(Obchtchestvo russkikh studentov v Parije, 1908-1911)[1]
Des travaux d’archivage entrepris récemment par le Département des archives et de la recherche de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre (BDIC) ont permis l’accès à de nombreux documents qui n’étaient pas référencés jusqu’à présent. C’est le cas, en particulier, des archives de la bibliothèque russe Tourgueniev à Paris qui contiennent, entre autres, un registre des pièces qui furent cédées à ce centre culturel qui servait aussi de lieu de rencontres pour les émigrés de l’ex-empire tsariste. Ainsi dans la pochette « numéro neuf » figure une liste de dossiers qui, ainsi que nous pouvons le supposer, furent apportés en avril 1940 dans le but d’être conservés en sécurité alors que l’armée allemande avançait. Nous ignorons qui entreprit cette démarche. En 1979, ces mêmes documents ainsi que les archives de Mikhail Ossorguine furent transmis à la BDIC par Tatiana Ossorguine, l’épouse de l’écrivain et critique littéraire russe[2]. Parmi l’ensemble de ces documents se trouvaient des pièces relatives à l’Association des étudiants russes de Paris (désormais : l’AER) qui, à notre connaissance, n’est signalée dans aucun ouvrage sur l’émigration.
Depuis la seconde moitié du 19e siècle, à partir de l’époque des grandes réformes sous Alexandre II jusqu’à la révolution de 1917, les étudiants constituèrent une part importante du flux migratoire de la population russe vers les pays de l’Europe de l’Ouest. Les ouvrages consacrés à cette catégorie particulière d’émigrés abordent généralement la questions des motivations à quitter la Russie à partir de considérations politiques et nationales : le combat révolutionnaire contre le tsarisme et l’obligation d’étudier à l’étranger à cause du numerus clausus qui restreignit l’accès aux universités aux étudiants juifs de 1887 à 1917. Les raisons personnelles, comme, par exemple, le désir d’acquérir une spécialisation, apparaissent secondaires.
Les archives de l’AER permettent d’aborder la présence des étudiants russes en France de manière originale et, in fine, de relativiser un certain nombre d’a priori. Certes le nombre de documents est relativement limité. Ils sont au nombre de 509. Mais ils constituent une esquisse de l’activité d’une organisation philanthropique estudiantine.
Le fonds de l’AER comprend des originaux relatifs à ses activités et à son fonctionnement entre 1908 et 1911. Les différents documents sont répartis de la manière suivante : 1/ Comptabilité. Rapports financiers, factures, quittances diverses. 81 pièces. 2/ Liste des membres de la Société. 15 pièces. 3/ Bureau d’information de la société et bureau du travail. 14 pièces. 4/ Salle de lecture Lev Tolstoï. 54 pièces. 5/ Gestion et organisation des services de la restauration. 4 pièces. 6/ spectacles, soirées, bals. 20 pièces. 7/ Correspondances avec des organismes officiels, consulats de France, écoles supérieures. 36 pièces. 8/ Annonces et publicités. 7 pièces. Les pochettes 9 à 15 contiennent 270 lettres adressées par des étudiants russes à l’Association. 9/ Correspondances d’expéditeurs inconnus. 13 pièces. 10/ 43 lettres de A-B. 11/ 41 lettres de G-D. 12/ 47 lettres de Z-L. 13/ 36 lettres de M-P. 14/ 45 lettres de R-T. 15/ 45 lettres de Y-E. La pochette 16 contient des annonces, 8 pièces[3].
Les premières conclusions auxquelles nous sommes parvenus ne concernent qu’un nombre restreint de documents. Elles ne peuvent donc pas avoir un caractère définitif. L’ensemble des archives de l’AER constituent en quelque sorte un instantané photographique.
Les pièces contenues dans les huit premières pochettes permettent de reconstituer le fonctionnement de l’Association des étudiants russes de Paris. Dans une lettre envoyée en 1908 à un journal français, un responsable de l’AER annonce que l’organisation va fêter sa 25ème année d’activité [F delta res 815 (4)]. Par conséquent l’AER aurait été fondée en 1883 et serait une des plus anciennes société de ce genre en Europe. Une importante correspondance avec des journaux et des revues russes spécialisées[4] relèvent des contacts permanents avec la Russie. L’AER plaçait des annonces dans ces journaux qui, avec les guides rédigés par D. Margolin, étaient la principale source d’information pour ceux qui souhaitaient poursuivre leurs études à l’étranger[5]. Un certain nombre de lettres témoignent également de fréquents échanges épistolaires avec des librairies établies en Russie. Il est possible d’imaginer que les étudiants trouvaient dans ces lieux des informations relatives à l’AER qui était située au 5 rue Malebranche dans le 5ème arrondissement. L’Association essayait de recevoir des numéros gratuits et des invendus pour sa salle de lecture. En effet, cette organisation possédait sa propre bibliothèque ainsi qu’un restaurant pour les étudiants russes résidant à Paris. Apparemment des initiatives auraient été entreprises par les responsables de l’AER pour constituer avec la bibliothèque Tourgueniev un seul et unique centre de prêt de livres. D’autres documents détaillent de façon très précise le fonctionnement d’un restaurant [F delta res 815 (5)], ainsi que les services proposés aux étudiants : traduction et légalisation de documents officiels, réponses à des questions précises sur les études supérieures, les formalités d’entrée dans les universités et instituts spécialisés et les conditions de vie en France. Ces renseignements étaient facturés à hauteur de 25 francs. Dans une lettre envoyée à un « lycéen » russe, le budget moyen à Paris par mois est estimé à 100-120 francs [F delta res 815 (8)]. La comparaison des deux chiffres montre que le prix pour de simples démarches administratives était fort élevé. En France, l’AER se chargeait, par l’entremise d’un organisme portant le nom de Bureau du travail de trouver des emplois pour les étudiants. Le registre des activités rémunérées était assez vaste : enseignants, traducteurs, guides, interprètes, garde-malades, en tout 23 services emplois sont répertoriés [F delta res 815 (3)]. Pour satisfaire au plus juste les besoins des étudiants russes à Paris, l’AER avait mis au point un questionnaire de 61 questions dès 1909 [F delta res 815 (3)]. L’ensemble des questions reflète précisément les préoccupations des émigrés russes en France, leur mode de vie, les relations de la population française à leur égard (questions 31 et 37). L’appartenance à un parti politique (le mot est en italiques dans la question numéro 42) ainsi que les raisons qui « ont obligé » (sic) les étudiants à quitter la Russie de leur « plein gré » (sic) (question 55) pour raisons familiales, à cause du numerus clausus et de la terreur des pogroms, témoignent de la volonté des responsables de l’AER de prendre en compte la pluralité des situations des étudiants sans éluder aucun aspect. Malheureusement, nous n’avons trouvé aucun compte-rendu des résultats de ce questionnaire.
