lecture: Jean-Philippe Legois, La Sorbonne avant mai 68, chronique de la crise universitaire des années 60

Jean-Philippe LEGOIS, La Sorbonne avant mai 68. Chronique de la crise universitaire des années 60 à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris, Mémoire de Maîtrise sous la direction du professeur Antoine Prost, Paris I Panthéon-Sorbonne-C.R.H.M.S.S., septembre 1993, 319 p. Mieux qu’une simple chronique, comme le titre le laisserait entendre, Jean-Philippe Legois nous offre avec son mémoire de maîtrise une étude précise et rigoureuse des causes du mouvement de mai 68 dans un des symboles de la contestation étudiante: la Sorbonne. L’intérêt de sa démarche est contenue dans sa volonté à resituer ce mouvement dans sa longue durée. Aussi balaie-t-il allégrement les interprétations précédentes qui ont souvent fait de mai 68 une flambée subite et imprévisible ou encore un « complot » savamment ourdi par des « groupuscules » d’extrême-gauche au service d’un prétendu mouvement révolutionnaire international. En fait, par cette étude de cas, qui en appelle d’autres, l’auteur confirme et démontre ce que tout historien sérieux pensait déjà. A savoir: le poids décisif de la crise universitaire des années soixante, provoquée par la transformation de l’enseignement supérieur en enseignement de masse, dans la naissance de la « commune universitaire ».

Aussi ce travail débute-t-il logiquement par l’analyse des grandes caractéristiques nationales et locales de la crise universitaire au début des années soixante. Alors que l’université connaît une croissance exponentielle de ses effectifs étudiants, que les « trente glorieuses » changent le visage du pays, l’enseignement supérieur semble figé, incapable de s’adapter. Les facultés des Lettres, et plus particulièrement la Sorbonne, ne se sont guère départies du modèle libéral du 19e siècle. Les finalités et les contenus des enseignements, la pédagogie d’une manière générale n’ont que très peu évolué. Le pouvoir des professeurs s’exprime toujours avec autant d’emprise sur les structures de décision de la Faculté même s’ils ne forment pas un corps aussi uni qu’on l’a quelquefois prétendu. Les aptitudes intellectuelles, les stratégies personnelles, les engagements politiques font que certains professeurs sont beaucoup plus présents et influents que d’autres. Toujours est-il que cette domination professorale secrète inévitablement des catégories d’exclus: étudiants, assistants, maîtres-assistants et personnels non-enseignants. Ce n’est pas l’admission par le décret du 30/10/63 des assistants et maîtres-assistants à l’Assemblée de faculté qui change fondamentalement la donne puisqu’ils restent écartés du Conseil d’Université où se prennent les décisions les plus importantes. Leur participation à la gestion de la Faculté demeure en fait très symbolique. L’inadaptation apparaît dès lors pour Jean-Philippe Legois comme « le mot clef de la crise universitaire des années soixante ».

Cette constatation faite, l’auteur précise ensuite son propos en étudiant d’une manière systématique les différents développements du processus de crise à la Sorbonne-lettres. En premier lieu, il s’intéresse à ce qu’il appelle « les développements morphologiques de la crise »; c’est-à-dire les problèmes de locaux liés à la poussée des effectifs, ainsi que la question des constructions universitaires. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, la déconcentration de la Sorbonne est à l’ordre du jour. Des projets commencent à être évoqués dans différents rapports. Quelques uns sont pour le moins pittoresques. Par exemple, la reconversion de la prison de la Santé en un établissement d’enseignement supérieur. Il fallait évidemment y penser. En fait, la seule extension hors les murs de la capitale qui prit forme, ce fut Nanterre dont l’ouverture eut lieu à la rentrée 1964. Cette crise de croissance en sous-tend une autre toute aussi importante: celle de la crise de la hiérarchie interne du corps enseignant. La progression des effectifs étudiants entraîne une progression des effectifs enseignants. Assistants et maîtres-assistants prennent une place de plus en plus importante. A la Sorbonne, la croissance du corps des maîtres-assistants entre 1964 et 1968 est de l’ordre de 51% tandis que celui des professeurs titulaires et maître de conférences n’est que de 15%. Cette inégalité de croissance porte en elle-même toute la contradiction de ces années soixante à l’université. Elle rompt en fait le modèle traditionnel de la relation entre le professeur et l’assistant que Pierre Toubert cité par Jean-Philippe Legois résume ainsi : une relation personnelle faisant de l’assistant ou du maître-assistant « non des subordonnés voués à une carrière subalterne mais des pairs potentiels, susceptibles d’être appelés un jour à leur succéder ». Cette nouvelle situation débouche en définitive sur une véritable crise de « croyance » dans le modèle universitaire. Les professeurs sont inquiets et essaient de maintenir coûte que coûte l’ordre traditionnel tandis que les assistants et maîtres-assistants se rendent compte, face à l’offre réduite de postes professoraux, que leur promotion risque bien de s’arrêter là.

Les « développements morphologiques » passés ainsi en revue, l’auteur porte ensuite son attention sur la réforme Fouchet et ses conséquences en Sorbonne. Cette réforme initiée par le général de Gaulle, suivie dans son élaboration par le Premier Ministre, où les professeurs de la Sorbonne sont intervenus se voulait une réponse à la crise universitaire sous la forme d’une rénovation pédagogique. Pourtant, comme le démontre aisément Jean-Philippe Legois, elle a plutôt aggravé la crise qu’elle ne l’a résolue. En effet, le manque de moyens, la rigidité du nouveau régime des études littéraires et les non-dits de la réforme – faut-il sélectionner les étudiants? – suscitent le mécontentement des professeurs et des étudiants. Ainsi le développement de la crise universitaire en Sorbonne obéit-elle à une double dynamique, l’une interne, celle d’une croissance morphologique non maîtrisée, l’autre externe, celle d’une réforme ministérielle qui exacerbe encore davantage les contradictions d’un système d’enseignement de plus en plus inadapté.

