Jean-Louis VIOLEAU, Les architectes et mai 68, Paris, Editions Recherches, 2005, 477p. Encore un nouveau pavé sur 68 ? Certes, mais celui-ci ne risque pas de faire pschitt ! Voilà un travail précis et approfondi sur la genèse et l’impact de mai 68 dans un milieu donné, celui des architectes. Et, au cœur de cette recherche, le système de formation de ces étudiants atypiques : la section architecture de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts (ENSBA), qui va éclater, après mai 68, en plusieurs « unités pédagogiques «, à Paris et en province, devenues écoles d’architectures dans les années 80. Voilà donc des étudiants, mais de Grande Ecole qui, en plus, ont un lien très fort avec leur profession future et son « Ordre « à l’image des étudiants en médecine ou en pharmacie !
En ayant choisi ce terrain pour sa thèse, dont est issu cet ouvrage, Jean-Louis Violeau nous offre un bel exemple de la richesse d’études de cas à multiplier sur le mouvement de Mai (cf. note de lecture sur l’ouvrage de Kristin Ross).
A travers la crise de l’ancien régime des études d’architecture et l’explosion généralisée de mai-juin, c’est la cristallisation d’une génération, puis ses trajectoires d’affiliation et de légitimation que piste J-L Violeau.
L’auteur montre tout d’abord que « Mai 68 n’a rien inventé [ou pas grand-chose] aux Beaux-Arts « –comme, dans une certaine mesure, dans pas mal de secteurs de l’enseignement supérieur, pour se limiter à notre domaine de recherche. Dès le début des années 60, il existe une contestation étudiante, issue des formes traditionnelles de représentation collective des étudiants en architecture –la Grande Masse et son journal « Melpomène «- qui critique l’ « académisme formaliste «, l’esprit « bozart « (le « bal des Quat’z’Arts «, symbole du folklore estudiantin archi, n’est pas organisé en 1967 !) et la « coupure avec le réel « de la « Vielle Ecole «, et qui va se radicaliser au sein des « groupusses «, à l’instar d’une bonne partie de la jeunesse étudiante de l’époque – ici, plutôt à l’ombre du maoïsme et du lambertisme. Dès 1962, le gouvernement, puis l’administration de tutelle –le premier Ministère des Affaires Culturelles, créé par [pour, diraient certains] Malraux, avec, pour directeur de l’architecture, de 1963 à 1968, Max Querrien- souhaite réformer cet enseignement et s’appuie sur de jeunes enseignants et des étudiants contestataires pour organiser des commissions d’élaboration de la réforme ou pour mener et laisser mener des expériences pédagogiques au sein du Groupe C qui ouvre au Grand Palais en 1965.
Aussi, à la croissance des effectifs, s’ajoute une « crise de croyance généralisée «, puis une « crise de succession «. Les « jeunes turcs « portent plus que la simple poussée juvénile et/ou rénovatrice, mais aussi et surtout une nouvelle vision de l’ « architecte-intellectuel « qui s’oppose à l’ « architecte-artiste « traditionnel : à travers l’introduction des sciences sociales dans l’enseignement, c’est la recherche de théorie, la volonté de « faire science « (Philippe Boudon parlant d’ « architecturologie «) qui est visée alors que les architectes de la profession et leurs « agences «, par ailleurs enseignants « à leurs heures perdues «, font des « tours et [des] barres « « au kilomètre «.
Ainsi le mouvement de mai-juin 1968 apparaît comme une « convergence des crises « et un mouvement de « généralisation, politisation, radicalisation «. Au terme de la première partie de cet ouvrage, on pourrait donc se laisser guider par l’idée de plus en plus dominante (cf. Kristin Ross) ne laissant voir des fameux événements que l’avènement d’une « génération «. Mais, à contrario de certaines autres conclusions mêmes de l’auteur, nous retenons celle-ci : analysant les « affinités structurales « existant entre étudiants, jeunes enseignants (tels que Candilis ou Huet), mais aussi jeunes administrateurs issus de l’administration de la France d’Outre-Mer, J-L Violeau insiste sur le fait que « ces affinités ne se nouent pas autour d’une communauté d’âge biologique, mais autour d’une communauté d’intérêts et de dispositions «.
Dans la seconde partie de ce travail, J-L Violeau poursuit les trajectoires de cette génération ou, tout au moins, de ces « architectes-intellectuels «, dans cet après-Mai 68, sonnant le « retour à la normale «, -pour ce secteur encore plus- le retour … à l’Ordre !
