Lecture: Etudier à l’Est. Expériences de diplômés africains,

etudier-a-lest-experiences-de-diplomes-africainsMonique de Saint-Martin, Grazia Scarfo Ghellab et Kamal Mellakh (dir.), Etudier à l’Est. Expériences de diplômés africains, Paris, Karthala, 2015, 298 p.

Cet ouvrage collectif est l’un des fruits du programme d’études et de recherches « Elites africaines formées dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Histoires, biographies, expériences », ELITAF, lancé en 2011 à la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH). Ce programme a associé « chercheurs africains, russes, européens, étudiants, anciens étudiants africains formés en URSS/Russie et dans les pays de l’Est » (p. 9).

Le phénomène des étudiants africains dans les pays du bloc de l’Est s’est développé dès les indépendances, donc à partir de 1960 essentiellement, pour des pays comme le Mali ou la Guinée-Conakry, et plus tardivement pour d’autres pays comme le Bénin, le Congo-Brazzaville, l’Ethiopie. Le phénomène a été non négligeable quantitativement, puisqu’en 1989, il y avait 30 000 étudiants africains en URSS.

Le processus a été amorcé en 1957 avec l’organisation à Moscou du 6e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui a réuni 34 000 personnes, dont 600 Africains, et surtout avec la création en 1960 à Moscou de l’Université de l’Amitié des Peuples, qui a dès 1961 pris le nom de Patrice Lumumba, en l’honneur du leader congolais assassiné cette année-là. On peut même trouver des racines plus anciennes au phénomène d’accueil d’étudiants des pays colonisés, avec la création en 1921 de l’Université communiste pour les travailleurs d’Orient, qui avait accueilli plusieurs étudiants africains.

Les 17 articles du livre étudient chacun un aspect particulier du phénomène. Dans son article sur « le travail idéologique auprès des étudiants africains dans les établissements d’enseignement supérieur soviétiques » durant la première moitié des années 1960 (p. 37), Sergey Mazov pointe que dès le 20 janvier 1960, le Comité central du PCUS a adopté un arrêté secret sur « le développement des liens culturels et sociaux avec les peuples noirs d’Afrique et le renforcement de l’influence de l’Union soviétique sur ces peuples » (p. 38), et que l’un des principaux moyens identifiés par l’URSS pour y contribuer était d’oeuvrer à instruire la jeunesse africaine. Il montre comment l’URSS s’efforçait d’inculquer aux étudiants africains la culture et l’idéologie soviétiques, en leur faisant à chacun partager leur chambre en cité universitaire avec un étudiant soviétique exemplaire, en leur faisant étudier systématiquement les disciplines socio-économiques (notamment le matérialisme historique) ainsi que le russe. Malgré tout, certains incidents racistes ainsi que les mauvaises conditions de vie ont provoqué un désenchantement chez certains, rentrés au pays en étant devenus anticommunistes.

Dans son article sur «  l’apprentissage de la langue russe par les étudiants africains » (p. 65), Natalia Krylova montre que l’URSS promouvait l’apprentissage du russe par le biais de l’installation de Maisons de la science et de la culture soviétiques, et de Centres culturels soviétiques, ouverts dans de nombreux pays africains à partir de 1960 (et aujourd’hui pour la plupart disparus).

Constantin Katsakioris, lui, étudie « les premiers étudiants africains en URSS et leurs désillusions » de 1960 à 1965 (p. 79) :  il fournit plusieurs témoignages d’étudiants africains qui montrent leur enthousiasme pour l’URSS ; ainsi, en 1961, l’étudiant ghanéen Kobina Acquah écrit en parlant de l’URSS : « je vous aime plus que toute autre nation dans le monde pour votre suprématie scientifique et technologique et pour votre assistance et soutien inébranlable envers nous, les pauvres Africains, pour qu’on libère notre continent des chaînes des Impérialistes et des Colonialistes » (p. 81). Les étudiants africains étaient séduits par la possibilité d’étudier en URSS. Mais dès les années 1960, la presse occidentale et africaine s’est plu à publier des témoignages « désenchantés » d’étudiants africains en URSS ; ces articles ont suscité des réponses d’autres étudiants ou de journalistes africains, soutenus par des responsables soviétiques, répliquant et faisant l’éloge de l’URSS et de son accueil d’étudiants étrangers.

