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Déclaration commune du 24 janvier 2006 appelant à manifester le 7 février. Col. Cité des mémoires étudiantes
Durant les premiers mois de 2006, la mobilisation étudiante contre le CPE allait entraîner au fur et à mesure non seulement les jeunes, mais une masse de plus en plus importante de travailleurs dans la rue. Renouvelant en l’enrichissant le répertoire d’action traditionnel (AG, coordinations, blocages), réussissant – comme en 1993 (CIP, contrat d’insertion professionnelle) et même mieux qu’en 1968 – à rassembler autour de lui l’intersyndicale, le mouvement étudiant débouchait sur une victoire importante : le retrait du CPE. En 2007, dans la collection Germe aux éditions Syllepse, paraissait Le CPE est mort, pas la précarité. Retour sur le printemps étudiant 2006, rédigé en atelier par un collectif d’étudiants lyonnais, le « Collectif 4 bis » appuyé notamment par notre amie Sophie Béroud, maître de conférence à l’IEP de Lyon et spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux. A l’occasion des dix ans du mouvement contre le CPE, nous préparons la publication dans la collection Germe d’un ouvrage issu de la thèse que notre ami Paolo Stuppia a soutenu en décembre 2014 Les tracts du mouvement « anti CPE» de 2006. En voici des « bonnes feuilles » du premier chapitre.[1]
Les prémices de la lutte
Le scénario de l’automne 2005 (Contrat nouvelle embauche) semble se reproduire : face à une intersyndicale et à une opposition relativement unies, le gouvernement parie sur un manque d’investissement de la – ou, plutôt, des – jeunesse(s), l’une – scolarisée – approchant les vacances d’hiver, l’autre – massivement déscolarisée et stigmatisée – encore secouée par les émeutes de novembre.
Pour réduire ultérieurement le risque de contestation et accélérer celle qui devait représenter l’une des mesures-phare de son gouvernement en vue de l’élection présidentielle de 2007, Dominique de Villepin annonce le recours à l’examen « en urgence » du CPE, engageant ainsi sa responsabilité devant le parlement (article 49.3 de la Constitution). Ce procédé, permettant de contourner les débats à l’Assemblée, représente en réalité une erreur tactique majeure, déterminant la mise en place d’initiatives locales plus ou moins indépendantes de celles lancées par le collectif Stop-CPE dans le secteur étudiant : manifestations, AG, vote des piquets de grève – ou « blocage » – de quelques universités de province. Rennes II est le premier établissement à se déclarer officiellement « en grève » et « bloqué » le 7 février, provoquant peu à peu une réaction en chaîne dans d’autres universités de l’ouest du pays. Mais comment est-on passé d’une loi censée répondre – avant tout – au malaise des jeunes « de banlieue » des grandes villes, majoritairement issus de l’immigration, sans diplômes et sans travail, à une mesure faisant l’objet de critiques de la part de jeunes plutôt « blancs » et diplômés, résidant dans les villes moyennes de province?
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Dans la manifestation du 7 février 2006. Photo Robi Morder / Cité des mémoires étudiantes
Pour comprendre cette transition, il faut d’abord revenir sur le parcours amenant à l’élaboration de le LEC (Loi sur l’égalité des chances), puis sur l’inclusion à la dernière minute d’un article – l’art.8 – portant création du CPE. Le 18 novembre 2005, après 21 nuits consécutives d’émeutes dans les quartiers populaires, Dominique de Villepin déclare vouloir « restaurer les principes républicains en faisant vivre l’égalité des chances ». Une semaine plus tard, il annonce publiquement la préparation d’une loi fondée sur deux axes, l’emploi et l’éducation, visant à lutter contre les discriminations. Le 11 janvier 2006, il présente un premier projet en Conseil de ministres : en l’état, l’article 8 de la LEC vise à « encourage[r] les investissements productifs au sein des ZFU (zones franches urbaines), des territoires « sensibles » dans lesquels les entreprises sont dispensées de charges sociales. Toutefois, cinq jours après, le Premier ministre convoque une conférence de presse dans laquelle il annonce une série de mesures pour réduire le chômage des jeunes, regroupées sous l’étiquette « bataille pour l’emploi »: le développement de la formation en alternance, la lutte contre les « faux stages », des exonération fiscales pour l’embauche d’un jeune en CDI… Et le Contrat première embauche, qui deviendra l’article 8 d’une LEC largement remaniée. (Voir le texte adopté au JORF du 2 avril 2006)
De l’annonce gouvernementale à la création du collectif « Stop-CPE »
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jeunes en lutte contre le CPE Manifestation du 7 fevrier. Photo Robi Morder/Cité des mémoires étudiantes.
