« L’AG ou la démocratie étudiante dans le second XXe siècle. De l’AGE (Association générale des étudiants) à l’AG (Assemblée générale). 3 Videos et une présentation

x480« L’AG ou la démocratie étudiante dans le second XXe siècle. De l’AGE (Association générale des étudiants) à l’AG (Assemblée générale) », tel était le titre complet de cette journée d’étude tenue le 14 décembre 2013 à Paris (9, rue Malher) et co-organisée par le GERME, la Cité des mémoires étudiantes et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (Paris 1 / CNRS) dans le cadre du programme de recherche PICRI (Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation) « Démocratie et citoyennetés étudiantes après 1968 » soutenu par la région Ile-de-France. Cette journée s’inscrivait également dans le travail commun du GERME et de la Cité pour préparer la 4e exposition itinérante de cette dernière, « 140 ans d’AGE (Associations générales des étudiants) ». Il s’agissait ici de repartir de la genèse du mouvement étudiant « à vocation représentative » pour mieux saisir ce moment de bascule qu’a pu signifier, aussi à ce niveau, les années 1968.

En amont, des interventions de Pierre Moulinier et d’Alain Monchablon et les échanges qui  suivi ont pu resituer les premiers pas de cette forme originale d’association étudiante, l’AGE, née à Nancy entre 1876 et 1878 (même si ce fut d’abord sous l’appellation de « Cercle des étudiants »). Ci-après les trois vidéos de la séance, qui sont sur le Dailymotion de la Cité, puis la présentation par Jean-Philippe Legois et Robi Morder du dossier des témoignages publiés dans Les Cahiers du Germe n° 32 (voir sommaire).

 

En aval, les mobilisations larges avec AG et coordinations n’ont pas pu être abordées chacune dans leur diversité : 1973, 1976, 1986, 1994 (CIP), 1995, 2006 (CPE), la LRU (2007 et 2009). Deux configurations particulières ont permis de faire débattre, pour le mouvement de 1995, Azwaw Djebara, alors étudiant en master d’histoire à Paris 1[1], et, pour le mouvement anti-CPE (Contrat première embauche), Sophie Binet[2] et Marianne Mugnier, alors toutes deux responsables nationales de l’UNEF, l’une pour la tendance majoritaire, l’autre pour la Tendance tous ensemble  (TTE).

Ce qui vous est proposé dans ce dossier, ce sont principalement des témoignages d’ancien-nes responsables étudiant-es, avec quelques éclairages à partir d’archives et notamment d’archives d’AGE, et ce pour 3 périodes : guerre d’Algérie, années 1960 et mai-juin 1968[3].

Pourquoi publier des témoignages ? Julie Le Mazier, dans sa thèse[4], à la recherche des origines de l’AG étudiante, en « quête d’une « première fois » » semble plus que sceptique : « Deux enseignements méthodologiques peuvent être tirés de ces mémoires différenciées. Premièrement, les témoignages a posteriori, écrits ou recueillis par entretiens, fournissent des indices très limités sur la chronologie de l’usage des AG. Faute de pouvoir construire des échantillons d’enquêtés moins impliqués dans ces luttes mémorielles, à la façon dont ont procédé Érik Neveu et Julie Pagis par exemple[5], nous nous sommes tournés vers les archives pour espérer objectiver des tournants dans le recours à telle ou telle forme d’organisation. »

Si nous publions ces témoignages, ce n’est effectivement pas pour fournir des indices chronologiques, ni pour céder à une quelconque mode du témoignage et/ou des archives orales, à défaut d’« histoire orale » qui a tant de mal à s’enraciner, tout au moins en France. Ces témoignages nous semblent apporter des éléments intéressants, non seulement parce qu’ils sont le fruit d’un travail de mémoire, de confrontation avec d’autres mémoires, avec des points de vue d’archivistes et de chercheur-es, mais aussi parce qu’ils sont parfois une « revisite » du propre témoignage de telle actrice ou tel acteur[6]. En effet, « L’histoire proche est hypothéquée, elle, d’une forte charge émotionnelle et se sépare difficilement de tout un imaginaire »[7] comme le rappelle l’historien Mohammed Harbi dans ses recherches sur l’Algérie, expliquant que si la documentation accessible « ne donnait qu’une image travestie des problèmes, l’apport novateur a été, en fait, fournis par des interviews et des archives inédites », les « interviews ayant servi de jalons à l’investigation »[8].

Ainsi, ces témoignages nous donnent des éléments sur plusieurs points intéressant notre programme de recherche sur la démocratie et les citoyennetés étudiantes.