Certes, l’après-Mai 68 signe l’arrêt de mort du prix de Rome, comme accessit privilégié à la commande publique, et de l’ancienne ENSBA, remplacée par une vingtaine d’UP, gérées par des conseils paritaires ; c’est aussi une phase de développement du corps enseignant, de la syndicalisation de celui-ci et de la généralisation de nouveaux rapports enseignants-enseignés (expérimentés au Grand Palais). Mais, la réforme reste « inachevée «, l’Ordre des architectes ne sera pas dissous -même après mai 1981-, le DPLG sera maintenu -malgré les revendications initiales du SNESup naissant dans ce secteur-, l’intégration à l’université restera dans les tiroirs et l’articulation aux « luttes urbaines « un lointain souvenir. La « qualité architecturale « est inscrite dans loi de 1977, mais la réforme d’Ornano rétablit, en 1978, la sélection à l’entrée et la professionnalisation à la sortie ; la réforme Duport portant le coup de grâce, en 1984, avec le raccourcissement des études à deux cycles et l’accroissement des pouvoirs des directeurs administratifs d’écoles réapparus en 1978.
Dans ce contexte de reflux, l’auteur cartographie les différents espaces d’affiliation, « concrets et abstraits» : les séminaires et cours du département d’urbanisme de Vincennes ou de l’Institut de Sociologie urbaine de Nanterre, ceux d’Henri Lefebvre, Manfredo Tafuri et autres « maîtres à penser « ou Jean Prouvé ; le militantisme, avec notamment l’opposition entre communistes et « gauchistes «, clé de lecture de la controverse modernité / post-modernité au début des années 80 ; l’enseignement, avec, notamment à Paris, l’éclatement entre 8 « Unités pédagogiques «, fruits de clivages et d’affinités politiques, idéologiques et éthiques. Il pointe les vecteurs de légitimation de cette figure de l’ « architecte-intellectuel «, notamment, en dehors de l’implantation pédagogique d’une grande partie de la dite « génération « (même si certains commencent à monter leurs agences), le développement d’une recherche architecturale et de nouveaux acteurs, dans ce secteur, les enseignants-chercheurs -soutenu par le gouvernement à travers divers appels d’offres- et le contrôle, pendant une période plus ou moins courte, de publications spécialisées (Bernard Huet est, par exemple, rédacteur en chef de L’Architecture d’Aujourd’hui de 1974 à 1976).
En guise de conclusion de ce bel et bon ouvrage -qui plus est agrémenté de cahiers documents hors-texte, d’éclairages biographiques et thématiques ainsi que d’une bibliographie et d’un index des noms- J-L Violeau va à l’encontre de l’idée véhiculée par des acteurs mêmes du mouvement selon laquelle mai 68 n’aurait pas changé grand-chose : « C’est vrai, le travail est donc toujours divisé, mais une nouvelle division du travail, ce n’est pas rien « (morcellement des opérations, généralisation du concours sur invitation, …).
Pour ma part, ce qui ressort de tout cela, c’est aussi tout le long -sans être rectiligne-, lourd et lent travail d’une partie de cette « génération « pour une autre architecture et un autre enseignement de celle-ci, ce travail semblant se cristalliser autour de la figure de Bernard Huet, même si la personnification va à l’encontre d’une telle démarche. Tout en étant foncièrement « gauchiste «, opposé à l’ordre, à l’académisme, proclamant la mort de l’architecte-artiste-auteur et prônant une architecture de la « banalité «, ce fondateur de l’UP 8 a voulu « construire en positif «.
Remarquons, d’ailleurs, qu’il y a, dans cette démarche, une haine certaine du corps, qu’il est peut-être abusif d’assimiler systématiquement à une « haine de soi « ! Pierre Granveaud parle de « critique de soi «, d’autres ont parlé d’ « auto-contestation « de sa fonction sociale (cf. Kristin Ross).
Enfin, en guise d’ouverture sur des chantiers complémentaires, on pourrait regretter que l’ampleur et la précision du travail qui nous est ici proposé n’ait pas permis de développer au mieux le déroulement et le contenu des mois de mai-juin 1968 à cette désormais fameuse section architecture de l’ENSBA, mais, n’en doutons pas, Jean-Louis Violeau nous offrira sûrement l’occasion de revenir sur ces mois mythiques qu’il contribue magistralement à déconstruire.
Jean-Philippe Legois
Les Cahiers du Germe – N° 26 1er trimestre 2006