lecture : Jodelle Zetlaoui, L’universitaire et ses métiers, Contribution à l’analyse des espaces de travail

Zetlaoui, Jodelle, L’universitaire et ses métiers, Contribution à l’analyse des espaces de travail, Paris, L’Harmattan, 1999. L’ouvrage, que nous propose Jodelle Zetlaoui, est un version remaniée de sa thèse de doctorat : Le métier d’enseignant du supérieur : spatialisations et spatialités. Le cas d’une université de la banlieue parisienne, soutenue à l’Institut d’Urbanisme de Paris (université de Paris 12) en 1997. S’inscrivant dans le cadre de l’appel d’offres « Universités et villes » (1990), cette recherche a l’ambition de répondre à deux questions : « quels sont les degrés et les modalités de différenciation des pratiques et représentations socio-spatiales des universitaires ? » et « quelles est l’importance de leurs conditions matérielles de travail et leur environnement social à l’université, dans l’organisation de leur vie professionnelle ? » (p.14) Vaste programme donc, que l’auteur entame par plusieurs constats. Premièrement, elle remarque que c’est généralement à propos de l’entreprise que la question de l’espace de travail est posée. En cela, l’université constituerait un exemple « original » puisque les enseignants bénéficient d’une « grande liberté aussi bien dans l’organisation que dans le choix de ses activités » et que leur environnement de travail est « constitué d’espaces imbriqués les uns dans les autres. » (p.10) Deuxièmement, elle souligne que, pour de multiples raisons, en particulier » épistémologiques et déontologiques », peu de recherches existent sur les enseignants du supérieur et rappelle l’aventure de Pierre Bourdieu quant à son ouvrage Homo Academicus, qui fut publié bien après son écriture. Une fois ces constats faits, l’auteur prend le risque de combler un « vide » et fait fi du danger (petit ?) « de prendre pour objet un mode social dans lequel on est pris » (selon l’expression de Pierre Bourdieu).

Avant d’entamer la présentation des résultats de sa recherche, Jodelle Zetlaoui se livre à divers rappels historiques. Elle apporte des éclairages tout à fait intéressants sur les politiques de construction universitaire et les transformations du corps enseignant. Concernant le premier aspect, on retiendra les remarques faites au sujet de l’échec des tentatives de transposer en France, le modèle américain du campus. L’architecture de ce dernier devait conjuguer des dimensions communautaires et éducatives. En France, cela ne fut nullement le cas, ce qui ne fut pas sans conséquences. Jodelle Zetlaoui insiste sur le fait que « ce qu’on désigna par « campus » fut en définitive, la concrétisation d’une solution imposée par une situation d’urgence consécutive à une augmentation des effectifs universitaires […]» (p.40) Elle souligne même que ces constructions ont été réalisées contre les avis des experts : « la représentation de la vie universitaire qui prévalait à l’époque […] se trouvait en total décalage avec le type de réalisations effectivement entreprises » (p.41) A ces remarques, elle ajoute de nombreuses indications sur les efforts budgétaires successifs dans ce domaine.

Au sujet du second aspect, les enseignants, elle met en évidence l’évolution du corps enseignant, au niveau de son statut et de ses fonctions, et n’hésite pas à souligner les différentes logiques qui l’ont traversé et le traverse encore (logique mandarinale, corporatiste et centralisatrice). Elle nous informe sur les voltes-faces des politiques de recrutement, surtout au niveau de leurs modalités : six remaniements des procédures entre 1979-1988 et quelques uns dans les années 90, faisant ainsi apparaître le difficile exercice de l’autonomie universitaire. Toujours au sujet des enseignants, elle se préoccupe de leur fonction sociale : ces « professionnels de l’intellect » jouent-ils un rôle intellectuel ? (p.79 et suiv.) Elle précise que « les universitaires publient certes individuellement des articles ou ouvrages où il prennent position ou peuvent être sollicités par des médias pour donner une analyse scientifique d’un phénomène de société, mais leur intervention s’apparente alors moins à un engagement politique qu’à une consultation en tant qu’experts d’une question. » (p.81-82) La question mériterait d’être plus amplement débattue car il semble que d’autres éléments devraient être pris en compte pour apprécier leur position d’intellectuel dans la société actuelle. Tous les enseignants-chercheurs ne développent pas le même type de stratégie vis-à-vis de l’exercice de cette fonction et certains en font parfois les frais (n’est-ce pas Pierre ?).

