Lecture: F. Blum, P. Guidi et O. Rillon (dir.), « Etudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968 »

indexFrançoise Blum, Pierre Guidi et Ophélie Rillon (dir.), Etudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, 366 p., 25 euros.

Ce livre collectif constitue une remarquable avancée historiographique, car peu de travaux avaient été réalisés auparavant sur les mouvements étudiants africains[1]. L’ouvrage est le fruit d’un travail collectif entamé par Françoise Blum avec un séminaire organisé dès 2008 sur les mouvements politiques et sociaux en Afrique dans les années 1968, puis un colloque en 2015. (voir sur notre site l’appel à contributions, et le programme du colloque)

Michelle Zancarini-Fournel, qui écrit l’avant-propos, le dédie à la mémoire d’Omar Diop, jeune étudiant sénégalais d’extrême-gauche, élève de l’ENS de Saint-Cloud, et mort en mai 1973 dans les geôles de Senghor sur l’île de Gorée. Il est à lui seul un symbole de ces mouvements étudiants africains.

Dans l’introduction, les auteurs notent qu’une particularité de ces mouvements est le faible écart d’âge entre élèves, étudiants et enseignants ; en Afrique à cette époque, la frontière est floue entre ces trois catégories. Ils soulignent aussi qu’une des premières revendications des étudiants africains a porté sur la qualité de l’enseignement reçu : l’Union générale des étudiants d’Afrique de l’Ouest (AGEAO) créée en 1956 a dénoncé « des enseignants au rabais qui maintiennent les diplômés colonisés dans une position subalterne » (p. 23).

Céline Pauthier étudie les enjeux du « complot des enseignants » de 1961 en Guinée : il s’agit de « la première crise politique ouverte dans l’histoire de la toute jeune République de Guinée » (p. 31). Sous Sékou Touré, il y a eu plusieurs dénonciations de soi-disant complots, afin de justifier une répression intérieure. En 1961, un mouvement de contestation lancé par les syndicats, les étudiants et les élèves, a été sévèrement réprimé par le gouvernement guinéen, et taxé de « complot des enseignants ». Plusieurs leaders du mouvement ont été emprisonnés et sont restés en prison plusieurs années.

Didier Monciaud étudie le « 68 égyptien », vague de protestations des étudiants, inaugurant un grand mouvement de révoltes, qui a duré jusqu’au milieu des années 1970. Ce mouvement, qui a commencé par une révolte étudiante au Caire en février 68 puis s’est étendu à la province à l’automne, « représente une véritable brèche dans la vie politique, sociale et culturelle du pays ». (p. 77). Nasser lance une contre-offensive en intervenant lui-même lors d’une session extraordinaire du congrès national du parti unique en décembre 68, parlant de « sabotages des agents de la contre-révolution » (p. 95), et donnant l’ordre d’emprisonnements d’étudiants, qui dureront plusieurs mois, voire plus.

Malika Rahal étudie les années 1965-71 en Algérie, période de contestations étudiantes, à cette époque où Boumediene prend le pouvoir par un coup d’Etat (1965). Elle étudie les mobilisations étudiantes au sein de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA), organisation qui proteste publiquement dès juin 1965 contre le coup d’Etat. C’est une période de « bouillonnement » militant, « avec la multiplication de mouvements de grève » et une « répression qui aboutit finalement à la dissolution de l’UNEA en 1971 » (p. 100).

Pauline Bernard analyse l’action des « militants étudiants engagés dans la guérilla de l’armée nationale de résistance pendant la guerre civile de 1981-1986 en Ouganda » (p. 111). C’est l’époque d’une guerre civile dans le pays, puisqu’après des élections contestées, des militants de l’Uganda Popular Movement (UPM) et du Democratic Party (DP) prennent les armes contre le gouvernement et prennent le maquis. Un certain nombre de militants étudiants rejoignent le maquis et se lancent dans la lutte armée. Finalement, en 1986, après cinq années de guérilla, l’Ouganda voit la prise du pouvoir par la National Resistance Army.

Morgan Corriou étudie l’engagement des étudiants en Tunisie, à travers la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC) entre 1975 et 1979, période qui constitue « l’âge d’or des ciné-clubs tunisiens » (p. 137). Le FTCC a été créé en 1950 par un jeune professeur d’histoire venu de métropole, André Raymond. La fréquentation du ciné-club par les jeunes Tunisiens a constitué « un lieu d’expérimentation et d’apprentissage de la démocratie » et « une bulle d’oxygène en contexte autoritaire » (p. 151).

Aimé Hounzandji fait porter son étude sur « le Mai dahoméen », c’est-à-dire dans l’actuel Bénin. En 1968, de nombreux étudiants dahoméens (environ 400) se trouvaient à l’université de Dakar, or Senghor l’a faite fermer suite à la révolte étudiante, ainsi les étudiants dahoméens, rentrés chez eux, ont à leur tour organisé une révolte en 1969 au Dahomey. Ainsi, « mai 1969 au Dahomey est la suite conséquente de mai 1968 à l’université de Dakar » (p. 172).

Tatiana Smirnova analyse les mobilisations des lycéens et étudiants du Niger entre 1957 et 1974, 1974 étant l’année d’un coup d’état militaire, et « alors que l’université de Niamey venait d’ouvrir ses portes en septembre 1973 » (p. 173). Durant la période étudiée, le pouvoir nigérien a réprimé le mouvement Sawaba, mouvement indépendantiste et plus largement mouvement social et politique fondé au milieu des années 1950 et interdit, persécuté, par le pouvoir.

