Lectures: Gwenaëlle Bordet-Kerharo, La résidence universitaire Jean Zay d’Antony de 1945 à 2003

RUAGwenaëlle Bordet-Kerharo, La résidence universitaire Jean Zay d’Antony de 1945 à 2003, mémoire de maîtrise, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UFR d’histoire de l’art et d’archéologie, juin 2003, sous la direction de M. Gérard Monnier, 2 volumes.

Ce remarquable travail d’histoire et d’histoire de l’art, très rigoureux et approfondi, présente toute l’histoire de cette résidence universitaire, qui a été la plus vaste de France et une des plus grandes d’Europe, de sa conception au sortir de la guerre jusqu’à nos jours.

Pour réaliser ce travail, la jeune chercheuse a consulté des archives issues de plusieurs fonds : archives nationales (archives du ministère de l’Education nationale, et du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme), archives du ministère de l’Equipement, archives du CNOUS, du CLOUS, archives départementales des Hauts-de-Seine, archives de la mairie d’Antony, archives de la BDIC (aujourd’hui La Contemporaine), et de l’Institut français d’architecture. Elle a également effectué 9 entretiens oraux avec différentes personnes, notamment des anciens résidents et des anciens employés ou responsables de la Résidence universitaire d’Antony (RUA). En particulier, parmi ces anciens résidents qu’elle a interviewés figure sa propre mère, dont le parcours est intéressant : étudiante à l’université de Dakar au moment de mai 68, comme le président Léopold Sedar Senghor a fait fermer cette université face aux manifestations et protestations étudiantes, elle est allée à Paris pour poursuivre ses études, où elle a été prioritaire pour obtenir une place en résidence universitaire.

Dans sa première partie, l’auteure présente la mise en place de ce programme pilote de logements étudiants. Cela s’inscrit dans le contexte de la crise du logement, et de la précarité dans le milieu étudiant, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Au début des années 1950, à Paris, sur les 52 000 étudiants inscrits, 20 000 ont besoin de trouver une chambre. C’est en 1945 que l’architecte Eugène Baudouin (1898-1983) est chargé par le ministère de l’Education nationale de trouver des solutions aux problèmes de logement des étudiants. L’opération est placée sous le contrôle du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU). Mais c’est déjà sous le Front populaire qu’on peut trouver les origines du projet : en 1936, Jean Zay, jeune ministre de l’Education nationale, avait créé le Comité supérieur des œuvres sociales en faveur des étudiants, et avait ébauché le projet de résidence universitaire à Antony.

Quels ont été les modèles pour la Résidence universitaire d’Antony (RUA) ? G. Bordet-Kerharo montre que  c’est le modèle britannique, avec les campus d’Oxford et Cambridge, qui a inspiré le projet ; c’est l’idée de revenir à la tradition des collèges médiévaux.

Le projet de la RUA est dès le début une opération pilote, un projet exceptionnel. Pourtant, la RUA ne fera pas figure de modèle, mais restera un cas unique, une expérience isolée en France, rapidement considérée comme un contre-modèle. Pourquoi ? se demande l’auteure dans sa problématique.

Pour le comprendre, l’auteure resitue tout d’abord ce projet dans le contexte des années 1950 : en  1950 à Paris, il y a 140 000 étudiants, et il est urgent de leur trouver des logements. Cette année-là se tient le premier Congrès international de l’habitat étudiant, à la Cité internationale universitaire de Paris (CIUP), boulevard Jourdan. Ce congrès de très grande ampleur réunit les représentants des grandes universités du monde. La CIUP, elle, née au lendemain de la Première Guerre mondiale autour des mots d’ordre de confort, air, sport, et paix entre nations, accueille vers 1950 3000 étudiants. Le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS), créé en 1955, mène dès sa création une politique volontariste de construction de logements étudiants dans les différentes villes de France : Poitiers, Marseille, Alger, Grenoble, Rennes.

Eugène Baudouin, architecte des bâtiments publics et des palais nationaux, a obtenu le Grand Prix de Rome en 1928. Avant de bâtir la RUA, il a déjà réalisé plusieurs grands ensembles, comme la cité du Champ des Oiseaux à Bagneux, cité confortable destinée à loger 2500 personnes, en 1930, et la cité de la Muette à Drancy, de 1931 à 1934. Il a donc une solide expérience dans la construction de logements collectifs. La RUA, qu’il conçoit au début des années 1950, se veut « un « juste milieu » entre académisme et modernité » (p. 34).

