lecture : Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel, (dir.), A la gauche du Christ : les chrétiens de gauche en France, de 1945 à nos jours,

Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel, (dir.), A la gauche du Christ : les chrétiens de gauche en France, de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 2012. Si la gauche chrétienne, catholique et protestante, n’est pas absente de l’historiographie contemporaine, elle a toutefois fait l’objet de travaux présentés en ordre dispersé, monnayés dans nombre d’articles de revues et présents dans des monographies ou des biographies parfois hagiographiques, voire dans des documents d’archives inédits. C’est le grand mérite de cet ouvrage à plusieurs voix d’opérer une synthèse de ces travaux grâce aux contributions de treize universitaires et chercheurs spécialistes de l’une ou l’autre des facettes de ce champ multiforme, placés sous la houlette de Denis Pelletier, historien, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, et de Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, membre du comité de direction de la revue Esprit. Si l’on peut regretter que ce gros volume de 620 pages ne comporte in fine pas de bibliographie, on appréciera grâce à l’index des noms propres et des organismes cités l’ampleur du défrichage accompli par les auteurs. Le plan adopté par les rédacteurs favorise la circulation dans ce vaste domaine : les contributions des auteurs sont entrelardées d’encadrés consacrés à un personnage (Bonhoeffer, Teilhard, Mauriac, Mounier, Davezies, Mandouze, Claudius-Petit, de Certeau, Delors, Illich, Casalis, etc.), à un moment-clé (Lip, l’affaire du Semeur, le congrès d’Epinay), à un mouvement (la Cimade, Jeunes Femmes, la JOC), à un groupe engagé (Boquen, Frères du Monde, la communauté de Montreuil), à un texte pontifical (Humanae Vitae) ou à des prises de position (les théologies de la libération), à des publications (Témoignage chrétien, Esprit, la Vie catholique).

Pour bien montrer l’importance de la guerre d’Algérie, les contributions sont classées selon deux axes chronologiques présentés dans des « récits » : 1944-1962 et 1962-1981. La victoire de François Mitterrand – en partie redevable à l’engagement des chrétiens de gauche – sert donc de point final à cette histoire, un « épilogue1981-2012 » tendant à montrer qu’une « parenthèse » se ferme alors, faute de combattants chrétiens dans les mouvements et les paroisses, malgré les prises de position contestables et contestées de Jean-Paul II et Benoît XVI. Les auteurs se demandent si la victoire de la gauche n’a pas sonné « l’heure du déclin politique de la gauche chrétienne »…

Les théâtres d’opération des « cathos » et « parpaillots » de gauche sont nombreux durant les quatre premières décennies de l’après-guerre. L’ouvrage consacre des chapitres ou d’importants développements aux grandes causes qu’ils ont embrassées dans ce second 20e siècle : de la Résistance à la fondation de la gauche à la Libération, de la transformation du syndicalisme ouvrier chrétien (CFTC/CFDT) à la renaissance des mouvements d’action catholique jeunes et adultes (JAC, JOC, ACO, MFR), de la naissance du PSU à l’affirmation de l’existence des » intellectuels catholiques », des luttes de décolonisation au tiers-mondisme, de la guerre d’Algérie à Mai 68, de l’autogestion au féminisme. Ce qui permet de souligner le rôle important des chrétiens dans les luttes, les partis et les mouvements de gauche, même s’ils n’ont pas toujours mis en exergue leur appartenance confessionnelle, d’André Philip à Jacques Descamps, de Jacques Delors à Michel Rocard, de Bernard Lambert à Robert Chapuis, de Jacques Ellul à Mgr Gaillot, de Philippe Warnier (la Vie nouvelle) à Georges Gontcharoff (ADELS, les GAM), pour ne prendre que quelques exemples.

Les grandes étapes du militantisme chrétien politique, social, intellectuel et culturel – pas toujours de gauche – sont évoqués : fondation de la Mission de France et d’Economie et Humanisme en 1941, lancement la même année des Cahiers du Témoignage chrétien dans la clandestinité, fondation du Centre catholique des intellectuels français et du MRP en 1944, débuts de la guerre froide en 1947, publication de l’encyclique Humani Generis en 1950, protestation de l’abbé Pierre en 1954, qui est aussi la date de la décision de Rome d’interdire l’expérience des prêtres ouvriers et du début de la guerre d’Algérie, crise de la JEC et de la Route en 1957, publication de Contre la torture de Pierre-Henri Simon en 1957, loi Debré sur l’enseignement privé de 1959, création du PSU en 1960, encyclique Mater et Magistra en 1961, fin de la guerre d’Algérie en 1962, ouverture de Vatican II en octobre 1962, nouvelle crise de la JEC en 1964, encyclique Populorum progressio en 1967, les évènements de 1968 évidemment, réaction en 1968 contre l’encyclique Humanae vitae, avant l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.