Sur l’évolution des statuts des AGE dans la première période de massification des effectifs étudiants dans les années 1950-60[9]. Trois modèles sont apparus : unitaire, fédératif et mixte. Le modèle unitaire ( bureau d’AGE élu par l’ensemble des adhérents) correspond à de petites unités avec forte sociabilité. Le modèle fédératif permet d’impliquer plus par les amicales, les associations corporatives, dites corpos. Le modèle fédératif parisien est particulier, non seulement parce que Paris est la capitale, mais c’est une ville universitaire avec des AGE par faculté : en 1945[10], le congrès de Dax de l’UNEF (1945) a décidé de déroger à la règle « une ville, une AGE » au bénéfice de 5 « blocs » (médical, littéraire, juridique, scientifique, grandes écoles), ce qui donne l’AGEMP (Association générale des étudiants en médecine de Paris) pour les étudiant-es de médecine, la FGEL (Fédération des groupes d’études de lettres) pour les lettres et sciences humaines, la Corpo de droit pour le droit, puis les sciences économiques[11], l’ACES (Association corporative des étudiants en sciences) en sciences…

Sur la question de la démocratie étudiante, du point de vue du sens pratique : la démocratie étudiante pourquoi faire ? Comme moyen de faire vivre une association ? Comme moyen de faire vivre une institution ? La question de la représentation et de la représentativité est au cœur du passage de l’AGE à l’AG : on passe de la représentativité de type syndicale, c’est-à-dire essentialiste[12], à la représentativité des assemblées générales dans le cadre de mouvements /mobilisations versus la représentativité électorale. Et n’oublions pas la question de la représentation vis-à-vis de l’extérieur, la représentation de l’identité, via notamment les médias.

Il y a des continuités dans ce qui est ici présenté : rôle des petits groupes, rôle des GTU[13], rôle du 22 Mars, rôle de la bande de copains qui anime une lutte à un moment donné,… Il y a là, la question du lieu de sociabilité et de socialisation. Et cela en fonction des disciplines, en fonction des lieux, du territoire. Quels sont alors les changements ? Ils sont autour des années 1960 d’ordre quantitatif et qualitatif. La massification n’est pas qu’une démocratisation (quand elle est démocratisation), surtout en lien avec la transformation du rôle de l’université en amont et en aval de cette massification qui fait qu’on passe d’un accord entre « les étudiants » (représentés par les AGE et l’UNEF) et les politiques sur le rôle de l’université – les étudiants, poussant à élargir plus et plus vite, sans contester les fonctions de l’université (il faut augmenter le nombre d’étudiants pour produire en gros les mêmes éléments) – à une contestation du rôle même de l’université, et c’est quelque chose qui intervient au moment même où le cadre de représentation syndicale, le syndicat unique, commence à éclater en 1961, en 1968 et après.

Il y a alors un changement des questions : l’assemblée générale existe avant, dans les facultés comme dans le mouvement ouvrier, mais c’est le rôle même de ces assemblées générales qui se transforme. Qu’est-ce qu’on demande aux non-syndiqués, aux non-responsables ? Est-ce de venir simplement s’informer (AG d’information transmettant les décisions prises, on va inviter les étudiants à venir à des manifestations déjà prévues, annoncées) ? Sont-ce des assemblées générales consultatives (à la base on demande un avis, une ratification, mais à l’échelle nationale l’organisation syndicale fait la synthèse) ? On passe à un autre système, avec les années 68. C’est un système qui nous vient des lycéens, même si l’expérience de la coordination des comités d’action n’est pas à oublier, parce que, chez les lycéens, il n’y avait pas de syndicalisme lycéen (ou très peu, sans tradition si l’on compare aux étudiants et à la tradition de l’UNEF et avec un changement des équipes militantes encore plus rapide). Ce sont les groupes politiques qui dominent directement et, au moment de l’affaire Guiot, il y a un mouvement de masse très vaste qui ne dispose pas de représentation syndicale considérée comme légitime, qui ne peut être représenté non plus par les groupes politiques : c’est à ce moment-là qu’est « inventée » la coordination (voire notamment le rôle du secteur lycéen de la Ligue communiste[14] qui s’appuie sur une référence traditionnelle, la « démocratie soviétique », au sens de démocratie des conseils, et / ou le rôle de la mouvance libertaire et/ou autogestionnaire s’appuyant sur l’héritage de la Commune de Paris, de la révolte de Kronstadt ou de la guerre d’Espagne). Cela va s’intégrer au fur et à mesure au répertoire traditionnel du mouvement étudiant, avec des approches différentes que ce soit du côté d’organisations politiques, syndicales, diverses et variées. Approches plus ou moins prudentes et surtout une utilisation de la forme coordination dans un cadre concurrentiel, puisque c’est à tel ou tel moment donné qu’une ou l’autre des organisations étudiantes met en avant ce cadre[15]. En fait on est bien dans le cadre général de mutations sociales avec une crise des modes de délégation de pouvoir, de la représentation.

