Face à la guerre d’Algérie: mobilisations antagoniques étudiantes à Paris

EDF novembre 1960Communication d’Alain Monchablon,  « Étudiants : des mobilisations antagoniques ».pour la journée d’étude du Comité d’histoire de la Ville de Paris Petit Palais – Musée des beaux-arts de la Ville de Paris? « Se mobiliser à Paris pendant la guerre d’Algérie », du 22 juin 2022.

Durant la période de la guerre d’Algérie le milieu étudiant reste caractérisé par la faiblesse de ses effectifs : 139000 inscrits dans les universités en 1954-1955, 211000 en 1961-1962 ; de ce fait il dispose également d’une certaine homogénéité sociale comme géographique, les bâtiments universitaires étant encore concentrés dans les centre-ville. Tous facteurs qui facilitent d’éventuelles mobilisations. En outre le milieu est en grande partie structuré par une organisation à vocation syndicale et dotée d’un monopole représentatif de fait, l’UNEF présente par ses associations générales dans l’ensemble des villes universitaires. Au cours de la période un étudiant sur deux est adhérent à l’UNEF ; paradoxalement c’est à Paris que le pourcentage est le plus faible. Ce monopole de représentation implique à l’intérieur de l’UNEF la présence d’une grande diversité de courants politiques. Il existe certes des organisations étudiantes proprement politiques, qui agissent en dehors de l’UNEF, mais souvent elles entendent également agir à l’intérieur de l’Union nationale. Les mobilisations étudiantes se font donc le plus souvent dans le cadre de celle-ci.

J’entends par mobilisations l’ensemble des actions publiques, rassemblements, meetings, manifestations qui ponctuent la période, je n’y inclus pas les débats théoriques et politiques des organisations, mais seulement leurs débouchés pratiques. Enfin pour être fidèle à la commande, je me limiterai au cadre parisien, qui se recoupe évidemment avec le cadre national.

Chez les responsables étudiants le principal motif de mobilisation précoce sur l’Algérie est la question de l’UGEMA. L’Union générale des étudiants musulmans algériens, créée en juillet 1955. Celle-ci d’emblée nationaliste (le qualificatif « musulmans » écartait aussi bien les étudiants français de l’université d’Alger que les militants marxistes algériens), implantée principalement à Paris voire Montpellier, prétend en même temps à la représentativité et entend coopérer avec l’UNEF qui a envoyé un représentant à son premier congrès à Paris. Pour les dirigeants de l’UNEF qui n’ignorent rien des convictions indépendantistes de l’UGEMA même si elles ne sont pas alors totalement exprimées, les relations avec l’UGEMA sont une préfiguration des relations que pourrait avoir la France avec l’Algérie indépendante. Jusque-là cette mobilisation sur les rapports avec l’UGEMA ne concernait que quelques dizaines de responsables de l’UNEF ; la situation se tend lorsque en mars 1956 l’UGEMA radicalise ses positions et demande « la proclamation de l’indépendance de l’Algérie » et des négociations avec le FLN. Autant de proclamations jugées inacceptables pour une partie de l’UNEF qui entre alors dans une crise suffisamment ouverte, et abondamment relayée par la presse pour qu’une fraction accrue des étudiants se sente concernée, dans des débats qui agitent toutes les instances du syndicalisme étudiant en 1956. Les partisans du maintien des relations avec l’UGEMA, les « minos » dans le jargon de l’époque finissent alors par l’emporter en même temps qu’ils prennent le contrôle de l’UNEF. Mais ils ont conscience de la fragilité de leur position et n’osent pas se prononcer en faveur de l’indépendance.  De ce fait ils ne peuvent que refuser un ultimatum de l’UGEMA à l’UNEF en décembre 1956: les dirigeants étudiants algériens, qui ont appelé leurs camarades à déserter l’Université pour rejoindre les maquis, exigent de l’UNEF qu’elle définisse « d’une manière claire et nette » sa position sur l’indépendance de  l’Algérie.  La non-réponse du syndicat étudiant français entraîne la rupture immédiate de la part de l’UGEMA.

L’Algérie ne disparaît pas pour autant des préoccupations étudiantes ; le congrès du cinquantenaire au printemps 1957 reste cristallisé par les débats sur la question algérienne, et la mise en cause de la torture : contre les projets des « minos », les associations étudiantes se réclamant de l’apolitisme imposent à l‘UNEF un quasi-silence  sur l’Algérie, puis annoncent leur scission.

Dès lors la direction de l’UNEF ne peut que faire profil bas en espérant résorber le scission. Une étude sociologique menée en 1958-1959 à Aix montre que la question algérienne est alors le principal sujet de mobilisation chez les étudiants mais que le milieu est alors partagé entre deux parties égales et antagoniques sur l’avenir de l’Algérie. Les rapports de la préfecture de police de Paris recensent pour 1956-1958 des manifestations opposées (« pour l’Algérie française »/« contre le colonialisme »), qui témoignent de la même polarisation, mais  ne groupant que quelques centaines d’étudiants, et se soldent par de nombreuses arrestations, s’agissant de manifestations interdites. L’habitude est alors prise, au moins à gauche de manifestations « à rendez-vous », ce qui maintient leur caractère minoritaire.