Le cas particulier des protestants, convertis à la République dès la fin du 19e siècle, est évoqué dans deux articles de Patrick Cabanel, « les protestant français : une culture politique de gauche ? » pour l’après-guerre, et « lieux et moments de la contestation protestante » après 1962. Mais le grand intérêt de l’ouvrage est de ne pas réduire la question des « chrétiens de gauche » à celle des institutions et des mouvements, mais d’évoquer aussi leur contribution à la vie intellectuelle, à la vie religieuse, aux débats théologiques, et de parler des chrétiens de base. La confrontation des chrétiens au marxisme, le « progressisme chrétien », le « protestantisme politique », le « féminisme chrétien de gauche » font l’objet de développements importants. Trois chapitres sont consacrés à la fin de la seconde partie du livre au peuple chrétien de gauche : le premier, dû à Vincent Soulage, porte sur « l’engagement politique des chrétiens de gauche, entre Parti socialiste, deuxième gauche et gauchisme » ; le second, par Yvon Transvouez, tente une « géographie de la gauche catholique » en mettant l’accent, non seulement sur leur implantation géographique, mais aussi sur leurs « pérégrinations », de rencontres en rassemblements et assemblées, sur les hauts lieux de leur militantisme tels Saint Bernard de Montparnasse ou Saint Séverin, et sur leur imaginaire, évidemment tiers-mondiste et décolonisateur ; enfin, un troisième chapitre évoque sous la plume du même Yvon Transvouez les discussions théologiques qui opposent les chrétiens de gauche aux Eglises mais aussi qui les opposent entre eux.

Et les étudiants catholiques et protestants dans tout cela ? Ils sont essentiellement présents dans le livre au travers des pages consacrées à la JEC et à la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants (FFACE), la « Fédé », notamment au rôle joué par sa revue contestataire, le Semeur[1]. On peut regretter que le livre ne mentionne pas les étudiants de gauche qui militent dans les « paroisses universitaires » sans être jécistes, faute sans doute de travaux sur ces institutions très présentes dans les quartiers universitaires (telles le fameux Centre Richelieu de Paris). La présence des militants chrétiens dans les équipes dirigeantes de l’UNEF est mentionnée : ainsi du protestant André Blanchet en 1950, année où la FFACE publie dans le Semeur une critique sans concession des Etats-Unis, ou de Michel de la Fournière, président de l’UNEF en 1956. Les convergences entre l’UNEF et le syndicalisme chrétien sont évoquées. Nombre de militants des organisations chrétiennes d’étudiants ont connu ou connaissent encore une carrière politique remarquable, tels André Philip qui a présidé la « Fédé », Henri Nallet, président de la JEC en 1964, ou Robert Chapuis. D’autres anciens jécistes ont joué un temps un rôle important dans le syndicalisme, comme Patrick Viveret, apôtre de l’autogestion à la Rocard, ou Claude Neuschwander.

Racontée dans l’article sur « les jeunesses chrétiennes en crise » dû à Claude Prudhomme, professeur d’histoire à Lyon II, l’histoire de la JEC et de la JECF dans les années 1950-1960 est celle de leur combat pour leur autonomisation à l’égard de la hiérarchie catholique. En 1957, un an après la disparition de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) qui regroupe les mouvements d’action catholique dont la JAC et la JEC, la discussion avec la hiérarchie épiscopale à propos de l’action sociale et politique des chrétiens engagés en milieu étudiant – qui se concrétise dans l’engagement dans le syndicalisme étudiant et surtout dans les positions sur la guerre d’Algérie – provoque la démission des 80 dirigeants de la JEC et de la JECF, ainsi que de leurs aumôniers. L’article ne parle pas de la remise en route difficile des deux mouvements à laquelle a participé l’auteur de ces lignes dans l’équipe universitaire 1958-1960. En 1964, en pleine période conciliaire, le président de la JEC Henri Nallet est contraint à la démission par Mgr Veuillot, ce qui conduit une fois de plus au départ des équipes dirigeantes masculines et féminines. Il en résulte une série d’avatars bien décrits par l’auteur de l’article : tentative de fondation d’une Jeunesse universitaire chrétienne (JUC) regroupant les non-démissionnaires, essai de créer un mouvement universitaire séparé de la JEC proprement dite réservée aux scolaires et qui doit s’insérer dans une Mission étudiante mise en place en 1966-1967, création de l’Action catholique universitaire (ACU) : ces essais sont plutôt des échecs. En mai 68, à part Patrick Viveret et Nicolas Boulte, les militants étudiants chrétiens restent dans l’ombre et, après cette année-culte, tant la JEC que la « Fédé » connaissent un relatif déclin.

Pierre Moulinier

Les Cahiers du GERME n° 30, 2012/2013



[1] On regrettera que les publications et les travaux du GERME n’aient guère été utilisés par les auteurs.

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)