lecture : Hans-Ulrich Wipf, Studentische Politik und Kulturreform. Geschichte der Freistudenten-Bewegung 1896-1918 (Polique étudiante et réforme culturelle. Histoire du Mouvement des étudiants libres, 1896-1918)

Hans-Ulrich WIPF, Studentische Politik und Kulturreform. Geschichte der Freistudenten-Bewegung 1896-1918 (Polique étudiante et réforme culturelle. Histoire du Mouvement des étudiants libres, 1896-1918), préface de Michael Buckmiller, Schwalbach/T, Wochenschau-Verlag, 2004, 309 p. (Edition Archiv der Jugendbewegung)

Lorsque j’ai commencé, il y a plus d’un quart de siècle, à travailler sur les étudiants russes en Allemagne avant la première guerre mondiale et plus particulièrement sur la «question des étrangers», j’ai bénéficié d’une part des travaux de Gilbert Gillot sur les corporations étudiantes allemandes et d’autre part de son encouragement à consulter les fonds de l’Institut für Hochschulkunde (science de l’enseignement supérieur) à Würzburg où Hans-Ulrich Wipf a lui aussi abondamment puisé sa documentation. Il m’est alors apparu que les «amis» des Russes se recrutaient surtout parmi les «étudiants libres» (Freistudentenschaft, Finkenschaft, Wildenschaft) et j’ai déploré l’absence d’une étude les concernant, une absence qui vient d’être magistralement comblée  par Hans-Ulrich Wipf.

Ce que les étudiants libres cherchaient à mettre en cause, c’était le monopole de représentation des corporations duellantes dans les établissements d’enseignement supérieur et notamment dans les Comités étudiants (Studentenausschuss) qui se limitaient la plupart du temps à participer à l’organisation et au déroulement des cérémonies commémoratives telles que les anniversaires des souverains de chacun des Etats allemands. La difficulté première à laquelle se sont heurtés les étudiants libres résultait de leur volonté d’être un mouvement informel, se faisant le porte-parole de tous les non-organisés, plus précisément de tous ceux qui ne faisaient pas partie des corporations (Burschenschaft, Landsmannschaften, Korps, gymnastes, etc.), c’est-à-dire de la grande majorité des étudiants à une époque de croissance rapide des effectifs dans les universités, les écoles supérieures techniques et les établissements spécialisés. Or les autorités universitaires exigeaient la plupart du temps pour les autoriser qu’ils se conforment à la structure associative et communiquent la liste de leurs membres, ce qui était contraire à la représentation qu’ils avaient d’eux-mêmes en tant que mouvement proto-syndical.

Les premiers mouvements ont émergé à la toute fin du 19e siècle à Leipzig et à Berlin. S’ils n’étaient pas de dangereux révolutionnaires comme tentaient de le faire croire leurs adversaires des corporations qu’ils s’abstenaient pourtant d’attaquer de front – certains d’entre eux étaient même nationalistes, d’autres ne récusaient nullement la pratique du duel -, ils ont introduit dans l’Université wilhelminienne le principe de tolérance et la préoccupation pour les questions sociales au sens large, s’inspirant pour une part du néokantisme de l’Ecole de Marbourg – un néokantisme qui, rappelons-le, se situait aussi à l’époque au coeur des débats dans la social-démocratie d’Allemagne et d’Autriche. Le principe de tolérance impliquait que toutes les opinions puissent s’exprimer dans les débats qu’ils organisaient. C’est ce qui leur valut d’être taxés de sympathies pour la social-démocratie. Mais même si l’un de leurs conférenciers les plus assidus fut le social-démocrate Eduard Bernstein, même si des sociaux-démocrates voire des communistes sont issus de leurs rangs (les plus célèbres étant Karl Korsch et Walter Benjamin), le pluralisme était de mise et ils finirent par succomber aux sirènes du nationalisme virulent après la première guerre mondiale.

Initialement, leurs aspirations étaient élitaires : contre la reproduction sociale assurée par les corporations mais aussi contre le matérialisme utilitaire pour lequel la finalité des études supérieures était de s’assurer une activité professionnelle rémunératrice (Brotstudententum), il s’agissait de restaurer une aristocratie de l’esprit en revenant à ce qu’ils considéraient comme les principes de la Burschenschaft originelle dans sa version quarante-huitarde. Ils se prononçaient donc pour cette réforme culturelle qu’évoque le titre de l’ouvrage et qui fit l’objet d’un affrontement entre deux conceptions : la priorité donnée à l’élaboration d’un programme culturel d’une part, la question de la représentativité d’autre part qui passerait  par l’élargissement des compétences du Comité étudiant (ASta) devant prendre en compte les intérêts universitaires, culturels et sociaux des étudiants.

