Organiser les étudiants : socio-histoire d’un groupe social (Allemagne et France 1880-1914)

organiser-les-etudiants-socio-histoire-d-un-groupe-social-allemagne-et-france-1880-1914Antonin Dubois, Organiser les étudiants : socio-histoire d’un groupe social (Allemagne et France 1880-1914) Éditions du Croquant, 2021, 368 pages.

Issue d’une thèse de doctorat, l’étude s’écarte d’une histoire évènementielle qui au reste aurait été dédoublée entre mouvements étudiants en France et en Allemagne. Plutôt, il s’agit, en écho à l’étude fondatrice d’E.J.Thomson sur la formation de la classe ouvrière anglaise d’étudier comment s’est constitué le groupe social des étudiants dans la France de la IIIe République et l’Allemagne du IIe Reich.

Trois grandes parties scandent l’ensemble : d’abord la genèse du groupe social constitué par l’action de l’Etat, qui en trace les contours par sa réglementation particulière concernant les Universités, puis par l’enregistrement statistique de ce groupe finalement reconnu dans les dernières années du 19e siècle. Un parallélisme apparent rapproche les décrets de Carlsbad en 1819 qui surveillent étroitement les organisations étudiantes, et en France l’ordonnance de 1820 qui interdit les associations d’étudiants. En fait le parallélisme n’est qu’apparent, car les pays allemands sont dotés dès 1815 d’associations étudiantes, les Burschenschaften, tandis que l’Université française est un désert associatif jusqu’au décret de 1883 qui lève l’interdit sur les organisations étudiantes. Dès lors en France se constituent les AGE, associations générales d’étudiants, un temps modèle unique d’associationnisme alors que les Universités d’Outre-Rhin connaissent divers modèles dont se détachent les Corps au recrutement ultra-sélectif, et qui néanmoins s’affirment comme seuls représentants légitimes des étudiants.

Est ensuite présentée la fonction socialisatrice des associations étudiantes. Elle est certes plus intense dans les associations allemandes, du fait du recrutement strict (et donc des exclusions, visant le plus souvent les juifs et parfois les catholiques, amenés à créer leurs propres groupements) ; à quoi s’ajoutent les étapes initiatiques de l’adhésion, les rituels dont les duels (dans le cas des Corps) ; va dans le même sens l’influence des Alte Herren, les Anciens, devenus adultes haut-placés ; l’antériorité des Burschenschaft assure leur prééminence. Le phénomène est bien moindre en France où les AGE, ouvertes à tous, cherchent surtout le patronage d’universitaires et d’hommes politiques, ce qui ne les empêche pas de proclamer leur apolitisme…républicain. Apolitisme affiché aussi en Allemagne, où la célébration de l’anniversaire de l’empereur ou de Bismarck n’est que pur patriotisme. Ce sont là les seules manifestations de rue chez les étudiants allemands, alors que les Français ont déjà un autre répertoire d’action, fait de manifestations de protestation et grèves des cours. Autre forme de socialisation, l’hostilité manifestée envers d’autres ; c’est le cas pour les étudiants étrangers, nombreux à Paris (18,8% des effectifs en 1913) et dans les grandes universités du Reich ; mais pour l’auteur il s’agit dans le cas français d’une crainte préprofessionnelle pour les débouchés, tandis que du côté allemand c’est pure xénophobie anti-slave et antisémite. L ‘auteur passe ensuite rapidement sur le cas des étudiantes, finalement (1914) presqu’aussi nombreuses en Allemagne qu’en France.  Il insiste davantage sur l’auto-affirmation masculiniste et  sociale que constitue l’attitude face au  service militaire : dans les deux pays les étudiants ont un statut particulier dans l’institution militaire : en Allemagne l’engagement d’un an, avec équipement aux frais de l’intéressé, permet de devenir officier de réserve ; en France la législation évolue vers la généralisation à tous d’un service de deux ans (1905), mais les AGE obtiennent pour les étudiants le statut d’élèves officiers la deuxième année.

Au prix de certaines redites la troisième partie aborde la mobilisation politique chez les étudiants et leurs formes d’action. Dans les deux pays on assiste vers 1900 à une diversification des organisations étudiantes et par là d’une politisation plus ouverte, sinon du milieu dans son ensemble, au moins de diverses fractions.

En Allemagne les élections législatives de 1907 voient les Burschenschaften, supposée apolitiques dénoncer ouvertement le danger social-démocrate ; quelques années avant, de nouvelles exclusives avaient été lancées contre les associations catholiques. En même temps naissent de nouveaux groupements se voulant « modernes » c’est à dire débarrassés des traditions de duels et de beuveries (Mensur et Kneipe), et revient (sans succès) la revendication du droit d’association pour les étudiants.

Du côté français où apparaissent vers 1900 de nouvelles organisations politiques, dont l’Action française (l’auteur doute que celle-ci ait vraiment fait « main basse sur le Quartier latin ») les AGE sont concurrencées par de nouvelles venues, les associations corporatives (en Droit et surtout Médecine et Pharmacie). Celles-ci revendiquent des réformes des études, thème ignoré jusqu’alors (et absent en Allemagne) et utilisent pour cela l’outil du chahut. Le mot syndicat fait même son apparition.

Pour Antonin Dubois, en 1914 sont constitués de part et d’autre du Rhin des groupes sociaux différents l’un de l’autre mais ayant désormais en commun une forte conscience d’eux-mêmes et une aussi forte reconnaissance sociale. Un siècle après, y a-t-il encore la capacité à faire exister le groupe social étudiant, se demande-t-il, et nous avec lui.

Alain Monchablon

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)