Cet article, comme plusieurs articles du volume, font état des réactions racistes de la population soviétique, et d’incidents ayant conduit au tabassage et en certains cas à la mort d’étudiants africains. L’article de C. Katsakioris évoque plusieurs de ces incidents, comme la mort en décembre 1963 de l’étudiant ghanéen Edmund Assare-Addo, étudiant à l’Institut de médecine de Kalinine, où il se préparait à se marier avec une jeune Soviétique. Suite à sa mort, les étudiants africains de Moscou ont organisé une manifestation sur la place Rouge, avec des pancartes, et scandant des slogans contre le racisme en URSS. Cet événement a été rapporté dans les médias internationaux et a terni l’image de l’URSS comme grand pays d’accueil d’étudiants du Tiers monde. L’année suivante en 1964, est paru un roman, Moscou n’est pas ma Mecque, par l’étudiant guyanais Jan Carew, qui, fondé sur des témoignages d’étudiants recueillis par l’auteur, insiste sur les aspects négatifs et le désenchantement des étudiants africains venus à Moscou. Pour C. Katsakioris, cela montre une nette évolution négative de l’image de l’URSS dans l’imaginaire des Africains, entre l’atmosphère enthousiaste du Festival de 1957 et les nombreuses réactions désenchantées au cours des années 1960.

Plusieurs articles du livre se fondent sur des entretiens réalisés avec d’anciens étudiants africains étant partis étudier dans le bloc soviétique. Dans son article sur « deux Réunionnais à Moscou » (p. 145), Lucette Labache retrace le parcours de deux étudiants de l’île de la Réunion, Xavier R. et Hélène P., proches du Parti communiste réunionnais (PCR), qui sont partis étudier à Moscou vers 1968 dans le cadre d’une véritable « filière de formation vers les pays de l’Est » (p. 147). Xavier garde de bons souvenirs de ces années, s’étant intégré dans la société soviétique, en allant par exemple l’été travailler à mi-temps dans un kolkhoze. Revenu au pays, il deviendra un cadre communiste.

Tatiana Smirnova, elle, analyse « les désillusions politiques des étudiants maliens en Russie dans les années 1990 », sujet portant donc sur la Russie post-soviétique, période de grave crise économique pour la Russie Elle étudie le parcours de 3 (sur les 23) étudiants maliens arrivés en URSS  l’automne 1991. Cette arrivée est liée au contexte de troubles et de coup d’État politique au Mali en 1991. Désillusionnés par rapport aux événements de la « révolution » malienne, ces étudiants connaissent des conditions difficiles dans la Russie en crise soumise aux politiques de rigueur par le FMI, et s’orientent vers des petits boulots. Par contre, les 17 anciens étudiants interrogés par  Grazia Scarfo Ghellab, des ingénieurs marocains formés en URSS, estiment que ce séjour a constitué « les meilleures années de notre vie » (p. 187). « La vie en URSS a été fortement appréciée par les interviewés » (p. 195), qui se rappellent toutes les attentions que les encadrants soviétiques ont eues pour eux, leur apportant par exemple, dès leur sortie de l’avion, des manteaux chauds. Les interviewés gardent une bonne image de leurs professeurs soviétiques : « les Soviétiques ne sont pas comme les Français. Ils sont hospitaliers, modestes, ils vous encouragent. On était bien ». (p. 196) « J’ai passé des très bonnes années là-bas. Les enseignants se distinguaient par leur grande compétence (…). Et puis le côté culturel était vraiment un plus de l’URSS » (p. 197). Plusieurs témoignent même qu’il n’y avait pas de pression politique sur eux : « Sur le plan politique, pas de pression, pas d’obligations. Bien sûr, ils vous enseignent Marx, l’économie politique, mais c’est très léger (…). Ils étaient très souples avec nous sur tout ça » (p. 198).

Dans leur article sur une étudiante africaine en URSS, Régine Tchicaya-Oboa et Patrice Yengo (ce dernier étant lui-même un ancien étudiant formé dans le bloc de l’Est) ont interviewé plusieurs anciennes étudiantes étant parties se former en URSS ; elles témoignent que leurs familles n’étaient pas ravies à l’idée de les voir partir là-bas, cette affectation en URSS était souvent un second choix, à défaut d’avoir obtenu une bourse pour un pays occidental.

Ce livre est intéressant car il y avait auparavant eu très peu de travaux historiques sur le parcours de jeunes Africains formés dans les pays de l’Est. Pour approfondir ce champ de recherches, et pour croiser les sources, il pourrait être envisagé d’étudier les archives de l’enseignement supérieur de l’ex-URSS, de l’ex-RDA, etc., et des pays d’Afrique concernés, ainsi que  poursuivre les interviews avec d’anciens étudiants africains, et comparer leur devenir en tant qu’adultes avec celui de leurs autres compatriotes, sur le plan professionnel, politique, intellectuel.

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