lecture: Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible

Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998, 476 p. Parmi les livres parus à l’occasion du trentième anniversaire de mai 68, celui de Jean-Pierre Le Goff est un des rares ouvrages, hormis quelques rééditions et réflexions mémoriales, qui dépasse le stade commémoratif pour proposer des analyses de cet événement et de cette période, à présent historiques, et pourtant si proches encore… Ce n’est pas le moindre des intérêts de ce livre. J.P. Le Goff se propose d’inventorier l’héritage de mai 68, plus particulièrement de la « Commune étudiante » parisienne, et annonce d’emblée la couleur, en caractérisant, dès la première page, l’événement comme ayant « ouvert la voie d’une destruction effective des principes et des repères de l’action collective » (p. 15).L’événement, en tant que tel, est peu analysé dans l’ouvrage : de nombreux faits, accumulés de manière clinique, visent plus à planter le décor qu’à autre chose (chapitres 1 à 8). Le véritable objet d’étude de l’auteur est l’après – mai 68 …

L’analyse des impasses du gauchisme politique, dont est exclu paradoxalement [1] le courant libertaire, est menée sur plusieurs terrains : l’université et les lycées, l’usine, avec le mouvement d’établissement (chapitres 10 et 13). L’auteur y pointe les limites de l’agitation activiste.

Mais c’est surtout la logique de militarisation du gauchisme qui est disséquée (chapitres 11, 12 et 14). Sont portés à l’inventaire les excès verbaux, mais aussi pratiques, de la rhétorique et de la mythologie de la violence révolutionnaire et insurrectionnelle : la « fantasmagorie de la répression et du fascisme » se traduit par le thème récurrent de la « fascisation du régime », par une utilisation, à tout propos, du terme « fasciste » et nourrit le mythe d’une « nouvelle résistance populaire », » vers la guerre civile », développé par la Gauche Prolétarienne dissoute (en mai-juin 1970). S’en dégage une logique para-militaire sacrificielle et culpabilisatrice, une « logique de mort », un « nihilisme » symbolisé par la figure de Pierre Goldmann.

La spirale de la violence s’essouffle en 1973 et les militants de l’ex- « Commune étudiante » reportent leurs espoirs sur d’autres luttes que les leurs, ouvrières, à Lip, ou paysannes, au Larzac. Leur gauchisme politique devient culturel avec l’expérience du premier « Libération ».

Autour de l’idée de « vivre autrement », d’un « courant libertaire et désirant », se développe une contre-culture que l’auteur analyse principalement à travers l’expérience du MLF et à travers les maîtres à penser de l’époque.

Développée sur deux chapitres (19 et 20), l’expérience féministe est classée dans cette partie « culturelle-libertaire » – ce qui peut se discuter – , du fait de son caractère anti-organisationnel, son refus systématique de la norme, sa dimension « existentielle » et son attention particulière aux pratiques et au vécu. Les excès, « limites et impasses » du mouvement (drames conjugaux et familiaux, …) sont dus, selon l’auteur, à une vision « sans limite », « délirante » du principe du plaisir, relevant d’une autre forme de « nihilisme » (p. 318).

Sur différents thèmes, Jean-Pierre Le Goff dresse un inventaire à la Prévert des maîtres à penser de mai 68 : Wilhelm Reich, pour la libération sexuelle, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Felix Guattari, pour l’anti-psychiatrie, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Christian Baudelot, Roger Establet, Ivan Illich, AS Neill, mais aussi Louis Althusser, pour la critique du système d’enseignement, André Gorz, Ivan Illich et René Dumont pour l’écologie… (chapitres 18, 21, 22 et 23) Ce passage en revue idéologique aboutit au même final sur le nihilisme fondamental de ces mouvements et idées, développant un autre type de « fantasmagorie », celle « de l’autonomie et de la répression » (p. 372).

Cette thèse est quelque peu affaiblie par le niveau d’analyse très idéologique : non seulement la confrontation de ces auteurs à la littérature produite par les militants est trop rare, mais surtout la confrontation aux pratiques est quasi-inexistante, ce qui limite la portée du propos. Prenons un exemple dans le domaine nous intéressant plus particulièrement, l’enseignement : après avoir critiqué l’analyse du rapport pédagogique en terme de domination, développée notamment dans les ouvrages de Bourdieu et Passeron, l’auteur pose la question « comment vont pouvoir procéder les enseignants qui ne cessent à l’époque de se référer aux Héritiers et à La Reproduction ? » ; à cette question fort pertinente, il n’est répondu que par une citation des mémoires d’Henri Mendras : « si l’école ne pouvait que « reproduire » cette société, alors une grande part de la vocation de pédagogue perdait son sens … » (p. 357-358) !

L’ouvrage de Jean-Pierre Le Goff se termine sur le « retournement » de la seconde moitié des années 70, marqué par le reflux des luttes sociales et du gauchisme, mais aussi par le développement de la crise économique et d’une crise idéologique du communisme, suite à la démystification du stalinisme et du maoïsme ; tout ceci aboutissant à une forte dépolitisation, à « l’ère du vide », dans laquelle règnent les « nouveaux philosophes » et l’action humanitaire, malgré la critique anti-totalitaire plus politique de Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, malgré les velléités autogestionnaires de la « deuxième gauche » (chapitres 24 à 28).

Et de conclure sur le « nouveau conformisme » issu de cet « échec inévitable » …

Cette démarche d’inventaire de l’héritage de mai, enrichie de la « passion démocratique » de l’auteur, est tout à fait intéressante et pertinente en soi, à l’instar de Mona Ozouf et François Furet, qui, avec leur Dictionnaire critique de la Révolution française, ont voulu permettre aux citoyens de « faire leur marché » dans l’héritage de la Grande Révolution. Mais il est difficile de faire son marché, quand le commerçant ne met sur son étalage que des produits avariés. Et, même si, à nouveau en conclusion, Jean-Pierre Le Goff précise que mai 68 est un événement « non réductible aux années contestataires qui l’ont suivi » (p. 460), il reste que, de fait, cet ouvrage analyse essentiellement l’après-68, ce qui ne peut que biaiser notre vision de l’héritage… Ce n’est donc qu’un début, continuons l’inventaire !

Jean-Philippe Legois.

Les Cahiers du GERME trimestriel n° 7/8 – 2° et 3° trimestre 1998



[1] L’un des axes structurant ce livre étant l’opposition entre un pôle “ néo-léniniste ” et un “ pôle culturel-libertaire ” (pp. 133, 138, 254, 255, 263 …), on aurait pu effectivement penser intéressant d’osculter les positions et parcours de ces militants révolutionnaires, certes encore plus minoritaires que les trotskistes et maoistes, mais dont les positions libertaires et politiques auraient pu être mises à l’épreuve de l’analyse sur le plan idéologique.

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