dans la perspective d’une publication il serait nécessaire de développer la connaissance de la dimension clermontoise en réduisant le détail extrêmement riche et fourni des aspects nationaux de la vie des mouvements et organisations étudiantes et lycéennes, et ce dans le contexte économique, social et  politique déjà indiqué par l’auteur sur les effets de la crise de 1973, le changement politique de 1981 en insistant sur la montée de l’union de la gauche au moment des années « Loi Debré », « DEUG », « Fontanet », puis les élections cantonales et municipales comme toile de fond du mouvement de 1976 ou la « cohabitation » de 1986.

Nicolas Carboni en posant les questions sur la transmission de la mémoire (et des pratiques), souligne  à juste titre l’importance du cadre organisé qu’il soit syndical ou politique (avec rôle des « anciens »), le cadre des organisations politiques comme vecteurs de transmission étant bien mis en évidence pour la période concernée.

Robi Morder

Les Cahiers du Germe n° 30, 2012/2013

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