Pour assurer la formation politique des étudiants et encourager leur libre arbitre, ceux-ci devaient être informés des positions en présence sur l’ensemble du spectre politique de l’empire wilhelminien, d’où l’absence d’ostracisme envers la social-démocratie décriée, voire criminalisée par les corporations. Cette même tolérance les incita à prendre position contre l’antisémitisme dominant en milieu étudiant, même si des antisémites figuraient aussi parmi leurs partisans : leurs adversaires n’hésitèrent cependant pas à les qualifier d’enjuivés.

Ils se distinguaient aussi des corporations exclusivement masculines en ce qu’ils assuraient l’accueil des femmes : des associations d’étudiantes libres se sont créées dès que les femmes eurent accès à l’Université comme étudiantes régulières, par exemple à Heidelberg en 1904, à une époque où toute forme d’exercice de la citoyenneté leur était prohibée. Favorables à la mixité donc, les étudiants libres cherchèrent à promouvoir le principe de la camaraderie. Des unions matrimoniales sont issues de cette fréquentation dans le mouvement. Ils firent cependant scandale lorsqu’ils se prononcèrent pour la sexualité hors mariage entre égaux face à la multiplication des amours ancilaires en milieu étudiant, aux naissances illégitimes, aux maladies vénériennes et contre l’abstinence que supposait l’accès différé au statut marital pour les étudiants : ainsi, ils introduisirent les travaux de Sigmund Freud dans le débat. De même, ils firent appel comme conférencières à des féministes militantes de renom, ce qui leur valut aussi des rappels à l’ordre.

Sur le plan artistique et culturel, ils étaient ouverts aux tendances modernistes comme en témoigne leur proximité avec le Werkbund, prédécesseur du Bauhaus.

Enfin, une de leurs préoccupations majeures concernait le domaine social. Ils organisèrent des séries de conférences pour les ouvriers qui s’essoufflèrent lorsque la composition sociale de leur auditoire évolua vers les couches moyennes. Ils mirent sur pied des Bureaux du travail destinés à fournir des activités rémunérées aux étudiants moins fortunés (Werkstudenten), des centrales d’achat de livres, des cabinets de lecture et consacrèrent une grande part de leur attention au logement étudiant, aux «oeuvres» en règle générale.

Dès la fin de 1903 fut créé à Berlin-Charlottenburg le premier foyer étudiant autogéré qui fonctionna grâce à des dons jusqu’en 1911, abritant un lieu de réunion, une cantine étudiante et un cabinet de lecture, exemple dont s’inspirèrent en l’adaptant des étudiants libres d’autres universités. Sans être à proprement parler théorisée, l’autogestion fut en effet une exigence des étudiants libres désireux de secouer la tutelle des traditionalistes et des traditions obsolètes.

Hans-Ulrich Wipf s’interroge aussi sur la composition sociale des responsables des étudiants libres soit un corpus de 3159 personnes. Majoritairement étudiants dans les facultés de philosophie, protestants pour la plupart (le pourcentage des juifs s’élève à 5,6), ils sont issus de milieux urbains, du Bildungsbürgertum et des couches moyennes en cours d’ascension sociale, alors que la bourgeoisie possédante est plus faiblement représentée dans leurs rangs que dans l’ensemble des effectifs de l’Université.

A travers ces caractéristiques et leurs activités – nombre de grandes personnalités du monde intellectuel allemand les ont soutenus ou figurent parmi leurs conférenciers – on peut affirmer que les étudiants libres ont contribué à ce que Pierre Moulinier appelle «la naissance de l’étudiant moderne», un processus interrompu par la montée du nazisme.

Hans-Ulrich Wipf aborde bien d’autres sujets tels que les relations avec les étudiants catholiques ou les organisations de jeunesse. Il reproduit aussi des documents programmatiques ou signalant une manifestation. A titre anecdotique, on pourrait aussi mentionner la parution en 1901 dans l’organe des étudiants libres de Halle d’un article signé Agathon, près d’une décennie avant que ce pseudonyme n’accède à la notoriété parmi les étudiants de l’hexagone. Incontestablement, Hans-Ulrich Wipf contribue à dépoussiérer l’image stéréotypée des étudiants allemands au tournant du siècle précédent et à conférer une visibilité aux courants sinon de contestation du moins d’émancipation qui ont traversé ce milieu.

Claudie Weill

Les Cahiers du GERME – N° 26 1er trimestre 2006

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)