Après cette analyse, somme toute très institutionnelle, des causes supposées du mouvement de mai 68, Jean-Philippe Legois en vient à s’intéresser aux acteurs sociaux, aux mouvements sociaux qui agitent la faculté des Lettres et pose la question de l’émergence en Sorbonne d’un contre-pouvoir dans les année soixante. Si dans ces grandes lignes nous pouvons adhérer à sa thèse d’une mutation du syndicalisme étudiant et enseignant dans ces années soixante, il nous est pourtant difficile de le suivre dans tous ces développements.

En effet, affirmer la naissance d’un syndicalisme étudiant dans les années soixante, c’est faire peu de cas d’une histoire déjà longue de l’U.N.E.F. qui ne s’est pas seulement contentée, au moins depuis 1946, de réclamer « des locaux et des maîtres ». Il est clair, au moins sur ce point, que notre auteur s’est laissé abusé par les écrits des principaux responsables de la F.G.E.L. dont le célèbre article de Marc Kravetz, « Naissance d’un syndicalisme étudiant », paru en février 1964 dans Les Temps Modernes. Mais cela n’enlève rien à la qualité de son analyse globale à laquelle il est difficile de ne pas souscrire quand il affirme qu’il n’existe pas de mouvement social achevé mais des mouvements sociaux fruits de relations croisées entre enseignants, étudiants et non-enseignants.

Il approfondit ensuite son approche en mettant en évidence l’activité politique déployée par les différents acteurs sociaux dans le cadre de la Faculté de Lettres. Avec rigueur, l’auteur identifie les différentes forces politiques qui cohabitent tant dans le milieu enseignant qu’étudiant, en mesure leur implantation et leur audience, tout en essayant de cerner les relations qu’elles entretiennent avec leur milieu d’intervention. La crise des mouvements politiques traditionnels, communistes et confessionnels, ouvrent la voie à l’université, et à la Sorbonne en particulier, aux forces éclatées de l’extrême-gauche. Mais peut-on pour autant considérer avec Jean-Philippe Legois que les années soixante sont marquées par « une politisation plus large du milieu universitaire »? La radicalisation, qui s’effectue à partir de 1966 autour de la lutte contre la guerre du Vietnam, si elle est souvent inventive, ne mobilise pas les foules étudiantes en Sorbonne. Quelques centaines de personnes (500 à 800 selon Legois), et encore elles ne sont probablement pas toutes étudiantes, participent à un meeting du 9 février 1967. Ils sont encore moins nombreux quand il s’agit de descendre le boulevard Saint-Michel aux cris de « Ho-ho-ho-Chi-Minh! Che-che-che Guevara ».  Nous sommes en fait très loin des mobilisations étudiantes du début des années soixante contre la guerre d’Algérie. Enfin, aucune force politique n’a un projet d’université lié à un projet de société. Autant dire que l’on peut chercher en vain toute stratégie de contre-pouvoir au sein du système universitaire comme le fait d’ailleurs justement remarquer Jean-Philippe Legois.

Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de pratiques « alternatives » se sont développées en Sorbonne: débats permanents, multiplication de la presse étudiante, réforme des groupes d’études, naissance des Groupes de Travail Universitaire. Ces derniers sont sûrement l’expression la plus originale du mouvement étudiant des années soixante. En voulant instaurer un travail collectif et critique, ils se donnent pour objectifs de changer les contenus et les méthodes de l’enseignement. Mais dans la réalité, ils n’échappèrent pas à la pratique du bachotage. Rares sont ceux qui remirent en cause la relation pédagogique traditionnelle. Plus significatif encore, mais cela Jean-Philippe Legois ne le signale pas, on pouvait être étudiant à la Faculté des Lettres, s’intéresser à la vie et aux pratiques politiques, et ne jamais avoir entendu parlé des G.T.U.! En fait, peu d’étudiants participent régulièrement aux activités de ces Groupes de Travail. Il n’empêche, malgré leurs nombreuses limites, ces expériences ont pu avoir certains prolongements dans le mouvement de mai 68. Ont-elles pour autant contribué à « la genèse et (au) dévoilement de ce qu’on a appeler la commune étudiante » comme le suggère Jean-Philippe Legois? Il nous semble tout de même que cela reste à démontrer. De la même manière, s’il est probablement juste d’affirmer que le « mouvement étudiant sorbonnard » fut un « laboratoire pilote de la contestation radicale de l’institution », force est de remarquer que cette contestation eut toutes les peines du monde à quitter les « éprouvettes » militantes. Que dire ensuite de la postérité de cette « université critique »?

Avec son mémoire de maîtrise, Jean-Philippe Legois nous propose une analyse stimulante et dynamique de ces années soixante en Sorbonne. Il a su souvent avec talent remettre en perspective ce poids décisif de la crise universitaire dans la genèse du mai étudiant. Il est évident que cette étude de cas en appelle d’autres pour vérifier les hypothèses de départ et les conclusions. Le point de vue parisien est-il celui de la province? Le microcosme des Lettres reflète-t-il l’ambiance des autres facultés? Autant de questions qui invitent à poursuivre la tâche. Mais gageons que Jean-Philippe Legois ne s’arrêtera pas en si bon chemin.

Didier Fischer.

Les cahiers du germe (trimestriel) N° 2 – 1° trim 1997

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