lecture: Joël Kotek, La jeune garde. La jeunesse entre KGB et CIA (1917-1989)

Joël Kotek, La jeune garde. La jeunesse entre KGB et CIA (1917-1989), Paris, Seuil, 1998.

En 1966, le magazine californien Rampart révèle que des liens étroits existent entre l’Union nationale des étudiants des Etats-Unis et la CIA. En fait, les services secrets américains financent une partie des organisations de jeunesse du monde libre. Tout l’intérêt du livre de Joël Kotek est de démontrer que la clef de cet interventionnisme américain dans le monde des jeunes et des étudiants réside en fait dans la politique de noyautage systématique mise en place par les Bolchéviques dès 1919. Cette thèse a le mérite d’éclairer soixante-dix ans de relations Est/Ouest au prisme des relations internationales des étudiants et des jeunes.

En effet, les Soviétiques ont l’antériorité sur les Américains de l’utilisation des jeunes comme une arme politico-idéologique. Ils ont forgé après la révolution une série d’outils nouveaux : “ organisation de front ”, “ sous-marin ”, “ taupe ”. Si les notions de “ sous-marin ” ou de “ taupe ” sont assez bien connues, en revanche celle d’ “ organisation de front ” mérite quelque explication. Dans les années vingt, les communistes se rendirent compte que les organisations professant des idéaux non-communistes pouvaient servir plus efficacement le parti communiste que celles ouvertement procommunistes. Ainsi naquirent des organisations proclamant des objectifs dignes de sympathie comme ceux de la paix, de la démocratie, du désarmement ou du progrès scientifique et culturel de l’humanité, mais dont le véritable but n’était autre que de sauvegarder les intérêts de l’Union Soviétique et de désarmer les adversaires.

Babette Gros, l’épouse de Willi Münzenberg, l’inventeur des “ organisations de front ”, rappela cinquante ans plus tard les règles à respecter pour les faire prospérer : “ Vous ne vous dites pas communiste. Vous n’étalez pas votre amour pour le régime soviétique. (…) Vous prétendez être un idéaliste à l’esprit indépendant. Vous ne comprenez pas grand-chose à la politique, mais vous pensez que les petites gens sont vraiment mal loties. Vous êtes effrayés par la menace fasciste. Vous pensez que les Soviétiques sont les seuls à pouvoir arrêter la vague noire. Vous croyez que le système capitaliste est corrompu ”. Le noyautage devint systématique à partir du tournant antifasciste de 1934-1935, officialisé lors du VIIè Congrès de l’Internationale Communiste. Un peu partout en Europe, les jeunes communistes s’infiltrent chez les jeunes socialistes pour réaliser les objectifs énoncés par l’Internationale Communiste de la Jeunesse (KIM) : la fusion des JC et des JS. C’est ainsi qu’en Espagne, les communistes n’ont aucun mal à absorber les jeunesses socialistes, leur président, un certain Santiago Carillo, se trouvant être en fait un communiste clandestin. En Belgique, le même phénomène se produit au grand dam du parti socialiste belge. Mais c’est en Grande-Bretagne que la pratique du noyautage est la plus remarquable. De jeunes militants socialistes se convertissent au communisme dans la seconde moitié des années trente et s’emparent des principales organisations de jeunesse et d’étudiants. Marian Wilbraham (ancienne militante du parti travailliste, étudiante en biologie au Sommerville College d’Oxford) devient secrétaire générale de la plus importante organisation antifasciste, la British Youth Peace Assembly (BYPA). Sa meilleure amie, Margot Gale, passe aussi clandestinement au communisme, se retrouve ensuite à des postes-clefs des organisations de jeunesse britannique et occupe entre 1940 et 1944 le secrétariat général de l’Union Nationale des Etudiants britanniques. Joël Kotek dit avoir dénombré l’existence d’une trentaine de jeunes sous-marins communistes disséminés dans les principaux mouvements de jeunesse britanniques. Les organisations de jeunesse ne sont pas devenues communistes mais la minorité communiste active parvient à orienter leurs travaux dans le sens voulu par l’Union Soviétique. L’Union Nationale des Etudiants britanniques ne vote-t-elle pas, en avril 1940, une résolution dénonçant une “ guerre pour le profit et la domination mondiale ” ?