Outre l’évolution générale du conflit, une mesure gouvernementale vient renforcer les mobilisations étudiantes : il s’agit d’une instruction interministérielle d’aout 1959 mettant en cause les sursis des étudiants en raison d’un net manque de sous-officiers et officiers en Algérie. Devant la mobilisation spontanée du milieu étudiant, dont témoignent le courrier reçu et l’assistance eux réunions publiques, la direction de l’UNEF choisit d’éviter « l’anticolonialisme corporatif » (Jacques Julliard) que serait la pure défense des sursis : tout en assurant la défense individuelle des étudiant, elle tente de gagner l’opinion en mettant en cause la guerre elle-même et en formulant des propositions pour l’aménagement des sursis dans un sens plus égalitaire. La décision gouvernementale est rapportée en mars 1960, à la suite d’une mobilisation étudiante prolongée.

Janvier 1960 offre le cas inverse d’une tentative de mobilisation dans l’immédiateté : Le 26 janvier en écho aux barricades dressées par les ultras d’Alger, l’Association corporatives étudiants de droit, encore membre de l’UNEF, appelle par la voix de son dirigeant de fait Jean-Marie le Pen à une grève générale des étudiants pour commémorer « le sacrifice des étudiants tombés pour la France et l’Algérie française ». c’est la seule tentative de mobilisation massive de la part des tenants de l’Algérie française. L’échec est patent, les autorités ayant choisi de fermer la faculté de droit.

L’année 1960 est sans doute celle de la mobilisation la plus intense au sein de l’UNEF, combinant action symbolique individuelle et mobilisation de masse. Action symbolique : le congrès de l’UNEF au printemps 1960 juge que « le moment est venu de prendre position » en faveur de négociations avec le FLN et charge la direction du syndicat de « favoriser la réconciliation des étudiants français et algériens ».  La suite en est le 6 juin l’annonce officielle de reprise des relations entre l’UNEF et l’UGEMA (qui avait été dissoute en janvier 1958 pour atteinte à a sûreté de l’Etat). Par précaution la rencontre avait eu lieu à Lausanne en Suisse. Initiative au retentissement considérable, qui correspond à la mobilisation du milieu alors : à Sciences Po Paris l’élection du bureau de l’Amicale (affiliée à l’UNEF) mobilise en octobre 1959 1500 votants sur 1700 adhérents pour un total de 2000 étudiants, avec deux voix de majorité pour les « minos ». De même à l’automne 1960 les trois quarts des étudiants ont voté, tout en ne donnant aux « minos » que 12 voix d’avance. De façon comparable, le président de la FGEL (Sorbonne-Lettres) note dans son rapport en octobre 1960 : « depuis quatre ans dans notre AGE (association générale d’étudiants) en particulier, les problèmes de cogestion, de mutuelle, de service matériel aux étudiants ont été laissés de côté. Notre excuse vient de tous ces événements extérieurs auxquels nous avons dû faire face, et surtout du problème algérien. »

Après l’action symbolique, l’initiative de masse : lorsque le 6 septembre s’ouvre à Paris le procès du réseau Jeanson et qu’est publié le « manifeste des 121 », la direction de l’UNEF est consciente des tensions internes au syndicat étudiant : plusieurs de ses cadres ont choisi l’aide directe au FLN et d’autres menacent de le faire, situation « à la limite de l’éclatement du courant minoritaire .» (comprendre : en fait majoritaire à l’UNEF depuis 1956 !). La direction de l’UNEF prend alors l’initiative d’une manifestation de rue contre la guerre, ouverte aux syndicats, mouvements de jeunesse et organisations démocratiques. Interdite d’emblée, la manifestation du 27 octobre 1960 se mue en réunion publique tolérée où les 2500 participants dans la salle sont moins nombreux que les 8000 manifestants qui sont aux abords de la Mutualité. Une mobilisation massive qui est la première dénonciation unitaire de la guerre d’Algérie.

Dès lors les mobilisations étudiantes contre la guerre se poursuivent à l’appel de l’UNEF, malgré les interdictions répétées et rejoignent celles menées par les confédérations syndicales. L’organisation étudiante appelle à la manifestation du 19 décembre 1961 comme à celle du 8 février 1962, à l’issue tragique.

La dernière période du conflit voit apparaître une nouvelle force mobilisatrice à Paris où se multiplient les attentats de l’OAS : Le Front étudiant antifasciste, devenu rapidement (décembre 1961) Front universitaire antifasciste, constitué par des mouvements d’extrême gauche, qui reproche à la direction de l’UNEF sa prudence et organise des manifestations-surprise voire des  actions anti OAS : le 26 janvier 1962 le local  de la Corpo de droit, logé dans la faculté est attaqué par plusieurs centaines de militants du FUA aux cris de « Corpo OAS » et « OAS assassins ».

Les années de la guerre d’Algérie ont été celles de mobilisations étudiantes polarisées mais dont la composante anticolonialiste s’est  progressivement imposée, donnant en 1962 le sentiment, pour partie illusoire d’un milieu étudiant radicalisé, une « génération algérienne ».

 

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