lecture : Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-France Levy, Michelle Zancarini-Fournel, Les années 68. Le temps de la contestation

DREYFUS-ARMAND, Geneviève, FRANK, Robert, LEVY, Marie-France, ZANCARINI-FOURNEL, Michelle, Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Editions Complexe/IHTP-CNRS, 2 000, 525 p. Le colloque avait été passionnant, l’ouvrage qui en est issu ne l’est pas moins. Ce qui le rend tour particulièrement intéressant, c’est le croisement de divers champs d’investigation. Les figures tutélaires du mouvement de mai – en particulier Che Guevara, la plus durable, surplombent le passage de l’anti-colonialisme à l’anti-impérialisme et au tiers mondisme. Les années 68, c’est aussi l’amorce de profondes transformations dans l’habitus, les manières de se vêtir à partir de l’impulsion venue de l’Angleterre, les pratiques culturelles et, par conséquent, la « création » artistique à proprement parler, selon des temporalités contrastées. La chanson d’Antoine sur les  cheveux longs qui avait été évoquée comme emblématique lors du colloque a disparu du volume. Pourtant, elle faisait sens.

Le mouvement étudiant français est réduit à la portion congrue sous forme d’une contribution collective du GERME (Jean-Philippe. Legois, Alain Monchablon, Robi Morder) qui en conteste le caractère « révolutionnaire » – il est vrai que le volume est placé explicitement sous le signe de la « contestation » pour insister davantage sur ses composantes réformistes. Cette contribution se situe pourtant ainsi dans la problématique traditionnelle sur le caractère de mai 68 et renvoie les étudiants révolutionnaires vers des champs d’intervention à l’extérieur de l’université. Pourtant, comme l’avait naguère indiqué Jacques Julliard, il y avait bien une composante implicitement héritée du syndicalisme révolutionnaire dans la volonté de réformer l’Université, me semble t-il. En dépeignant le mouvement étudiant comme majoritairement réformiste, les « germistes » semblent en phase avec ces politologues qui voient les années 68 sonner le glas de l’idée même de révolution, en même temps que du marxisme. Ce qui est bien plus en cause cependant, sinon chez les maoïstes « établis », c’est l’ascèse révolutionnaire qui justifient les sacrifices du présent au nom des « lendemains qui chantent ». Le caractère hédoniste du mouvement, souligné par plusieurs contributions, induit aussi une interrogation diffuse sur l’adéquation entre la fin et les moyens. Le modèle qui sera à terme mis à mal, c’est celui de la Révolution d’Octobre et de son cortège de répression. Enfin, les hiérarchies rigides dans le corps enseignant à l’Université ne sont pas prises en compte, pas plus, par conséquent, que le rôle spécifique des assistants qui ne saurait être confondu avec les titulaires de chaire.

Une question est posée d’entrée : celle qui porte sur une éventuelle contagion à partir du mouvement américain contre la guerre du Vietnam. Les grandes différences de contextes politiques et sociaux induisent des modalités d’émergences fondamentalement divergentes d’un pays à l’autre, même si les emprunts formels dans le déroulement des manifestations sont incontestables (sit-in, happenings, etc.). Ni contagion, ni complot international donc, mais plutôt concomitance que les contributions s’efforcent d’expliquer. Une autre thématique incontournable traverse l’ouvrage : celle des rapports entre mouvement étudiant et mouvement ouvrier. Concomitance, une fois encore, ou symbiose dans le mai français. C’est en Italie toutefois que la jonction s’opère le mieux, face à une répression traditionnellement plus mortifère. L’héritage de la seconde guerre mondiale est toujours sensible, à la fois dans la perception des forces de l’ordre en Italie et dans un slogan comme «CRS-SS». Il est vrai qu’il continue, et continuera longtemps encore, à servir de source de légitimation dans la « classe politique » française.

Mais la convergence est ailleurs, par exemple en Tchécoslovaquie, dans la volonté de secouer le carcan des régimes autoritaires, perceptible aussi bien à l’Université que dans l’entreprise. C’est bien en termes de dignité individuelle, contre les structures « monarchiques » sur les lieux de travail et de vie que le problème se pose, une revendication traditionnelle du mouvement ouvrier qui a emprunté dans l’histoire des formes multiples mais s’est presque toujours manifestée au 20e siècle dans la prise en mains balbutiante de leur destinée par les intéressés eux-mêmes. La question est donc moins de savoir si les expériences d’autogestion ont été plus mythiques que réelles comme le suggèrent les intervenants sur ce thème, que de constater que la figure de l’autogestion, quelle que soit son incomplétude, accompagne presque toujours les mouvements d’émancipation. Somme toute, pour mesurer les « brèches » ouvertes par les années 68, c’est la rigidité des structures et des mentalités auxquelles elles se sont heurtées qu’il faut prendre en compte. C’est pourquoi assimiler la participation gaullienne à la démocratie directe implique une confusion des registres entre mouvement d’émancipation et droit de grâce.

C’est bien à travers une multiplicité de ruptures que peut être appréhendée la cohérence des années 68.

 

Claudie Weill.

Les Cahiers du Germe trimestriel n° 17 6  1°  trimestre 2001

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