Il y a 10 ans, la journée nationale d’action du 7 mars 2006: le tournant décisif du mouvement contre le CPE (contrat première embauche),

7 MARS RM CME 2 ANS JETABLE

Manifestation du 7 mars à Paris. Photo Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes.

Durant les premiers mois de 2006, la mobilisation étudiante contre le CPE allait entraîner au fur et à mesure non seulement les jeunes, mais une masse de plus en plus importante de travailleurs dans la rue. Renouvelant en l’enrichissant le répertoire d’action traditionnel (AG, coordinations, blocages), réussissant – comme en 1993 (CIP, contrat d’insertion professionnelle) et même mieux qu’en 1968 – à rassembler autour de lui l’intersyndicale, le mouvement étudiant débouchait sur une victoire importante : le retrait du CPE. En 2007, dans la collection Germe aux éditions Syllepse, paraissait Le CPE est mort, pas la précarité. Retour sur le printemps étudiant 2006, rédigé en atelier par un collectif d’étudiants lyonnais, le « Collectif 4 bis » appuyé notamment par notre amie Sophie Béroud, maître de conférence à l’IEP de Lyon et spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux. A l’occasion des dix ans du mouvement contre le CPE, nous préparons la publication dans la collection Germe d’un ouvrage issu de la thèse que notre ami Paolo Stuppia a soutenu en décembre 2014 Les tracts du mouvement « anti CPE» de 2006. En voici les « bonnes feuilles » du deuxième chapitre; (voir première partie « Il y a 10 ans, le 7 février 2006, première journée de manifestations contre le contrat première embauche (CPE) »).

7 MARS CCCME

Manifestation du 7 mars à Paris. Photo Caroline Chalier/Cité des mémoires étudiantes.

S’il fallait retenir une seule date concentrant en elle-même la plupart des enjeux de la protestation de 2006, celle-ci serait certainement le 7 mars. C’est en effet lors de cette journée nationale d’action, convoquée un mois auparavant par l’intersyndicale, que se jouent quatre grands basculements qui en font un « palier » décisif non seulement pour la – ou les – jeunesse(s) scolarisée(s), mais également pour les salariés et le gouvernement. Tout d’abord, son succès numérique : les organisateurs revendiquent l’atteinte du seuil symbolique du million de manifestants sur l’ensemble du territoire, alors que les forces de l’ordre en décomptent moins de la moitié (3960000). Quoi qu’il en soit, les cortèges, organisés dans plus de 200 villes en France, sont sans commune mesure avec le 7 février : rien qu’à Paris, une estimation de la CGT évoque 200000 participants, soit quatre fois plus que la journée précédente[1].

Parmi les personnes dans la rue, deuxième grande nouveauté, l’on retrouve certes des étudiants – toutes tendances confondues[2], issus en particulier des 38 établissements en grève recensés par l’UNEF[3] – mais aussi un très grand nombre de lycéens et de salariés. Les premiers, mobilisés jusque là de manière sporadique, se joignent à leurs aînés en entamant un vaste mouvement de blocage des lycées qui connaîtra son essor une quinzaine de jours plus tard. La FIDL, l’un des deux organisations syndicales lycéennes, s’associe même à l’appel de la « coord » de Jussieu à manifester le 16 mars, inaugurant un rapprochement qui conduira, d’abord, à l’intégration des lycéens au sein de la coordination nationale étudiante (Dijon, 18-19 mars), puis à l’élaboration d’une une plate-forme de revendications propre (Aix-en-Provence, 25-26 mars). Ainsi, à partir du 7 mars, comme le notent les auteurs de l’ouvrage Université sous tensions, les deux jeunesses scolarisées trouvent de véritables points de convergence entre elles, contrairement à ce qu’il advient avec une troisième jeunesse :

« La marginalisation des revendications issues des quartiers populaires est manifeste dans le refus d’élargir la mobilisation à la jeunesse non-scolarisée. […] Certaines organisations étudiantes et lycéennes […] monopolisent la parole au nom de la jeunesse, et rendent ainsi invisibles les jeunes des quartiers populaires. Le sentiment de méfiance des jeunes des quartiers populaires à l’égard du mouvement social […] s’en trouve ainsi renforcé. »[4]

fage 7 mars 2006 CC CME

Manifestation du 7 mars à Paris. Photo Caroline Chalier/Cité des mémoires étudiantes.

Si le rendez-vous entre les révoltés de novembre 2005 et le mouvement étudiant-lycéen semble être manqué, celui entre les jeunes scolarisés et le monde professionnel l’est en revanche beaucoup moins. Le 7 mars, en effet, des préavis de grève sont déposés dans plusieurs secteurs – éducation nationale, santé, transports… – et entreprises publiques (SNCF, France Télévision, etc.) ou privées (Eurocopter Marseille, Hewlett-Packard Grenoble, etc.) à l’initiative de plusieurs membres de l’intersyndicale (en particulier Solidaires, FO et la FSU[5]). Même si le taux de participation n’est jugé que « moyen » – entraînant des perturbations limitées – il est incomparablement plus élevé par rapport à celui du 7 février : le Ministère de la Fonction Publique estime ainsi le nombre de grévistes à environ 10%, soit cinq fois plus par rapport à la journée d’action précédente (1,9%). De son côté, Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, prévient qu’en l’absence d’actes de la part du gouvernement, son organisation réitérera l’appel à une journée de grève et manifestations : « Il n’y aurait pas de honte [pour Dominique de Villepin] à revenir sur le texte… S’il ne le retire pas, il prend ses responsabilités. FO a pris ses responsabilités en appelant à la grève »[6]. Nous le voyons, la deuxième journée nationale d’action contre le CPE inaugure un processus de convergence entre le tempo intersyndical et étudiant qui se poursuivra tout au long de la mobilisation, permettant aux salariés d’investir – même si de manière ponctuelle, les jours de manifestation – l’espace de la protestation et, vice-versa, aux jeunes scolarisés de maintenir une certaine pression sur les grandes centrales professionnelles.