En 1952, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme inscrit la RUA dans son « secteur industrialisé » nouvellement créé. Après les premiers projets de résidence universitaire à Antony ébauchés en 1948-49, et dictés par l’urgence de loger 5000 étudiants en attente de logement, en 1950 on apporte des modifications au projet, pour plus de confort : les chambres feront 12 mètres carrés, auront un lavabo individuel, avec une salle de bains et un balcon communs à deux chambres. En 1953 le projet est redéfini, pour aboutir au projet final en 1954.

Le projet est celui d’un ensemble de grande qualité : il est prévu que l’ensemble comporte un service social, un service médical, trois crèches, deux écoles maternelles, un restaurant universitaire capable de servir 5000 repas par jour, une cafétéria, un bureau de tabac, deux gymnases, 6 courts de tennis, un bureau de poste, des salles techniques ou spécialisées (une salle de télévision, une discothèque, une salle de spectacle, un labo photo), une bibliothèque de 400 places, un théâtre, 80 salles de réunion et d’étude, des commerces, un coiffeur, une église. Entre 1950 et 1954, la presse rend compte du projet, en soulignant sa modernité et la surabondance d’équipements prévus.

Finalement, la RUA accueillera 3000 étudiants, et non les 5000 envisagés initialement. On crée aussi des postes d’encadrement et de surveillance : fonctionnaires, professeurs, intendants, concierges.

La deuxième partie du mémoire est consacrée à la construction de la RUA. Le chantier est entamé en 1954. En novembre 1955, les premières chambres sont ouvertes aux étudiants. La RUA innove par plusieurs aspects : elle loge, outre des étudiants célibataires, 500 ménages étudiants, avec des enfants en bas âge. De plus, elle est mixte, ce qui est une nouveauté : en 1950, il n’existait aucune résidence universitaire mixte en France, à part la CIUP. En outre, elle accueille quelques étudiants handicapés, grâce à 11 chambres spécialement aménagées au rez-de-chaussée, ainsi que des ascenseurs et des rampes d’accès. « Ces aménagements sont exceptionnels et particulièrement novateurs en 1955 » (p. 48). Il y a aussi une innovation pédagogique : la création de groupes d’études, pour permettre aux étudiants de réviser, avec l’aide de professeurs-conseillers.

Pourquoi le gouvernement a-t-il implanté cette résidence à Antony ? se demande l’auteure. Ce site présentait plusieurs avantages : situé à 10 kilomètres du Quartier latin, dans une ville comptant alors 40 % d’ouvriers et 30 % d’employés, il est bien relié à Paris par la ligne de Sceaux ; de plus, le terrain, très en pente, était peu cher à l’achat, et situé près du parc de Sceaux, donc dans un cadre verdoyant. Cela permet d’en faire « un Quartier latin extra-muros » (p. 54). Ce sera le premier grand ensemble construit à Antony. Baudouin aura comme principes la recherche de l’ensoleillement et la mise en valeur d’espaces verts : on prévoit l’aménagement d’espaces de plein air, des bassins de natation, des terrains de volley, de basket, de tennis.

Baudouin a recours aux préfabriqués, et décide de « privilégier l’horizontalité des formes » (p. 67), c’est-à-dire de construire des barres plutôt que des tours. Il cherche à « limiter l’effet de monotonie du bâti » (p. 68). A l’intérieur, il a prévu une « galerie générale de circulation », sorte de « colonne vertébrale » de la cité, « artère » longue de 12 kilomètres, reliant tous les services (p. 72).

Le mobilier, dessiné notamment par Charlotte Perriand, Jean Prouvé et Marcel Gascoin, est prestigieux. On y trouve ainsi un fauteuil créé par le sculpteur Bertoïa au début des années 1950.

Dans sa troisième partie, G. Bordet-Kerharo étudie le destin de la RUA « confrontée à la durée », son évolution de 1955 à 2003 (p. 78). Après les premières chambres mises à disposition des étudiants en novembre 1955, toutes les chambres sont attribuées à la rentrée d’octobre 1956. Au moment de son inauguration, la RUA suscite des éloges dans la presse spécialisée en architecture. Mais finalement, certains équipements, comme la piscine, ne seront pas réalisés. Les commerces prévus (coiffeur, pharmacie, librairie, papeterie) ne voient finalement pas le jour. Seuls un tabac, une petite épicerie et un bureau de poste sont implantés. De même, la galerie prévue initialement pour relier le bâtiment A aux quais de la station de train n’est finalement pas réalisée, faute de crédits. Et, toujours faute de crédits, il faut renoncer au théâtre, à l’amphithéâtre et à l’auditorium.

