Marc Kravetz, 1942-2022

7-700x441Marc Kravetz, né le 2 octobre 1942, à la clinique de Neuilly-sur-Seine, et mort le 28 octobre 2022, à Paris, est issu d’une famille juive de la banlieue ouvrière (et rouge) de la capitale.  Son père, secrétaire de mairie du Blanc-Mesnil, est entré au Parti communiste en 1932 et sa mère travaille comme employée de mairie à Levallois-Perret[1].

Photo: mai 1966, en Chine, debout de gauche à droite,  Rostain, un jeune chinois traducteur, Peninou , Kravetz, Hocquard et un « élu »  étudiant permanent depuis au moins 10/15 ans. voir plus sur aaunef.fr. Coll. J-J. Hocquard.

Passé par l’ École normale d’instituteurs de Versailles, entré à l’École normale supérieure de Saint-Cloud en 1961, il s’engage dans le Front universitaire antifasciste (FUA), où milite aussi son ami Jean-Louis Péninou, qui l’accompagne en Algérie à l’été 1962 pour travailler comme enseignant volontaire et avec qui il fait ses premières armes dans les réunions, débats et comités de rédaction de La Voie communiste, revue regroupant communistes critiques, trotskistes et libertaires dissidents[2] ; « Ergal » est leur pseudonyme commun dans le journal[3]. Chef du service d’ordre du FUA[4], il organise un grand meeting du FUA en 1962 réunissant 3 000 membres du service d’ordre parmi les étudiants des facultés parisiennes.

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Hommage à M. Kravetz, Père Lachaise, Paris 14/11/2022. Discours de J-L. Péninou.Photo J-P. Legois/CME

Inscrit en philosophie à la Sorbonne, il devient, avec Jean-Louis. Péninou et Antoine Griset, un des dirigeants de l’UNEF de la Sorbonne-lettres, la FGEL (Fédération des groupes d’études de lettres), membre des bureaux d’Antoine Griset (élu le 2 novembre 1962), puis de Jean-Louis Péninou (élu le 13 mai 1963), dont il est le vice-président « implantation » fin 1963 et début 1964, il est ensuite élu président de la FGEL[5] ; c’est lors de l’AG de l’UNEF de juillet 1964 que Marc Kravetz est élu au bureau national, remplacé par un membre du bureau sortant et du même groupe d’études que lui (philosophie), Michel Rostain[6].

Au-delà de la FGEL, il devient un des ténors et théoriciens de la « gauche syndicale » se définissant comme une « nouvelle mino ». Dans son premier article dans Les Temps modernes, « Naissance d’un syndicalisme étudiant », paru en février 1964, il écrit : « Ce que l’étudiant apprend essentiellement à l’Université, c’est la soumission et la passivité.[7] » Pour lui et ses camarades, le milieu étudiant a une spécificité liée aux conditions mêmes du travail universitaire ce qui implique un nécessaire changement d’approche de l’action syndicale, ne devant plus se limiter à la satisfaction des « besoins matériels » : « persévérer dans la perspective «gestionnaire», c’est non seulement consacrer l’échec actuel du mouvement, mais nier sa vocation véritable, syndicale donc revendicative avant tout. [8]»

Si leur objectif est bien de « structurer le milieu », c’est par rapport aux statut social de l’étudiant[9], d’où le nom de « statutaires » qu’on donne à ces partisans de l’« orientation universitaire » face aux « structuristes » dans les débats nationaux de l’UNEF[10].

La manifestation de 6000 étudiants le 7 novembre 1963 à l’occasion de la rentrée solennelle de l’Université, suivie, du 25 au 30 novembre 1963, par « une grève pas comme les autres[11] » n’évite pas l’échec relatif de la tentative d’occupation de la Sorbonne le 21 février 1964 que Marc Kravetz analyse ainsi dans son « Programme de travail du bureau fédéral présenté au conseil fédéral du 20 avril 1964 » : « Critiquer l’activisme, ce n’est pas préférer l’attentisme, mais se donner les moyens de mener quand il le faudra une épreuve de force avec le pouvoir[12] ».

À la FGEL, le bureau Kravetz met en place des « journées d’étude syndicales » et un Centre d’étude et de recherche syndicales à la FGEL. Cette « politique-stages » se traduit par la « formation d’animateurs » pendant les grandes vacances de 1964, dont ceux de l’UNEF dans la nouvelle annexe de Nanterre[13].

Secrétaire général de l’UNEF dans le bureau présidé par Bernard Schreiner (avril 1964-avril 1965), il en démissionne en janvier 1965. Cette même année, il est secrétaire général de la MNEF (Mutuelle nationale des étudiants de France), alors qu’Antoine Griset, puis Henri de Lapparent en sont présidents ; c’est le moment du lancement de la revue de la MNEF, Recherches universitaires, et d’un Centre d’études et de recherches sur le syndicalisme (CERS).