7 MARS RM CME ABRIBUS

Manifestation du 7 mars à Paris. Affiches sur un abribus. Photo Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes.

Le troisième retournement de situation à l’oeuvre le 7 mars est représenté par l’augmentation soudaine des tensions entre les manifestants et les forces de l’ordre d’une côté, les contestataires étudiants eux-mêmes de l’autre. C’est en effet à cette date que l’on dénombre les premiers accrochages d’envergure entre les « anti-CPE » et les CRS en fin de cortège (Rennes, Toulouse, Lille…), accompagnés de tentatives d’occupation des voies de chemin-de-fer, de bâtiments publics (ANPE, mairies etc.) ou des dégradations symboliques – à l’aide de pots de peinture ou d’oeufs – d’agences d’intérim. Le sentiment que quelque chose d’inédit est en train de se produire peut également être mesuré par la tournure radicale que prennent les actions que précèdent les manifestations : à Paris, par exemple, les lycéens de l’est de la capitale bloquent pendant plusieurs heures la circulation avant de se rendre au cortège, place de la République ; il en va de même pour une « manif sauvage » qui se déroule de la Sorbonne – fermée administrativement sur ordre du Rectorat – au métro Saint-Michel en début d’après-midi. Le 7 mars représente aussi la première journée où les crispations entre les différentes citoyennetés universitaires en mouvement sont exposées aux yeux du plus grand nombre[7]: dans les médias (traditionnels ou alternatifs), le secteur donne une image fractionnée entre les héritiers, condamnant les « violences » que se produisent lors des manifestations[8], les radicaux, divisés sur la question, et les autonomes, revendiquant les affrontements[9]. Un ultérieur signe de morcellement peut être entrevu dans les échauffourées qui se produisent, place de la République à Paris, entre le service d’ordre de l’UNEF et celui de trois comités de mobilisation (Sorbonne, Tolbiac, Jussieu) pour prendre la tête du cortège étudiant. Sans gravité[10], cet accrochage est néanmoins significatif, sur le plan symbolique, de l’exposition publique de la « lutte dans la lutte » que traverse le secteur.

7 MARS RM CME LA CE

Manifestation du 7 mars à Paris. Photo Caroline Chalier/Cité des mémoires étudiantes.

Enfin, quatrième et dernier basculement, le 7 mars prend place au lendemain de l’adoption en première lecture de la LEC par le Sénat et à la veille de sa validation définitive par l’Assemblée Nationale. Dès lors, c’est un combat en l’apparence « désespéré » que mènent les contestataires pour faire barrage à une loi sur le point d’être votée et dont le retrait paraît, à ce moment, impossible ; cependant, la deuxième journée nationale d’action anti-CPE, par son ampleur, sa composition multisectorielle et sa radicalité[11] réussit à instaurer un doute, y compris dans les rangs de la majorité gouvernementale : le député Hervé de Charette (UMP) estime le premier, dans les colonnes du Parisien, que « le CPE, c’est un échec qui peut […] coûter l’élection présidentielle »[12] ; de son côté, le sarkozyste Patrick Devedjian déclare qu’« il est urgent d’ajuster sa copie », demandant au Premier ministre d’amender le texte. Ainsi, le 7 mars profile la possibilité de résoudre la « crise » qui se dessine en passant par la voie – inhabituelle – de l’aménagement, de la négociation, voire même de l’abrogation pure et simple de l’article contesté… Autant d’étapes qui seront franchies lors du « printemps de la précarité » de mars-avril 2006.

[1] http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/social/20060207.OBS5417/heure-par-heure.html (consulté le 2 février 2016)

[2] C’est-à-dire des autonomes aux héritiers en passant par les radicaux là où la polarisation est à l’oeuvre.

[3] Soit un de moins que les participants à la coordination de Jussieu du week-end précédent. Supra.

[4] Nicolas PASADENA, Blaise DUFAL, « Les rendez-vous manqués du mouvement social et des quartiers populaires » in Renaud BÉCOT et a., op.cit., p.48-49.

[5] D’autres branches syndicales – en particulier de la CGT – signent les préavis de grève selon les secteurs ; seule la CFDT et la CGC-CFE refusent de s’y associer, partout, le 7 mars. François Chérèque, secrétaire de la CFDT, déclare ainsi que la CFDT n’appellera « certainement pas » à la grève la semaine d’après, estimant cependant que « le Premier ministre prend de vrais risques non contrôlés de dérapage au niveau social ». Voir http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/social/20060307.OBS9656/les-reactions.html (consulté le 2 février 2016).

[6] Ibid.

[7]Et non plus simplement des étudiants ou du corps professoral des universités.

[8] Pour un panorama de ces réactions au soir du 7 mars, voir la compilations de journaux télévisés du documentaire anonyme L’effet CPE vu par 63370882535027, Paris, Creative Commons, 2006.

[9] Les autonomes communiquent exclusivement via des médias alternatifs : tracts, affiches, banderoles, communiqués sur des sites militants (Indymedia, Infokiosk, etc.), refusant la présence de caméras de télévision ou de micros.

[10] Se limitant à l’invective et à quelques coups.

[11] Les trois premiers facteurs que nous venons d’étudier.

[12] http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/rififi-a-l-ump-apres-l-attaque-d-herve-de-charette-contre-le-cpe_

      1346291.html (consulté le 4 février 2016)

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)