L’organisation de la RUA nécessite du personnel : chaque pavillon est géré à plein temps par un sous-intendant logé à la résidence. Les sous-intendants et les femmes de ménage sont sous les ordres d’un intendant général. De plus, un ou deux professeurs-conseillers logent dans chaque pavillon.

La vie sociale est importante entre les résidents : l’Association des étudiants de la résidence universitaire d’Antony (AERUA) est créée en 1957. A partir de 1959, elle publie un mensuel, Ruades, qui est bien lu par les résidents. Le ciné-club, très actif, donne à la résidence une image prestigieuse, un statut de standing.

Dans les premières années, les étudiants sont frappés par la modernité et le confort de la résidence. La vie y est « très conviviale » (p. 83). Mais c’est en quelque sorte « une ville dans la ville », une vie en vase clos, qui ne tarde pas à inquiéter la ville d’Antony (p. 84).

Les années 1960 sont agitées à la RUA. Les étudiants contestent le règlement intérieur, jugé trop strict, et entament en 1964-65 une grève des loyers, pour protester contre la hausse des tarifs, et contre l’expulsion des étudiants au bout de trois ans de résidence. C’est « l’Automne rouge » d’Antony, en 1965. La réponse du pouvoir sera la fermeté, l’augmentation du contrôle sur les étudiants ; on passe « d’une cité “ouverte” à une cité fermée » (p. 88), avec l’augmentation de loges de concierges et des clôtures. Les étudiants dénoncent ces « murs de la honte » (p. 89). Par contre, en mai 68, la RUA reste calme, les résidents vont manifester à Paris.

La RUA est un lieu d’intenses engagements politiques : le PCF y est majoritaire, y organisant plusieurs cellules.

Du fait de cette forte coloration politique et de cette agitation militante de la RUA, les autorités, voyant cela d’un mauvais œil, mènent « une politique de laissez-aller à l’égard de la résidence » (p. 92). La presse répand des rumeurs négatives, qui contribuent à la mauvaise réputation de la RUA.

Deux enquêtes sont réalisés dans les années 1960 auprès des résidents : l’enquête Antony, enquête dynamique : problèmes de connaissance permanente du milieu (1962-63) et Habitat et vie étudiante, enquête réalisée à la demande de la MNEF (1962). Cette dernière conclut que ce type de logement convient à la majorité des étudiants : 61,2 % des personnes interrogées en sont satisfaites.

Mais les années 1970-85 sont « les années noires » de la RUA (p. 99). La résidence connaît une « gestion matérielle déplorable ». L’État laisse se dégrader le bâti, la cité est en déficit, et connaît la vétusté. En 1974, le bâtiment B, en mauvais état, est fermé. La RUA connaît aussi un problème de résidents « clandestins », qui vers 1974 seraient environ 200.

Si, de 1986 à 1995, la RUA connaît une « reprise en main » par le pouvoir (p. 104), avec le plan Jospin à partir de 1988 (ministre de l’Education nationale, et ancien résident lui-même de la RUA, Lionel Jospin débloque des crédits exceptionnels pour sa réhabilitation), la municipalité de droite de la ville d’Antony, dirigée à partir de 1983 par Patrick Devedjian, laisse la RUA se dégrader et mène une « politique très agressive envers la RUA », vue comme un « ghetto », un « poids », un « kyste » (p. 109). En 1985-86, le bâtiment B est détruit. La RUA s’achemine vers la destruction.

Outre le volume 1 (texte) très agréablement rédigé, le volume 2 (annexes) est riche et varié, présentant des plans de la résidence, des photos du mobilier, des publicités pour la résidence, et des articles de presse. L’auteur a en effet consulté de nombreux articles de presse s’étendant sur toute la période. Au total, ce mémoire est d’un grand apport, aussi bien sur le plan de l’histoire sociale, culturelle, urbaine, et de l’histoire de l’art et de l’architecture.

Chloé Maurel

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