La pochette F delta res 815 (7) contient des lettres qui attestent de relations soutenues entre l’AER et d’autres organisations estudiantines ukrainiennes, « israélites » et françaises[6]. La correspondance avec la commission des étudiants russes de Lausanne en Suisse présente une importance de premier ordre[7]. En effet, ces pièces se rapportent à la convocation d’un congrès paneuropéen des organisations d’étudiants russes. Manifestement, les tentatives d’unification furent formulées par des universitaires russes à Lausanne. Les autres documents des neufs premiers dossiers se rapportent aux activités sociales de l’AER : bals de fin d’année, octroi de prêts d’argent aux étudiants nécessiteux, compte-rendu des exercices financiers.
Grâce aux lettres envoyées de Russie et qui ont été conservées dans les archives de l’AER, il est possible de connaître les motivations personnelles des lycéens et collégiens qui partaient étudier à l’étranger. La présence de documents en nombre important se rapportant à la période 1908-1911 n’est peut-être pas due au simple hasard. En effet, l’année 1907 est marquée sur le plan politique par le retour au conservatisme et par l’annulation des acquis de la révolution.
Les archives de l’AER complètent les études menées jusqu’à présent sur l’émigration estudiantine russe avant la Révolution de 1917. Le fonctionnement de l’association, la préparation d’un congrès des étudiants de Russie en Europe Occidentale en 1910, et l’analyse précise du contenu des lettres, devraient constituer les axes de développement des analyses à mener.
Boris Czerny et Claudie Weill.
Les Cahiers du Germe n° 25, 2005.
[1] Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) [delta rés 815]
[2] 1. De son vrai nom Mixail Andreievitch Il’in (1878-1942 ), homme public dont l’action politique s’inscrivait dans le courant de tendance S.R. En tant qu’écrivain et critique littéraire, Osorgin se caractérisait par son apolitisme. Chassé de son pays par le gouvernement soviétique en 1922, il s’installe à Paris où il collabore à de nombreuses revues de l’émigration, Den’, Novaïa russkaïa kniga, Spolokhi, Volia Rossii, Sovremennye zapiski, voir Gleb Struve, Russkaïa literatura v izgnanii, Paris, YMCA-Press, Paris, 1984 ; Aleksandr Razgon, « O russkom odinotchestve Mikhaïla Ossorguina », Evrei v kul’ture russkogo zarubejia, Jérusalem, 1992, t.1, p. 13-24 ; « My mojem byt’ tol’ko letopissami…Pis’ma M. Ossorguina A. Poliakovu », Publikatsia O. Dimidovoi, Diaspora, 1, Athenaeum-Feniks, Paris-Saint-Petersbourg 2001, p. 422-476 ; « O. Mikhaile Andreevitche Ossorguine- vystuplenie S. A. Lutskogo v masonskoï loje ‘Severnaïa zvezda’ », Evrei v kul’ture russkogo zarubez’ja, Jérusalem, 996, t. 5, p. 87-105.
[3] Inventaire établi par Alexandre Goriounov, Nanterre, BDIC, 2003. L’ordre est celui de l’alphabet russe.
[4] Retch’, Rus’, Birzevye vedomosti, Russkoe slovo, Mir Bojïï, Russkoe bogatsvo, Obrazovanie, Vestnik Evropy, Odesskïï novosti, Odesskïï listok, et des revues plus spécialisées comme Studentcheskaïa Jizn’, Russkïï vratch, Vratchebnaïa gazeta, Novoe v meditsine, Meditsinskoe obrazovanie.
[5] D. Margolin, Studencheskïï spravotchnik, Rukovodstvo dlia postuplenia vo vse vyschie utchebenye zavedenïïa za granitsei (Guide des étudiants, manuel d’entrée dans tous les établissements d’enseignement supérieur à l’étranger), Kiev, 1909 ; Vyschie gornye chkoly za granitseï (Les Ecoles des Mines à l’étranger), Saint-Pétersbourg, 1897 ; Novetchïï sbornik programm i uslovïï priema jentchin v russkie i zagranitchnje utchebnye zavedenïïa (Dernier Recueil des programmes et des conditions d’admission des femmes dans les établissements d’enseignement en Russie et à l’étranger), Saint-Petersbourg, 1910.
[6] Ukrainiens : Ukraïnska Gromada v Parije ; l’Association des Etudiants israélites en France.
[7] Studentcheskaïa komissïïa rossiiskikh studentov Lozanskogo universiteta.