Une fois ce vaste tour d’horizon réalisé, dont on pourrait un peu rapidement dire qu’il est en soi instructif mais qu’il donne parfois le sentiment de nous éloigner des questions de départ, l’auteur présente les résultats de son enquête réalisée principalement auprès des enseignants-chercheurs de l’université de Paris 12. Au préalable, elle consacre quelques pages à la présentation de la population enseignante de l’Université Paris-Val de Marne.

La seconde partie de son ouvrage est donc consacrée à la détermination des « dimensions « objectives » (statut, sexe, âge, caractéristiques liées au site universitaire et au logement, etc.) et plus subjectives, liées aux histoires individuelles et aux représentations socio-spatiales, qui contribuent le mieux à décrire et à expliquer les rapports qu’entretiennent les enseignants du supérieur avec l’espace universitaire » (p. 121). Pour ce faire, Jodelle Zetlaoui a élaboré des typologies à partir d’analyses multidimensionnelles. Dans un premier temps, elle présente neuf typologies élaborées à partir de différentes sélections de variables : 1) « système d’activités professionnelles » ; 2) « les représentations associées au métier et à la profession d’enseignant » ; 3) « perception des attentes des étudiants vis à vis de l’enseignant » ; 4) « l’importance accordée aux caractéristiques urbanistiques de l’université » ; 5) « satisfaction par rapport aux conditions de vie et de travail » ; 6) « pratiques et représentations sociales dans le cadre de la vie universitaire » ; 7) « sentiment éprouvé à l’université et par rapport à elle » ; 8) « pratiques socio-spatiales universitaires non directement liées à des activités professionnelles » ; 9) « organisation spatio-temporelle des activités professionnelles ». On trouve, à l’intérieur de chacune d’elles, des types d’enseignants très différents et de nombreuses indications sur ce monde si peu connu. D’ailleurs, à l’heure où il est question d’une diversification de la population étudiante, il serait intéressant de procéder à une comparaison entre les types d’étudiants et les types d’enseignants. A titre d’indication, citons les quatre sous-populations de la typologie n° 3. Elle montre combien les enseignants ont des perceptions variées des étudiants : type A (19,5%) : « perception d’une attitude « utilitariste » des étudiants vis-à-vis de l’université, avec annulation des autres missions notamment culturelles et de démocratisation du savoir » ; type C (45,7%) : « enseignants estimant que leurs étudiants attendent de l’université qu’elle les prépare avant tout à la vie professionnelle. […] forte demande d’encadrement et de vie sociale » ; type B (22,4%) : « enseignants qui ont le sentiment que l’université avant tout pour leurs étudiants un lieu de débat, d’échanges d’idées et de démocratisation du savoir » et type D (12,4%) : « enseignants qui disent ne pas avoir d’opinion au sujet des attentes et des motivations de leurs étudiants » (p. 143).

A partir de ces neuf typologies, Jodelle Zetlaoui en dégage une plus complète, « pratiques et représentations socio-spatiales », qui mérite ici d’être citée in extenso :

type A (13,8%) : « des enseignants qui sont les moins investis dans les espaces et dans la vie sociales de leur établissement » […] « soit des individus intégrés dans des univers professionnels extérieurs à l’université […], soit des personnes encore non intégrées dans leur université […] , soit des universitaires qui auraient renoncé à s’y intégrer. » (p. 184)

type D (33,8%) : «  des enseignants qui fréquentent l’université essentiellement pour des activités liées à l’enseignement et à la gestion de leur département. Certains font de la recherche, seuls et à l’extérieur de l’université, notamment chez eux. […] selon leur position dans la trajectoire professionnelle, leurs ambitions, et représentation socioprofessionnelles, ces enseignants ont un rapport affectif et symbolique à ce territoire qui est soit plutôt positif, soit totalement négatif. […] viennent deux ou trois fois par semaine à l’université. » (p. 187)

type E (19%) : « des universitaires venant cinq fois par semaine à l’université (ou au CHU) et qui s’investissent principalement dans des activités de recherche […] spatialement très contraignantes. Leur laboratoire constitue à la fois un lieu de travail et un lieu de vie. » (p. 197)

