lecture: Marianne Mugnier, Le mouvement étudiant à Dijon en mai-juin 1968

Marianne MUGNIER. Le mouvement étudiant à Dijon en mai-juin 1968. Mémoire de master I, Université de Bourgogne, département d’histoire, sous la direction de Jean Vigreux, maître de conférence en histoire contemporaine, 2004-2005, 76 pages + XLI pages d’annexes. Enfin, la troisième tentative aura été la bonne ! Dijon, ville universitaire, à l’instar d’autres capitales régionales, n’avait pas encore une étude scientifique sur « son » mai 68[1]. D’autres s’y étaient essayés – entre autre le directeur du mémoire… -, une autre étudiante durant deux ans, sans plus de succès. Il faut donc saluer l’aboutissement du travail de Marianne Mugnier[2] pour avoir réussi à défricher le mai dijonnais estudiantin, dans une lecture renouvelée du local[3] au prisme du national.

S’il faut regretter une recherche des sources limitée, à décharge « la pagaille » (p. 6) des archives de l’AGED UNEF peut rebuter les plus téméraires – à l’égal des archives de l’université ? – , leur éclatement (Nantes pour les archives Sauvageot leader étudiant parisien de l’UNEF mais originaire de Dijon, Nanterre dans les fonds UNEF à la BDIC, Paris au CHRMS). Plus proche, ADIAMOS à Chenôve a été mis utilement à contribution… Néanmoins le recours plus systématique aux témoignages oraux[4], l’utilisation de travaux publiés[5] ou non[6] et une démarche comparative du mouvement étudiant en Province – en particulier à Besançon ou Lyon[7] – auraient permis de valoriser encore mieux les spécificités du mouvement étudiant dijonnais. De fait le mémoire s’appuie principalement sur les rapports de police[8] et le dépouillement du Bien Public, quotidien de droite à défaut d’avoir pu consulter son pendant de gauche, les Dépêches[9] (en cours de numérisation). Néanmoins, malgré ces limites et difficultés, l’auteur tire la substantifique moelle de sources arides ou orientées et réussit un récit vivant et distancié des stratégies et des rythmes des acteurs du mai dijonnais.

En étudiant dans une première partie l’amont (dès 1964), Marianne Mugnier met bien en relief les difficultés, troubles et tensions de l’avant mai : massification sans démocratisation, éclatement et rivalités politiques – y compris internes – de la représentation étudiante entre UNEF et FNEF, aspiration de la jeunesse des sixties[10] à plus de liberté et de responsabilité autour de la lutte emblématique (particulièrement bien étudiée) pour la modification des règlements intérieurs des cités universitaires. Malgré cela, à la veille de l’explosion de 68, le mouvement étudiant (syndical ou politique) dijonnais est atone. « Résignation et désenchantement rythment les actions de L’AGED [UNEF] « (p.32). Les conflits politiques entre la direction PSU de l’AGED et les trotskistes « lambertistes » du CLER à la tête de la corporation de Lettre paralysent l’activité syndicale. C’est dans ce triste état que les événements de Paris surprennent et réveillent le campus dijonnais.

L’auteur, dans sa seconde partie, dégage finement les rythmes de la mobilisation étudiante dijonnaise entre solidarité nationale et singularités locales. Suivisme forcé dans un premier temps des temps forts parisiens puis mobilisations spécifiques des différentes facultés, droit, lettres et sciences pour construire l’alternative : commission permanentes, AG, réorganisation des facultés autour d’une gestion paritaire. « La colère étudiante dans les facultés dijonnaises ne prend donc pas la dimension folklorique (sic) des événements parisiens » (p.48). Qualificatif discutable, mais il est indéniable que le sérieux prime autour de revendications concrètes, entre autres sur la question de l’insertion professionnelle ou le point plus sensible des dates et modalités d’examen. En cela, selon l’auteur, le mouvement dijonnais se distingue du Quartier Latin par des revendications à caractère « nettement réformistes » (p.71). Marianne Mugnier souligne aussi les différences en matière d’affrontement avec les forces de police : les piquets de grève sont rapidement levés pour éviter toute friction, les doyens jouent un rôle de médiateur entre les différentes sensibilités étudiantes[11]. Mais c’est l’activité des non-grévistes qui retient l’attention : contre-manifestation, occupation de l’ancienne faculté de Lettres le 26 et 27 mai par un comité de défense des libertés étudiantes et ouvrières. L’étude fait une juste place aux mobilisations particulièrement fortes à Dijon des étudiants de droite[12]. Cela explique sans doute pour partie l’étroite et permanente liaison avec les syndicats ouvriers, y compris la CGT, durant toute la période.

