biographie : Rene Remond. l’histoire au risque du refoulement !

REMOND René (1918-2007) : Il faisait son entrée dans la salle du séminaire de maîtrise de l’UFR d’histoire de l’université de Nanterre selon un rituel invariable. Jean-François Sirinelli et Pascal Ory, ses assistants, le suivaient à quelques pas. Sa silhouette élancée se glissait entre le mur et la rangée de tables dans un mouvement légèrement chaloupé. A mesure que ce cortège des maîtres progressait, le silence se faisait parmi nous. Nous nous gardions bien néanmoins de nous lever. Le mandarinat n’avait-il pas pris fin avec les événements de Mai 68 ? Il s’asseyait au centre entre ses deux assistants, qui par déférence, attendaient qu’il soit assis pour s’asseoir à leur tour. La séance pouvait alors commencer par quelques mots prononcés à notre adresse. Le propos introductif de René Rémond était toujours bref. En bon pédagogue, il visait d’abord à retenir notre attention. Il n’était pas rare qu’il fasse une allusion à l’actualité pour mieux nous faire comprendre combien cette dernière gagnait à être éclairée par le passé. La défaite de la gauche aux élections municipales de 1983 s’inscrivait ainsi dans la longue cohorte des élections intermédiaires perdues par le pouvoir en place. Nous devions nous garder de toutes conclusions hâtives sur le sens à donner à cet échec de la gauche et à ce succès de la droite. Il pouvait aussi regretter au détour d’une phrase que les historiens du contemporain ne s’intéressent pas suffisamment au droit constitutionnel. Pour lui, l’étude des institutions était indispensable à qui prétendait réfléchir sur la vie politique. Il insistait néanmoins toujours auprès de nous pour que nous comprenions bien que s’il existait une loi fondamentale, il ne fallait pas négliger le pouvoir d’interprétation des hommes. La lettre d’un texte était une chose et son application une autre. La complexité qu’il introduisait ainsi n’était pas pour nous déplaire. Elle nous obligeait à élever notre niveau de réflexion et à nous méfier des analyses qui prétendaient déterminer une direction : ce fameux sens de l’histoire.

Nous n’entrions pas tous en « rémondie », pour reprendre une expression de Jean-François Sirinelli, mais nous avions un infini respect, toutes tendances politiques confondues, pour celui qui su réhabiliter l’histoire politique. Plus que sa thèse sur Les Etats-Unis devant l’opinion française (1815-1852), ce fut son histoire de La droite en France, paru en 1954, qui servit de détonateur. Il rompait là avec une histoire politique assimilée au temps court, à l’événement, tel que pouvaient le concevoir les historiens positivistes du 19ème siècle. Il ouvrait à une compréhension fine des comportements politiques de tout un courant de pensée de la société française. En dépit d’un titre au singulier, il montrait que la droite n’était pas une, qu’elle puisait à des sensibilités différentes : légitimiste, orléaniste, bonapartiste. Ces sensibilités dans les années cinquante étaient encore loin d’avoir disparu. Cette mise en perspective magistrale donnait les clefs du présent : celles d’une reconstruction rapide d’un courant majeur de notre vie politique après le naufrage de Vichy et de la collaboration. En 1983, La droite en France devenait Les droites en France. René Rémond, dans cette nouvelle édition, tenait compte des dernières recherches sur le sujet pour actualiser un ouvrage devenu un « classique » de l’histoire politique. En revanche, il réfuta toujours la thèse, développée par l’historien israélien Zeev Sternhell, d’une France matrice du fascisme. Par-delà cette controverse développée dans les années quatre-vingt, René Rémond avait bien réussi à installer l’histoire contemporaine immédiate comme un objet de recherche à part entière. En fondant en 1978, l’Institut d’Histoire du Temps Présent, il enfonçait le clou. Il excella aussi dans l’histoire religieuse, mais son apport dans ce domaine fut peut-être moins décisif. Il utilisa toutefois le meilleur de la sociologie religieuse pour éclairer des phénomènes comme l’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours ou le mouvement de sécularisation en Europe aux 19ème  et 20ème siècles. S’il savait faire la part entre sa foi, son allégeance à l’église catholique et son métier d’historien, sa connaissance intime de l’institution religieuse servit au mieux sa démarche.

René Rémond ne créa pas une école, mais il mit le pied à l’étrier de plusieurs générations d’historiens. Jean-Jacques Becker, Antoine Prost, Jean-Pierre Rioux, Serge Berstein, Philippe Levillain, Jean-Pierre Azéma, Michel Winock, Jean-François Sirinelli, Pascal Ory, pour ne parler que des plus connus, ont tous une dette intellectuelle et souvent amicale à son égard. Il ne se voyait pas comme un maître. Aussi n’agissait-il pas comme tel. Dans les séminaires qu’il animait, il écoutait beaucoup, accompagnait la parole des uns et des autres, mais laissait chacun s’exprimer en toute liberté. Il n’était pas un homme d’ordre, même s’il manifestait toujours un infini respect pour toutes les institutions. Il ne confondait d’ailleurs pas autorité et autoritarisme. Toute autorité n’était pour lui à même de s’exprimer que par le consentement qu’elle recueillait. Président de l’université de Nanterre de 1971 à 1976, dans une période délicate marquée par les contrecoups de Mai 68 et la mise en place des nouvelles institutions universitaires, cette conception des rapports humains permit d’éviter bien des embûches, contribua à l’apaisement des tensions et donna à cette jeune université des sciences humaines et juridiques une renommée scientifique mondiale.

