A propos de la Commune de Paris et des étudiants (1)

Souvenirs-d-un-etudiant-pauvreA Liège, en Belgique, du 29 octobre au 1er novembre 1865, quelque 1400 étudiants  d’Europe (dont 170 « anciens ») sont réunis. L’initiative en revient aux étudiants de Liège, groupés en Association générale, qui en assurent seuls l’organisation. Le but est de lancer un échange d’informations sur l’état du système d’enseignement dans les pays européens, en mettant l’accent sur l’enseignement supérieur, et d’en tirer une série de réformes à proposer. Il s’agit de donner pour la première fois la parole au « corps enseigné » et d’ouvrir la voie à une démocratisation (le mot n’est pas employé) de l’enseignement.

Les actes du congrès ont été publiés,  une étude lui a été consacrée[1]. On se bornera ici à la participation des étudiants français à ces journées.

Si les Belges, et d’abord les Liégeois formèrent le gros du congrès, les Français furent les plus nombreux des étudiants étrangers : 72  face à vingt Hollandais, huit Moldo-Valaques, quatre des Etats allemands, deux Espagnols….  Il n’y avait évidemment pas d’étudiantes.

Les étudiants de Liège avaient prévu des débats en séance plénière suivis d’un travail en commissions, appelées « sections »,  suivant les disciplines universitaires de droit, sciences et médecine. Et de fait les propositions ne manquèrent pas dans ces sections : indépendance de l’Université à l’égard de l’Etat, pluralisme des chaires, en particulier en droit, prééminence du droit civil sur le droit romain, impression des cours magistraux, participation des étudiants à l’élection des professeurs, publicité des délibérations des jurys, ouverture tardive des bibliothèques, création de cours de langues étrangères, introduction de cours pratiques de physique et d’économie des chemins de fer.

Les étudiants français au Congrès

En fait les interventions spectaculaires des Français donnèrent aux débats un tour inattendu.  Leur arrivée en cortège la veille du congrès, saluée par la Marseillaise, donna le ton : coiffés de chapeaux à larges bords, sacs au dos et barbes au vent, ils firent sensation. Le lendemain, à l’ouverture, ils récusèrent les drapeaux tricolores disposés dans la salle aux côtés des drapeaux verts des étudiants de Liège, et exigèrent à la place le drapeau rouge. Du coup tous les drapeaux furent retirés de la salle des séances.

Trois journées sur quatre furent consacrées au débat général, où s’illustrèrent les Français, en fait des parisiens apparemment tous blanquistes. Ils furent dix à intervenir, certains deux ou trois fois, représentant à eux seuls la moitié des prises de parole. Malgré les mises en garde contre les « excès de langage » et les « propositions incendiaires », malgré les protestations de la majorité de l’assistance qui demandait qu’on en restât aux questions d’enseignement, ils firent assaut de professions de foi révolutionnaires.

Matérialisme

En préalable à l’examen des questions d’enseignement, Germain Casse « ancien étudiant en droit » pose: « Je veux que la discussion roule sur la question de principe entre l’homme et Dieu, entre le principe divin et le principe humain ». Un autre orateur, Victor Jaclard, professeur de mathématiques devenu étudiant en médecine y revient un peu plus tard : « il est possible qu’on ait fatigué l’assemblée par quelques détails ou plutôt par des développements qui, je le conçois, par leur côté métaphysique ont pu ne pas avoir la faveur de tout le monde » mais il insiste, à ses yeux il faut prioritairement traiter des rapports de l’homme avec Dieu, donc des rapports de l’enseignement avec la religion. Et Germain Casse de proposer : « déclarer la religion catholique impuissante en fait d’enseignement ; de demander l’exclusion complète totale de tout individu qui représente à quelque degré que ce soit l’idée de la religion qui est l’idée de l’intolérance. « Ils sont plusieurs (Delbois, Albert Regnard, étudiant en médecine, Paul Lafargue également étudiant en médecine) à ainsi proclamer longuement leur athéisme leur matérialisme  et leur enthousiasme pour les idées d’Auguste Comte, de Littré, et de Proudhon « notre grand maître à tous » (Lafargue).