Les premières réactions politiques et syndicales à la conférence de presse du 16 janvier, nous l’avons évoqué, sont majoritairement critiques : seule la droite et la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) semblent soutenir pleinement le Premier ministre dans sa « bataille pour l’emploi », le Medef – le principal syndicat patronal – étant plus réservé (il aurait fallu, selon ses responsables, « aller plus loin dans la libéralisation du droit du travail »). Les syndicats de salariés, quant à eux, se montrent presque unanimement hostiles au CPE, tout comme les organisations étudiantes, lycéennes ainsi que l’opposition. Trois sortes de critiques sont formulées à l’encontre du gouvernement : 1) Le CPE ne constitue pas une réponse au chômage des jeunes. 2) Ce dispositif étend le CNE à l’ensemble des moins de 26 ans, généralisant la précarisation du marché de l’emploi. 3) Le CPE constitue dès lors une « provocation » ou une « insulte » à l’encontre de la jeunesse. Un communiqué de presse de l’UNEF (16 janvier) résume ce triple argumentaire :
« Le CPE, avec sa période d’essai de deux ans, constitue une nouvelle mesure d’exception qui va conduire de manière dramatique la jeunesse à une plus grande précarité. Véritable insulte, cette mesure illustre une nouvelle fois l’idée que le gouvernement se fait de la jeunesse : une main d’œuvre bon marché, une variable d’ajustement pour les entreprises leur permettant d’embaucher sans contraintes et de licencier à tout moment. Le gouvernement prend la responsabilité de creuser un peu plus le fossé entre la jeunesse et le reste de la société. […] Sous prétexte de lutter contre le chômage, cette mesure est en réalité une nouvelle attaque contre le Code du Travail et fait de la précarité une règle. » (Voir aussi questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, séance du 25 janvier 2006)
L’élément le plus marquant des réactions « pro » et « anti » CPE du 16 janvier est l’absence quasi-généralisée de jugements sur les autres articles de la loi ainsi que sur ce qui en a justifié la proposition, la « crise des banlieues ». Si cela peut être expliqué, dans l’immédiat, par la nécessité de répondre au « coup tactique » joué par le Premier ministre, les effets de la focalisation sur le CPE au détriment de la LEC seront plus durables, influençant – comme nous le verrons – le « cadrage » général de la mobilisation. Ainsi, au lendemain de l’annonce gouvernementale, seules les organisations les plus radicales tentent d’élaborer un discours connectant le CPE, le CNE et la LEC, comme l’affirme Kamel Tafer, porte parole de Sud-Étudiant en 2006 :
« Quand de Villepin fait son annonce mi-janvier, pour nous, c’est très rapidement perçu comme une mesure régressive. […] Nous étions contre l’ensemble de la loi. Parce qu’il y a effectivement l’article 8 sur le CPE, mais dans cette loi qui se voulait une réponse à la révolte des quartiers populaires de l’automne 2005, il y avait aussi des éléments régressifs importants, comme le travail de nuit des enfants dès 15 ans et l’abaissement de l’âge de l’apprentissage professionnel à 14 ans. Dès janvier, les premiers tracts qui ont été diffusés par des syndicats de Sud-Étudiant font cette analyse. Après, on savait que ça allait être difficile, sachant qu’il y avait eu le précédent du CNE et qu’il ne s’était pas passé grand-chose. »
Le 19 janvier, l’UNEF convoque à son siège une première intersyndicale des organisations de jeunesse – triées sur le volet– à l’issue de laquelle sera constitué un collectif appelé, de manière significative, « Stop-CPE ». La réunion du 19 janvier ressemble à la fois des syndicats (UNEF, Sud-Étudiant, UNL, Jeunes CGT, UNSA-Jeunes), des organisations politiques (MJS, JCR, JC, Les Alternatifs, Alternative Libertaire) et des associations (Fédération Léo Lagrange, JOC).
- Dans la manifestation du 7 février 2006. Photo Robi Morder / Cité des mémoires étudiantes
Kamel Tafer poursuit : « Les bases de ce collectif ont été définies à travers cette première réunion qui a été organisée par eux, en imposant les organisations qu’ils souhaitaient voir ou non. De fait, c’est un peu compliqué de défendre qu’il fallait imposer le retrait de l’ensemble de la loi d’égalité des chances. Avec d’autres organisations, comme les JCR, on a essayé de pousser à ça, mais on était ultra-minoritaires. À l’issue de cette réunion, il y a eu une première conférence de presse. C’est ça qui explique que, dès le départ, l’affichage c’était le collectif national des jeunes « Stop-CPE », donc contre le CPE. Le mouvement va se construire comme ça médiatiquement et politiquement. »
La réunion du 19 janvier se conclut donc par la désignation du « (plus petit) dénominateur commun » entre des organisations aussi hétéroclites que l’UNSA-Jeunes, Sud-Étudiant, AL ou la JOC, l’objectif du « retrait du CPE ». Si ce choix « va dans le sens de la stratégie que l’UNEF maintiendra tout au long du mouvement : le restreindre à une seule revendication », il peut être également analysé d’une autre manière. L’ensemble des participants à cette première intersyndicale sont en effet conscients qu’il faut « lancer » la mobilisation dans un contexte relativement difficile : l’échec du mouvement contre le CNE – nous l’avons vu – est encore présent dans tous les esprits, les sondages donnent une « opinion publique » pour le moins partagée sur la proposition du Premier ministre et les partiels du premier semestre (ainsi que les vacances d’hiver) approchent à grands pas dans les universités (et les lycées). De ce fait, la phase qui s’ouvre le 19 janvier peut être définie comme une période d’« auto-limitation » : les organisations hostiles à la proposition gouvernementale tendent à gommer leurs différences pour se concentrer sur la popularisation de la lutte autour d’une revendication précise (mais limitée), le retrait du CPE. Cela peut être mis en évidence à partir de plusieurs indicateurs, dont les tracts sont un exemple parmi d’autres ; cependant, avant de parvenir à une telle analyse, il est nécessaire de retracer la suite des évènements, opposant, un mois durant, la temporalité du législateur, celle du collectif et celle d’un certain nombre d’initiatives étudiantes locales.
A suivre…
[1] Paolo Stuppia, Les tracts du mouvement « anti CPE» de 2006. Sociologie d’une technologie militante, sous la direction d’Isabelle Sommier. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CRPS – Centre de recherches politiques de la Sorbonne (UMR 8057).