Irène Rabenoro se penche sur les aspirations à une « école nouvelle » en mai 1972 à Madagascar ; c’est le « Mai malgache », douze ans après l’indépendance (p. 193). Elle a étudié de manière approfondie un corpus de 43 tracts, dont elle analyse la constitution et les conditions de fabrication, ainsi que les objectifs : « détruire une école trop sélective et reproductrice d’inégalités » (p. 199). Ce mouvement suscite une alliance entre étudiants, travailleurs et indigents de l’île, et met la langue française en accusation, envisageant une éducation en malgache.

Ophélie Rillon étudie la participation des filles dans le mouvement étudiant au Mali dans les années 1977-1980, à l’aide des archives diplomatiques de Nantes, et d’entretiens avec des femmes maliennes ayant participé à ce mouvement à l’époque. Elle met en évidence que, « au contraire des grèves de 1977 où les filles étaient peu visibles, le mouvement de 1979-80 apparaît comme une lutte mixte : des lycéennes avaient gravi les échelons de l’organisation estudiantine » (p. 221). La date de 1977 correspond à l’enterrement de Modibo Keita, « probablement assassiné en prison quelques mois après le déclenchement des premières grèves étudiantes » (p. 223).

Pierre Guidi met un lumière un événement peu connu : « entre mouvement étudiant et révolte paysanne : la campagne d’éradication des voleurs dans le sud de l’Ethiopie » en 1970 (p. 249). Tout a commencé par un vol commis sur un paysan, et cela s’est étendu en un mouvement violent réunissant près de 200 personnes et mené par des élèves et des paysans. Ce mouvement a eu des contacts avec le mouvement étudiant qui a éclos à l’université d’Addis-Abéba, et qui s’est radicalisé dans les années 1960, adoptant des tendances marxistes-léninistes et tiers-mondistes. L’université est alors le « centre névralgique » de la contestation, qui irrigue jusque dans les campagnes, grâce à l’Ethiopian University Service, service civil d’un an effectué par les étudiants dans les régions rurales du pays (p. 259).

Françoise Blum étudie l’impact des indépendances africaines sur la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), créée en 1950, et qui comptait en 1962 autour de 2500 adhérents. Ses congrès du début des années 1960 rassemblent jusqu’à 800 participants. L’auteure analyse, par une représentation graphique, les lieux de la FEANF, à Paris et en banlieue parisienne, comme la résidence Poniatowski dans le 12e arrondissement, « repaire n°1 de la FEANF et de l’extrémisme africain » (p. 272). Ces lieux donnent aux militants le « sentiment d’avoir des territoires à soi », sentiment accru par les occupations d’ambassades africaines à partir de 1967 et jusqu’au début des années 1970. « Il s’agit bien là d’occupations d’un morceau du territoire national, en opposition aux actes liberticides de « gouvernements fantoches », « valets de l’impérialisme » » (p. 272).

Constantin Katsakioris, auteur d’une thèse sur la formation des étudiants africains et arabes en URSS pendant la guerre froide, étudie dans son article les mobilisations des étudiants africains en URSS de 1960 à 1974. De 1960 à 1970, le nombre des étudiants africains subsahariens en URSS est passé d’environ 150 à environ 4500, donc a augmenté en flèche. De plus, en 1970, il y a plus de 500 étudiants égyptiens en URSS, c’est le groupe le plus homogène ; et près de 500 étudiants soudanais. Les étudiants africains envoyés en URSS l’étaient soit par le canal officiel (ministères, parti unique), soit par les partis marxistes d’opposition, les syndicats ou organisations de gauche. En URSS, ces étudiants se rassemblent dans des amicales organisées par pays d’origine, qui se regroupent elles-mêmes au sein de la Fédération des étudiants africains en Union soviétique (FASSS) ou de l’Union des organisations d’étudiants des pays arabes en Union soviétique (SOSAS). Les étudiants guinéens en URSS se mobilisent en 1961 contre Sékou Touré, et « la crise culmina en décembre quand Sékou Touré expulsa l’ambassadeur soviétique, en l’accusant d’ingérence dans un complot contre son régime ». Les étudiants guinéens qui s’étaient mobilisés en URSS contre Sékou Touré sont ramenés en Guinée, et passent « trois mois de « rééducation », d’interrogatoires, de prison et de travail forcé » (p. 304) L’auteur étudie aussi les amicales ghanéenne, algérienne et soudanaise.

En conclusion, Pascal Bianchini dresse un bilan des « trois âges du mouvement étudiant en Afrique francophone » (p. 318) : l’âge anticolonialiste, des années 1950 au début des années 1960 ; l’âge anti-impérialiste (avec l’apogée de la FEANF vers 1960), et « l’âge des luttes contre l’ajustement structurel et le monopartisme » (p. 324), des années 1970 aux années 1980.

Au total, ce livre est extrêmement intéressant, il défriche et analyse en profondeur un champ nouveau, en proposant des études de cas variées sur plusieurs pays d’Afrique. Cet ouvrage stimulant peut inviter à poursuivre l’analyse en étudiant les cas d’autres pays comme le Burkina Faso, le Nigéria, la République démocratique du Congo, qui pourraient être tout aussi passionnants à étudier dans une optique d’histoire connectée, panafricaine, des luttes sociales estudiantines.

 

[1]     Ils avaient été abordés déjà dans : Françoise Blum, Révolutions africaines : Congo, Sénégal, Madagascar, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

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