Regnard affronte directement les délégués  en expliquant que « deux étendards guident deux troupes bien distinctes : sur l’une que suit une bande cacochyme et décrépite on lit spiritualisme, vitalisme et réaction ;  l’autre, le drapeau de la démocratie porte inscrit (sic) dans ses plis la devise des temps modernes : le progrès par la science, hoc signo vinces. » 

Républicanisme, refus de l’Empire

S’affirmant hautement républicains, dénonçant le pouvoir impérial, Casse énonce : « l’Etat pour moi n’existe pas, je ne le reconnais pas, je ne reconnais pas l’autorité ». L’un d’eux se refuse à parler de gouvernement français, évoquant seulement « le gouvernement qui règne en France ; » l’incident provoque le départ du vice-consul de France.

Dénonciation de l’Université

Gustave Tridon étudiant en droit dénonce les « études arides » et l’absence des libertés universitaires. Protot ancien étudiant en droit, évoque les professeurs « accroupis comme des squelettes dans leurs chaires. Le souffle de la révolution n’a jamais passé sur ces crânes stériles. ». Il évoque ses souvenirs d’étudiant en droit : « les cours y sont si ennuyeux et les doctrines si détestables qu’il me semble que j’y ai passé un quart de siècle ». Il déplore la révérence pour le droit romain « monument de la tyrannie des grands et de la servitude du peuple. »   En particulier il dénonce qu’ »on nous enseigne encore en fait de mariage les doctrines exécrables qui nous viennent de la tradition romaine ;  le despotisme de l’homme, l’outrage à la femme cette créature que nous aimons tous que nous respectons et que nous voudrions voir l’égale de l’homme en droits et en dignité. »

Réformes, non, révolution, oui

Aux propositions  qui sont faites sur l’enseignement  Protot répond par avance: « disons le hautement, le peuple n’a de salut que dans la révolution, hors la révolution pas de bien-être, hors le bien-être pas d’instruction ». Certes tous les Français affirment hautement  le droit du peuple à l’instruction.  Mais la révolution était le préalable à tout projet de réforme. Le même  Protot se prononça également contre la gratuité de l’instruction, dont le coût final retomberait sur le peuple étant donné l’injustice fiscale. De plus, ce serait une faveur dont ne pourraient bénéficier les enfants du peuple voués au travail : « qu’importe au cul-de-jatte la gratuité du bal ? »..

Mais à ceux qui attendaient du Congrès des propositions et revendications concrètes, les étudiants français  répondirent par la bouche d’Eugène Protot: « On a émis à cette tribune le vœu que les  Français demandent par des pétitions, certaines réformes et la création de chaires d’économie politique. Ni mes amis ni moi n’appuyons ce vœu. Nous avons trop souffert de l’imperfection de nos écoles. Nous leur avions demandé une science solide et des principes élevés, elles ne nous ont enseigné que le vide. Nos écoles ne sont pas même susceptibles d’amélioration. Que les faiseurs de pétitions s’adressent au Sénat, qu’ils lui demandent de perfectionner la Constitution, comme ils nous en ont déjà menacés. Pour nous, nous ne voulons rien perfectionner de ce qui est, nous ne demandons rien. »

 Et à  la fin du Congrès, Aristide Rey « en qualité de vice-président des étudiants français » fait une mise au point : « il ne sera pris aucune décision de laquelle on puisse déduire qu’une pétition aurait été élaborée ou acceptée ; il n’y a rien à solliciter d’un gouvernement  qui a posé le genou sur votre gorge. Nous ne pouvons pas passer sous les fourches caudines des maîtres de la France, nous qui professons cette doctrine : « potius mori quam foederi. »

Un autre étudiant français, Edouard Losson, précisa  que le principal résultat du congrès serait que « nous aurons dit une bonne fois que la jeunesse est révolutionnaire, l’avenir socialiste. »

Le succès de scandale fut partout  considérable, bien que pendant une semaine les journaux belges fussent interdits en France. Les autorités, belges, françaises comme pontificales exigèrent des rapports.