Enfin, ajoutons des réflexions sur la question de la transition entre les moments de conjonctures de mobilisation et les périodes routinières qui vont au-delà de ce qui est abordé dans ce dossier. Ce sont effectivement des transitions difficiles[16]. On pourrait dire que, pendant les mobilisations, ce sont les coordinations et, ensuite, ce sont les organisations. Cela peut être théoriquement vrai, mais, dans la pratique, il y a après les mobilisations des groupes de personnes qui veulent continuer à agir, un nombre important d’étudiants qui n’adhèrent pas – ou du moins tout de suite – à des organisations mais qui désirent prolonger un engagement militant. Cela donne parfois des organisations qui se créent : coordination permanente des CET, créée par la CGT dès 1975 dans le prolongement de la grève de 1973[17], et ce n’est pas un hasard si la CGT utilise le terme de coordination ; la coordination des infirmières en 1988-1989[18] dans un milieu peu syndiqué et très féminin dont une partie va demeurer après la mobilisation et va devenir ultérieurement un syndicat de salariés. On a ainsi des exemples ou des structures de mobilisation qui vont soit réintégrer le paysage préexistant, soit le modifier. Qu’est-ce que SUD-étudiant / Solidaires étudiant-es après 1995, sinon, d’une certaine manière, une organisation syndicale supplémentaire issue d’un mouvement ?

Jean-Philippe Legois et Robi Morder Les Cahiers du Germe n° 32, 2019

[1] Il a été également vice-président de l’UNEF de 2010 à 2013 et membre du CESE (Conseil économique, social et environnemental) de 2013 à 2015.

[2] Aujourd’hui responsable confédérale de la CGT.

[3] Les témoignages et débats sont rapportés à partir de la retranscription brute des enregistrements.

[4] Julie Le Mazier, « Pas de mouvement sans AG » : Les conditions d’appropriation de l’assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010) Contribution à l’étude des répertoires contestataires, Thèse pour le Doctorat en Science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la dir. d’Isabelle SOMMIER, 2015, pp. 103 et 132.

[5] Érik Neveu, « Trajectoires de “soixante-huitards ordinaires” », in Dominique Dammame, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, dir., Mai-juin 68, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2008, 445 pages. , p. 308 ; Julie Pagis, Les Incidences biographiques du militantisme en mai 68. Une enquête sur deux générations familiales : des « soixante-huitards » et leurs enfants scolarisés dans deux écoles expérimentales (Vitruve et Ange-Guépin), Thèse pour le Doctorat en Sociologie, École des hautes études en sciences sociales, sous la dir. de Gérard Mauger, 2009 ; Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Paris, Presses de la FNSP, 2014, 339 pages.

[6] Un certain nombre d’entre elles-eux ont pu faire l’objet d’une collecte de témoignage oral dans le cadre de la campagne permanente de la Cité des mémoires étudiantes. D’autres, déjà collectés, complètent également ces témoignages retranscrits. Pour en savoir plus : www.cme-u.info.

[7]  Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 26.

[8]  Idem, p. 18.

[9] Morder Robi. L’Unef : un exemple d’investissement syndical de la forme associative. In: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°69, 2003. Regard sur les associations. pp. 5-18

[10] Rappelons que l’AGE de Paris est dissoute en 1934 pour des raisons financières. Tenue par les étudiants d’Action française, elle a été radiée de l’Union nationale en 1929, suite à des élections « mouvementées », avec affrontements physiques et blessés. Ce n’est qu’en 1937 qu’est créée la FEP (Fédération des étudiants de Paris) et il faut attendre le congrès de Nice (1938) de l’UNEF pour qu’on signale « avoir le plaisir » de l’accueillir.

[11] D’où la création de l’AGEDESEP (Association générale des étudiants en droit et sciences économiques de Paris) lorsque la Corpo de droit choisit de participer à la création de la FNEF en 1931.

[12]  Pierre Rosanvallon, La question syndicale. Histoire et avenir d’une forme sociale. Paris, Calmann-Levy, 1998.

[13]  Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, Paris, Syllepse, 2018.

[14]  Didier Leschi et Robi Morder, Quand les lycéens prenaient la parole. Les années 68, Paris, Syllepse, 2018 ; Didier Leschi, « Les coordinations, filles des années 68 », Clio, 3/1996 ; Jean-Daniel Levy, Les coordinations, émergence et développement. Etude à partir des mobilisations de la jeunesse scolarisée DEA de sociologie politique (Dir. Isabelle Sommier), Université Paris 1, 1997.

[15]  Robi Morder, Les répertoires d’action collective des mouvements étudiants, Cahiers du Germe, spécial n° 4, 2003.

[16]  Voir notamment le chapitre « consacré au couple « mobilisation/démobilisation » in Charles Tilly et Sidney Tarrow, , Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2° édition, 2015,

[17]  Didier Leschi et Robi Morder, op.cit.

[18] Jean-Michel Denis, Les coordinations : recherche desespérée d’une citoyenneté, Paris, Syllepse, 1996.

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