Il était aussi pour nous un des rares professeurs connus et reconnus de tous. Commentateur infatigable des soirées électorales télévisées, son visage, le timbre de sa voix, la précision de son verbe, le rythme de sa phrase, nous étaient familiers. A l’heure où l’audiovisuel commençait à régner en maître, René Rémond était devenu une figure médiatique. Approcher l’icône nous donnait aussi une forme de reconnaissance. C’était un peu de cette poussière céleste prise dans les faisceaux des projecteurs qui retombait sur la tête de ses étudiants. Nous savourions notre plaisir d’être assis à la table d’une telle personnalité. Peu d’entre nous ignoraient ses engagements de jeunesse, son parcours universitaire et ses multiples fonctions, même si lui n’en parlait jamais devant nous. Le chrétien devenu en 1943 secrétaire général de la JEC, le résistant qui fait du renseignement et rédige des affiches dans Paris qui se libère, l’admissible au concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure en 1939, mais qui mobilisé, doit attendre 1942 pour intégrer la prestigieuse école, le jeune assistant de Pierre Renouvin à la Sorbonne dans l’immédiat après-guerre, le directeur d’études et de recherche à la FNSP, le professeur nommé en 1964 à la première chaire d’ « histoire du 20ème siècle » créée en France dans la nouvelle faculté des lettres et des sciences humaines de l’université de Paris à Nanterre… : il était tout cela et bien plus encore. Pourtant, nous ne le percevions pas comme le prototype de l’intellectuel engagé. Son nom n’apparaissait jamais au bas d’un manifeste ou d’une pétition. Il tenait toujours à distance l’événement. Nous ne risquions pas de le confondre avec un Vidal-Naquet ou, plus tard, avec un Bourdieu. Il prenait soin de ne jamais faire état de son vote. Lors d’un séminaire de licence sur l’année 1958, il se garda bien de dire quel parti fût le sien à propos du référendum sur la constitution. Il commentait, analysait, donnait à comprendre. Il était intellectuellement plus proche d’Aron que de Sartre, mais ne se serait jamais défini comme un « spectateur engagé ». Craignait-il d’imposer à ses étudiants une opinion, là où, pour lui, l’intelligence et la liberté devaient primer ?

Il fallut donc attendre les dernières années de sa vie, au comble des honneurs et sous la coupole du quai Conti, pour qu’au détour de trois questions qui le taraudaient depuis de nombreuses années – la laïcité, les lois mémorielles et la construction européenne – il prit publiquement des positions qui témoignaient d’une capacité de protestation nouvelle. Sans jamais vouloir revenir sur la conception française de la laïcité fondée sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Il s’interrogeait, dans le cadre de la commission Stasi, sur l’oubli complet que la religion, en tant que telle, peut avoir de présence sociale. En cela, il s’opposa sans concession à une conception de la laïcité qui prétend interdire toute manifestation religieuse dans l’espace public. De la même manière, il prit vigoureusement parti en faveur de la liberté lorsque les députés se mêlèrent de réécrire l’Histoire (génocides, Arménie, colonisation…). Dans un essai percutant, Quand l’Etat se mêle d’Histoire (2006),  il ne se contenta pas de dénoncer l’ingérence, il plaida aussi pour une discipline historique hors de toute oligarchie et retrouvant le sens de la globalité : « …cette discipline n’en exige pas moins un apprentissage, une familiarité avec ce dont elle rend compte. C’est moins une question de connaissance factuelle que de sensibilité. C’est comme un sixième sens qui fait discerner ce qui, dans l’événement contemporain, est inédit ou répétitif, éphémère ou porteur d’avenir. Ce sixième sens est rarement inné, même si certains y sont peut-être plus prédisposés que d’autres. Il suppose une connaissance approfondie de l’histoire : il ne suffit pas d’être spécialiste d’une période ou d’un pays. A cet égard, la spécialisation croissante des historiens avec la définition de plus en plus étroite des intitulés de chaire et la disparition des généralistes m’inquiète. Comment le chercheur enfermé dans sa spécialité serait-il à même de porter un jugement global et circonstancié ? ». Mais chez cet intellectuel européen et chrétien, dans la lignée des philosophes du 18ème siècle, le non français au référendum sur le traité à portée constitutionnelle le fit sortir de ses gonds. Jean-Pierre Rioux rapporte dans une émission de Canal Académie consacrée à René Rémond que ce dernier furieux n’hésita pas à comparer le vote des Français aux accords de Munich ! L’intelligence, pour une fois, cédait le pas à la conviction profonde. L’historien, l’observateur, le commentateur s’effaçaient au profit du « citoyen Rémond ». Une image qui échappa aux étudiants que nous étions au début des années quatre-vingt, mais qui fit les délices de ses contempteurs comme de ses détracteurs. Peut-on refouler toute une vie ?

Didier Fischer

Cahiers du Germe n° 27 – 2008

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