Président la séance de clôture le 1er novembre, le liégeois d’Hoffschmidt n’avait pas  tort d’imaginer que les étudiants français « devront peut-être à leur rentrée expier leur courage par bien des vexations et bien des misères ». Un des Français, Jaclard  avait d’ailleurs déclaré : « je sais qu’il y a ici des oreilles qui m’écoutent pour me précéder quelque part. » Sept d’entre eux furent  en effet à leur retour en France exclus de l’Université : Bigourdan, Casse, Jaclard, Lafargue, Losson, Regnard, Rey.

Participèrent  en outre au Congrès de Liège, sans y avoir pris la parole publiquement

Ernest Granger, étudiant en droit, et Raoul Rigault candidat à Polytechnique, qui organisa la participation des parisiens au Congrès.

Cinq ans après

En mars 1871, un peu plus de cinq ans plus tard éclatait la Commune de Paris. Parmi les Communards, on trouve dans le récent La Commune de Paris 1871 (éd. de l’Atelier) les noms suivants des participants français du Congrès de Liège :

– Casse Germain : Commandant de bataillon durant le Siège, candidat malheureux aux élections complémentaires de la Commune le 16 avril, il était en fait à Bordeaux depuis mars, attaché à Paschal Grousset délégué aux Relations extérieures de la Commune. Il n’est pas poursuivi après la Commune.

– Granger Ernest : Commandant du 159e bataillon de la Garde nationale durant le siège ; chargé par la Commune de ramener d’urgence à Paris Blanqui parti se reposer dans le Lot, il ne put y parvenir malgré tous ses efforts : Blanqui avait été arrêté d’ordre de Thiers, et Granger échoua à organiser son évasion.

– Jaclard Victor : chef de bataillon pendant le Siège, élu adjoint au maire du XVIIIe Clemenceau, il démissionne le 26 mars. Nommé chef de la 17e légion fédérée en remplacement de Rossel, puis contraint à la démission, il est nommé Inspecteur général des fortifications. Combattant durant la Semaine sanglante, arrêté, condamné aux Travaux forcés à perpétuité par contumace, car évadé.

– Lafargue Paul : à Bordeaux pendant la Commune, sauf un bref passage à Paris en avril, il y fut candidat aux municipales sur un programme d’appui à la Commune. Il passa ensuite en Espagne.

– Losson Edouard Auguste : retourné à Lille après son exclusion de l’Université de Paris, il y crée en mars 1871 un Comité central républicain socialiste qui soutient la Commune,  et est rédacteur en chef du Travailleur du Nord. Il est condamné à deux ans de prison.

– Protot Eugène : élu du XIe arrondissement à la Commune, Délégué à la Justice. Grièvement blessé durant la Semaine sanglante  il parvint à gagner la Suisse.

– Regnard Albert : Chirurgien durant le Siège, secrétaire général de la Préfecture de police pendant la Commune ; réussit à gagner Londres.

– Rigault Adolphe : Elu à la Commune par le VIIIe arrondissement,  Délégué à la Sûreté générale puis Procureur et à ce titre en charge des otages. Arrêté et exécuté le 24 mai rue Gay Lussac.

– Tridon  Gustave : Député démissionnaire de l’Assemblée de Bordeaux, élu de la Commune (5e arrondissement), malgré son état d’épuisement physique il participe à la Commission exécutive. Hospitalisé sous un faux nom après la Semaine sanglante, il parvient à gagner la Belgique où il meurt le 30 août.

[1] Cpngrès international des étudiants, Liège 1865, compte –rendu officiel et intégral, Bruxelles, 1966, 444p.

[2] Léon E.Halkin, Le Premier congrès des étudiants à Liège en 1865,Liège 1966, 150p.

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)