La dernière partie, plus rapide, semble souffrir des désillusions liées à la sortie de la crise. Le retour au jeu électoral en juin siffle la fin de la partie même si le mise en place d’une université expérimentale d’été veut essayer de jouer les prolongations. La rentrée 69 achève de déliter le mouvement. Si la rentrée est marquée par l’occupation du restaurant universitaire avec distribution de repas gratuit, les débats institutionnelles autour de la loi d’orientation d’Edgar Faure tournent au désavantage de l’AGE. Ainsi le Comité d’action (CA) de Droit de l’UNEF présente une liste aux élections du conseil provisoire en novembre 68 contre la volonté de l’AGE. L’UNEF ne connaît aucun afflux. Pire selon l’auteur, « l’AGE se vide de ses militants laissant l’AJS [nouvelle appellation des trotskistes « lambertistes »] seule face au PSU » (p.69) qui perd la majorité à la fin de l’année 69. La reconstruction juridique de l’Université pluridisciplinaire avec la question spécifique de la participation étudiante dans les unités d’enseignement et de recherche aurait sans doute mérité d’être étudiée dans le détail et dans la durée si les archives le permettent.

Dans sa conclusion, Marianne Mugnier met en avant les originalités du mouvement de mai à Dijon : refus des affrontements, liaison UNEF/CGT préservée, revendications raisonnables, activité importante des anti-grévistes. Sauf sur ce dernier point, on retrouve les mêmes caractéristiques à la faculté de Lettres de Lille étudiée par Jean-François Condette. On peut partager, au final, sa réflexion aussi pertinente pour Dijon : « la plupart de ces mouvements se placent dans une logique de meilleure intégration revendiquée au sein des facultés bien plus que dans une logique de rupture»[13]. La Province est-elle trop ou plus sage ?

Philippe Péchoux

Les Cahiers du GERME – N° 26 1er trimestre 2006



[1]LEGOIS, Jean-Philippe. Archives et mémoires étudiantes : enjeu historique et enjeux archivistiques. Les Cahiers du GERME, n° 19, 3e trimestre 2001. http://www.germe.info/kiosque/archivistique/Archivesetudiantes_Legois.PDF

[2] Ancienne présidente de l’AGED UNEF et membre du BN de l’UNEF.

[3] SAVOIE, Philippe. L’Etat et le local dans l’histoire éducative française. Education et société, revue internationale de sociologie de l’éducation. n° 1, 1998, p. 123-138.

[4] Un seul témoignage, celui d’Yves Hollinger, étudiant en 1968 et membre de la LCR. On trouve sur la toile les souvenirs d’un étudiant en économie à Dijon à cette époque : perso.wanadoo.fr/mivy/laDuree/mai68/souvenirs.htm.

[5] Sur la création du campus à Montmuzard, voir le témoignage du recteur de Dijon de 1946 à 1967: BOUCHARD, Marcel. Pour la Bourgogne, son université. Souvenirs et documents. Dijon, Association Bourguignonne des Sociétés Savantes, 1973.

Sur la mobilisation étudiante contre la guerre à partir d’un travail comparatif sur les AGE de Dijon et Grenoble : SABOT, Jean-Yves. Le syndicalisme étudiant et la guerre d’Algérie. Paris : l’Harmattan, 1995.

[6] CICHOCKI Christophe. L’enseignement universitaire à Dijon (1722-1991). Dijon, maîtrise d’Histoire, 1991.

[7] MARCHESI, Olivier. Lyon en Mai 68. Mémoire de l’IEP de Lyon, 1997-1998, sous la direction de Bruno Benoit. http://doc-iep.univ-lyon2.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/MFE1998/marchesio/these.html.

[8] Archives départementales de la Côte-d’Or : série W consultation avec dérogation. Sur l’usage des archives de police : BERLIERE, Jean-Marc. Archives de police/historiens policés. Bulletin de la société d’histoire moderne et contemporaine RHMC, 48-4 bis, supplément 2001, p. 57-68.

[9] C’est le dépouillement de ce quotidien qui nourrit l’utile chronique de : CHENEVOY Serge. Organisations ouvrières en Côte-d’Or. Dijon, édité par l’auteur, 2003 (p. 229-241 : le mai étudiant).

Voir aussi : L’histoire de la Côte-d’Or de la Belle Epoque à la Ve République en 100 documents. Cahiers du service éducatif de la Côte-d’Or, n°14, 2005 (en particulier le texte n° 98 de Pierre Lévêque, alors maître-assistant en histoire contemporaine : “ la révolte étudiante ” parue dans les Dépêches du 8 mai 1968).

[10] SIRINELLI, Jean-François. La France des sixties revisitée. Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 69, janvier-mars 2001, p. 111-124.

[11] Le doyen de la faculté de Droit  et sciences économiques n’est pas Jean Richard, médiéviste et doyen de Lettres et sciences humaines (p. 38) mais Jacques Dehaussy, professeur de droit public.

[12] Jacques Belle, directeur de cabinet de R. Poujade, maire de Dijon, est le fondateur avec Charles Pasqua, du Comité de Défense de la République (CDR), héritier en droite ligne du SAC. Voir : AUDIGIER, François. Histoire du SAC. La part d’ombre du Gaullisme. Paris : Stock, 2003. P. 141. Voir aussi la liste des exactions et violences attribuées à cette officine (incendie des locaux de l’AGED UNEF, agressions diverses) in : BURNIER M.-A. [et al.]. La Chute du Général. Paris : éditions et publications premières, 1969. P. 217.

[13] CONDETTE, Jean-François. “ Autour de mai 68 ” : de la faculté des Lettres à l’Université de Lille 3 : une mutation accélérée (1968-1970). Revue du Nord, T. 87, n° 359, janvier-mars 2005, p. 139-176.

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