type C (11,4%) : « des universitaires qui se sentent avant tout membres d’une communauté scientifique (…). Compte-tenu du statut auquel ils ont accédé – qui correspond au sommet de la hiérarchie universitaire -, le « territoire » dont ils ont la responsabilité à l’université symbolise, matériellement et dans les rapports sociaux qu’ils y entretiennent, le pouvoir, la reconnaissance et la notoriété qu’ils ont acquis. » (p. 205)

type B (21,3%) : « les universitaires les plus investis dans le fonctionnement organisationnel de leur établissement et en définitive, les plus « intégrés » à la vie universitaire. Ils fréquentent l’université en moyenne quatre fois par semaine. » (p. 210)

Les relations avec les étudiants n’apparaissent pas au sein de chacun des types. Il est vrai que ce n’est pas l’objet premier du travail. On remarque simplement que, dans le type D, existe une certaine critique des étudiants : «  ces universitaires reprochent surtout à leurs étudiants une attitude très « scolaire » et en particulier, une trop grande passivité » ; « ils sont le sentiment d’être de plus en plus coupés de leurs étudiants sur le plan intellectuel » ; « ils sentent relativement frustrés, surtout lorsqu’ils songent à leur propre expérience d’étudiant, dans les années 60 […]» (p. 192). Le type de filière influence la construction des ces jugements puisque ce sont principalement des enseignants des premiers et seconds cycles des UFR de lettres et sciences humaines ou de droit, sciences économiques et gestion. Quant aux universitaires du type C, ils semblent assez distants vis-à-vis de leurs étudiants : « ce n’est qu’avec certains thésards qu’elles seraient plus personnalisées, jusqu’à prendre la forme de comportements assez paternalistes reproduisant ainsi le modèle du maître et de l’assistant « préféré » qui prévalait avant 68 » (p. 208). Seuls les enseignants du type B déjeunent ou discutent avec les étudiants : « […] je mange un sandwich ici au moins deux jours trois jours sur cinq et bon, les étudiants ils sont là et à la limite pendant que moi je mange mon sandwich je vais les voir, ils travaillent dans la salle informatique et on discute » (extrait d’un entretien, p. 212).

La troisième partie de son travail est consacrée à l’appropriation des espaces de travail et aux formes de cohabitation dans l’université. Concernant les bureaux, Jodelle Zetlaoui tient compte de différentes variables : les objets disposés, les modes d’occupation et le degré d’ouverture et d’interpénétration avec les espaces limitrophes (p. 236). A partir de là, elle présente à nouveau une typologie, agrémentée de croquis et réfléchie au sens de la notion d’ « appropriation » de l’espace. Elle précise, à ce sujet, que « des individus marquant et organisant leur lieu de manière analogue peuvent ne fait avoir un rapport à l’espace assez différent sur les plans symbolique et affectif. » (p.256) Quant aux formes de cohabitation, l’auteur recherche les sources des conflits au sein de l’université. Elle aborde les clivages disciplinaires, ceux liés au statut, à la représentation du métier et les clivages syndico-politiques.

Pour conclure, elle souligne que « les pratiques spatiales des enseignants s’avèrent en premier lieu fonction de leur système d’activités et du caractère plus ou moins spatialement contraignant de celui-ci. » (p. 298) Ce système d’activité varie souvent selon les disciplines. Elle souligne également l’intérêt de cette recherche pour la conception des futurs chantiers universitaires. Ainsi, « il ne suffit pas de vouloir améliorer le cadre de vie et de travail des universitaires en leur mettant notamment à disposition des bureaux personnels et plus confortables pour les inciter à être davantage présent à l’Université ». (p. 300) Voilà quelque chose à méditer. En fait, on pourrait dire que la recherche de Jodelle Zetlaoui a le grand intérêt de nous faire découvrir une population malconnue, mais dont la connaissance peut permettre d’avoir une approche plus complète de l’université d’aujourd’hui, qui n’est pas simplement une somme d’étudiants.

 

Valérie Becquet

Les Cahiers du Germe trimestriel n° 13-14 – 1°-2° trimestre 2000

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