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, le mouvement communiste a donc une pratique déjà longue de la pénétration idéologique des différentes sphères politiques et sociales occidentales. Une de ses cibles privilégiées est, avant même que ne débute officiellement en 1947 la guerre froide, le monde étudiant et plus largement la jeunesse. Si Joël Kotek se défend de faire une histoire exhaustive des relations Est/Ouest de la jeunesse et des étudiants, il n’en privilégie pas moins les quatre internationales issues de la guerre froide : la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (1945), l’Union internationale des étudiants (1946), l’Assemblée mondiale de la jeunesse (1948-1949) et la Conférence internationale des étudiants (1950). Le tableau qu’il dresse de l’emprise communiste sur les organisations étudiantes et de jeunesse de l’immédiat après-guerre est édifiant. En effet entre 1945 et 1950, à travers la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (FMJD) et l’Union internationale des étudiants (UIE), l’URSS exerce un véritable monopole de la représentation internationale des jeunes et des étudiants. A priori, la conférence de Londres d’octobre 1945, qui donne naissance à la FMJD, se déroule dans les formes démocratiques. Huit ministres de Sa Gracieuse Majesté, le Roi lui-même, ne s’en portent-ils pas garants ? La réalité est toute autre, fait remarquer Joël Kotek : la FMJD ne naît pas du néant de la guerre ou de l’enthousiasme de centaines de délégués antifascistes mais de stratèges du Kremlin, qui forts de leurs sous-marins, majoritaires au sein du comité organisateur et disséminés dans les différentes délégations, contrôlent le déroulement de la conférence. Il en est de même à l’Union internationale des étudiants, créée l’année suivante à Prague. La délégation française constituée de Paul Bouchet, de Pierre Trouvat et de Pierre Rostini ne peut empêcher l’élection à la présidence et au secrétariat général de deux sous-marins communistes : le Britannique Tom Madden et le Tchèque Joseph Grohmann. D’ailleurs Alexandre Chelepine, qui participe à la création de la FMJD et de l’UIE, n’accède-t-il pas à la tête du KGB quand il est encore vice-président de l’UIE ?

Il est alors évident que tous ceux qui combattent l’hégémonie communiste ne peuvent rester sans réaction. De la même manière, on comprend la volonté de certaines Unions nationales étudiantes de quitter l’UIE et de créer dès 1946 une organisation concurrente. Mais l’opération prit du temps dans la mesure où la France et la Grande-Bretagne hésitèrent plusieurs années avant de rompre les amarres. Il faut alors attendre le mois de décembre 1950 pour voir la création de la Conférence internationale étudiante (CIE) et le mois de janvier 1952 pour qu’elle se dote d’un véritable secrétariat (COSEC). Le temps de la contre-offensive occidentale est venue. Elle part en fait de Londres. C’est le ministre travailliste des affaires étrangères, Ernest Bevin qui a l’idée d’une Assemblée mondiale de la jeunesse (WAY) comme réplique à la FMJD et c’est l’Union nationale des étudiants anglais (NUS) qui est à la base de la CIE. Pourtant sans le soutien américain, il est certain que ces organisations n’auraient pas survécu à leur naissance. En 1951, Tom Braden, un ancien de l’OSS, comprend la nécessité de financer les ONG antitotalitaires comme la CIE ou encore le Congrès pour la liberté de la culture. En effet, à l’époque l’URSS verse annuellement plus de deux milliards de dollars à ses “ organisations de front ” et l’UIE avait auprès d’elle un crédit illimité. C’est la raison pour laquelle, Tom Braden crée au sein de la CIA un département des organisations internationales chargé du financement direct des ONG du monde occidental. Cette solution occulte est préférée à une aide publique à cause des difficultés que cette dernière aurait entraîné dans le climat d’hystérie généré par le Maccarthysme. Ces organisations étudiantes se situaient souvent sur des positions progressistes et étaient particulièrement mal vues des cercles conservateurs américains. Aussi pour contrer les menées soviétiques n’existait-il qu’une voie : mettre en place un système de financement secret, via des fondations privées aussi riches que fictives et hors de tout contrôle du Congrès. Le paradoxe de ce soutien fut qu’il était souvent octroyé à des organisations qui n’hésitaient pas publiquement à critiquer la politique étrangère américaine. A la différence des Soviétiques, les Américains ne contrôlaient pas les organisations qu’ils aidaient. L’objectif pour eux n’était pas là, il visait seulement à un rééquilibrage des positions occidentales face au monde communiste.

On l’aura compris le grand mérite du livre de Joël Kotek n’est pas d’affirmer que les différentes organisations internationales de jeunesse ou d’étudiants étaient au temps de la guerre froide financées par les deux grands – à l’époque déjà, ce n’était pas un véritable secret – mais plutôt de démonter le mécanisme qui conduisit, dans un bloc comme dans l’autre, à se servir des étudiants et des jeunes comme d’une arme politico-idéologique dans le cadre de l’affrontement Est/Ouest. Il balaie au passage nombre d’idées reçues qui tenaient en grande partie de la propagande sur la constitution et la vie de ces organisations internationales. Il est à remarquer que les gouvernements occidentaux furent particulièrement lents à réagir mais qu’au bout du compte le défi que se donnèrent les Américains et leurs alliés de rééquilibrer les relations internationales des jeunes et des étudiants fut tenu. A partir du milieu des années cinquante, c’est un système bipolaire équilibré qui s’installe. Le monopole communiste dans le domaine de la jeunesse internationale est bien battu en brèche.

                           Didier Fischer.

Les Cahiers du Germe trimestriel, n° 10, 1999

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