lecture: Stéphane Osmont, Eléments incontrôlés

Stéphane Osmont, Eléments incontrôlés, Paris, Grasset, 2013. Il y avait au milieu des années 1970 au bord des manifestations une catégorie particulière de participants qu’on pourrait appeler avec le recul, les spectateurs de l’extrême-gauche. Essentiellement composée de lycéens et d’étudiants, mais aussi de quelques désocialisés trouvant dans ces moments de rue un lieu, ceux qui composaient ce groupe regardaient à la fois avec envie et acrimonie les militants en cohortes léninistes. Ils vivaient la révolte en marge. Défiants vis-à-vis de la « masse », ils regardaient les défilés sans en crier les slogans, assistaient aux affrontements avec la police sans jamais s’y engager vraiment, tout en participant de la nuée qui s’éparpillait au moment des charges de CRS. Les groupes d’extrême-gauche refusaient de les intégrer dans leurs rangs du fait d’un manque de sérieux révolutionnaire subodoré, et finissaient par les refouler vers une mouvance dite des « autonomes », alors qu’ils étaient incapables d’en assumer les appels à la lutte armée d’où surgira Action directe.

Manifestement Stéphane Osmont a fait partie de ce groupe, et son livre, après coup, reflète ce qu’a pu être l’envie d’en être de ceux qui n’eurent pas ce privilège. Sous sa plume, on mesure l’intensité de l’attraction qu’exerçait sur lui, ceux qu’il observait de loin, qui ont donné le la de la vie politique au sein des mouvements de jeunes à partir de 1971 jusqu’à la victoire de la gauche en 1981, les militants de la Ligue communiste, devenue après sa dissolution en 1973 la Ligue communiste révolutionnaire.

Comme un entomologiste, Stéphane Osmont a donc consigné la geste du secteur lycéen de la Ligue et de son service d’ordre, ou des mouvements qui étaient ses cousins comme Révolution ou les Comités communistes pour l’autogestion, soit qu’il les ait frôlé quand il suivait ses cours au lycée Henri IV, soit qu’il ait pieusement recueilli les témoignages d’anciens militants faisant ainsi revivre cette épopée. Quand on a participé de cette aventure, on ressort de cette lecture à la fois ému et agacé. Emu de croiser le nom de tel ou tel compagnon d’aventure, comme Robi M, sensible à l’évocation de telle lycéenne qui était avec vous, « en cellule » au groupe Révolution !, ravi de revivre tel meeting ou telle manifestation à laquelle vous avez participé. Agacé par l’absence de chair, mais aussi par les approximations inévitables dès lors qu’il s’agit de témoignages de seconde main ou de la reprise des récits qui ont fait, au sein de ces petits milieux la légende des coups d’éclats de la lutte contre l’extrême droite. Il en est ainsi du récit d’un des fameux stages lycéens de la Ligue, mélange qui, dans leurs dynamiques hésitaient entre être une école de formation ou une école des loisirs. L’auteur y met en scène un fameux Joseph K (Edwy Plenel) partisan de la torture, alors qu’il défendait strictement le contraire. On s’interroge alors sur le sens de l’ouvrage. S’il s’agissait simplement d’une fiction, voulant à travers la description du destin croisé d’un militant qui va se perdre dans la lutte armée en Italie dans un parcours manifestement inspiré par les héros du film de Renato de Maria La prima linea tiré du livre éponyme de Miccia Corta, avec le parcours du narrateur qui aurait été un dirigeant du secteur lycéen de la Ligue et un membre actif de son service d’ordre, la qualité littéraire et inventive du livre n’aurait pas totalement démérité. Elle est malheureusement gâchée par le besoin de vouloir trop en faire dans l’objectif de mettre en valeur ce qu’aurait été la vie de l’auteur, aux dépens souvent des autres. Le récit se transforme en relique mortifère. Les noms et les pseudonymes, à peine masqués, sont utilisés pour accréditer cette idée très mondaine, visant à susciter le frisson en faisant accroire qu’on s’est malgré tout sorti de cette épreuve qui ressemble à un parcours de l’absurde pimenté de machisme. Comme pour les croyants, la relique permet de communier et donne le frisson du martyr par procuration. Au bout du livre, la révolution n’aurait ainsi été qu’un jeu dangereux une épopée christique avant le purgatoire. En rien la volonté de vivre mieux, un héritage stérile à l’image de l’héroïne. Puisqu’il s’agit pour l’auteur d’afficher un trotskysme passé et des errements d’aventure dont il aurait été sauvé en 1981 grâce à un certain Pierre Bérégovoy lui ouvrant l’accès à la « carrière », peut-être faut il alors rappeler, comme l’a écrit Léon Trotsky, dans un texte célèbre cosigné avec André Breton, « Pour un art révolutionnaire indépendant », en 1938, « la preuve de l’œuvre d’art, c’est qu’elle participe de l’émancipation de la vie ». Pas de sa seule promotion.

Didier Leschi

Les Cahiers du GERME n° 30, 2012/2013

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