En novembre 1966, le manifeste pro-situationniste, De la misère en milieu étudiant, le prend comme symbole d’un mouvement étudiant « disciple » de Bourdieu et Passeron : « les Kravetz se croient des milliers à se réveiller, compensant leur amertume petite-bureaucrate par le fatras d’une phraséologie révolutionnaire désuète. »

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Hommage à M. Kravetz, Père Lachaise, Paris 14/11/2022. Samya Mokhtar, VP, porte la gerbe de l’UNEF, à sa gauche le présidente Imane Ouelhadj. Photo J-P. Legois/CME

En 1967-1968, il suit l’évolution du mouvement étudiant nanterrois avec la création du « mouvement du 22 mars ». En novembre 1967, la gauche syndicale lance un « comité la Sorbonne aux étudiants » prélude à la création d’un Mouvement d’action universitaire (MAU) en mars 1968. Dans ce tract de novembre 1967, surnommé « tract saumon » à cause de la couleur de son papier[14] et intitulé « Mais pourquoi des professeurs ? », ils s’attaquent au corps professoral, réclamant plus d’assistants « qui auront la redoutable tâche d’être assistés par des étudiants », mais déclarant solennellement que « moins il y aura de professeurs, et plus l’éducation mutuelle des seuls usagers sains de l’université sera libre ».

En mai-juin 1968, il participe au journal Action et constitue une des équipes qui collectent et éditent des tracts du mouvement[15].

À la rentrée 1968, Marc Kravetz est enseignant et chercheur à Nancy, au Centre universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) et à l’Institut national de formation des adultes (INFA) qui ferme en mars 1973 (ces deux instituts ont été fondés par le directeur de l’École des mines de Nancy, Bertrand Schwartz)[16].

Peu après la création de Libération, en 1973, il rejoint le journal sur la proposition de Serge July. Entre 1975 et 1990, il couvre la plupart des conflits du Moyen-Orient. En 1979, il effectue un reportage sur la révolution iranienne qui instaure la république islamique. Il écrit Irano nox à la suite de ce voyage et obtient, en 1980, le Prix Albert-Londres.

Remercié de Libération en 1995, il tient, pendant plusieurs années, une chronique aux Matins de France Culture, qu’il quitte en 2011.

 

 

 

[1] Christophe Ayad, « Le grand reporter Marc Kravetz est mort », Le Monde, no 24208,‎ 4 novembre 2022, p. 25, et Jean Guisnel, « Marc Kravetz, le coureur de planète », Libération,‎ 31 octobre 2022. Certaines informations ont été rectifiées ou précisées par J.-L. Péninou lors de son inhumation au Père Lachaise le 14 novembre 2022.

[2] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, t. l, Les Années de rêve, Paris, Le Seuil, 1987, p. 191-192.

[3] Cf. témoignage de Jean-Marcel Bouguereau recueilli par Ioânna Kasapi et Jean-Philippe Legois dans J.-P. Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, Paris, Syllepse, 2018, p. 135.

[4] Témoignage de Guy Trastour, recueilli le 13 mars 2008.

[5] Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, op. cit., pp. 101, 113, 141.

[6] Alain Monchablon, Histoire de l’UNEF, de 1956 à 1968, Paris, PUF, 1983, p. 158-159.

[7]Marc Kravetz, « Naissance d’un syndicalisme étudiant », Les Temps modernes, n° 213, février 1964, p. 1447-1475, p. 1454-1455. Le second est écrit avec Antoine Griset, « De l’Algérie à la réforme Fouchet : critique du syndicalisme étudiant (2e partie) », Les Temps modernes, n° 228, mai 1965, p. 2066-2089.

[8]Marc Kravetz, « Naissance d’un syndicalisme étudiant », art. cité, p. 1447-1475, p. 1461.

[9] Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, op. cit., pp. 134, 100.

[10] Alain Monchablon, Histoire de l’UNEF, op. cit., p. 161-163.

[11]Nicole de Maupeou-Abboud, Ouverture du ghetto étudiant. La gauche étudiante à la recherche d’un nouveau mode d’intervention étudiante, 1960-1970, Paris, CNRS/Anthropos, 1974, p. 67. Voir aussi JPL, p. 96.

[12] AN/UNEF, 19870110/64/8, p. 7. Cf. Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, op. cit., p. 112.

[13] Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, op. cit., p. 143-144.

[14] Geneviève Dreyfus-Armand, « D’un mouvement étudiant l’autre : la Sorbonne à la veille du 3 mai 1968 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°11-13, 1988, « Mai-68 : Les mouvements étudiants en France et dans le monde », p. 136-147, p. 142-143.

[15] Marc Kravetz, Raymond Bellour et Annette Karsenty, L’Insurrection étudiante, 2-13 mai, Paris, UGE, 1968.

[16] Témoignage de Jean Bachacou (secrétaire général et vice-président universitaire de l’AGEN en 1965-66) recueilli par Antoine Zamichiei.

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