lecture : Kosher-Spohn, Christiane , Mouvement étudiant et critique du fascisme en Allemagne dans les années 60

Kosher-Spohn, Christiane , Mouvement étudiant et critique du fascisme en Allemagne dans les années 60, Paris, L’Harmattan, 1999, 312 p. S’interrogeant sur le passé nazi de leur pays – interrogation qui fut en effet le point d’articulation du mouvement des années soixante -, les étudiants d’Allemagne de l’Ouest adressèrent d’abord leurs demandes d’éclaircissement aux professeurs d’université et se virent, au mieux, opposer la neutralité de la science, au pire le schéma manichéen qui rejetait toute ébauche d’interprétation marxiste en ce qu’elle était prétendument entachée par la revendication du monopole par la RDA dont la légitimité reposait sur l’héritage de l’antifascisme. Quelques aînés, principalement regroupés autour de la revue das Argument, ouvrirent des pistes au début des années soixante et permirent de redécouvrir les auteurs des années trente et quarante, les Walter Benjamin, Thalheimer ou Bauer, voire Arthur Rosenberg. Hannah Arendt, ou du moins la façon dont sa théorie du totalitarisme fut officiellement instrumentalisée, fit en revanche, contrairement à ce qui se passe actuellement, l’objet d’un rejet quasi-unanime de la gauche.

Parallèlement, la branche allemande de l’Internationale Situationniste (Subversive Aktion) qui fut d’ailleurs exclue, mettait en cause la chape de plomb du conformisme que l’ère Adenauer faisait peser sur la RFA et ouvrait les pistes d’une recherche d’émancipation existentielle qui amenèrent à la redécouverte de Wilhelm Reich ou d’Erich Fromm. Ces deux courants ont convergé dans le SDS (Etudiants socialistes d’Allemagne) sans toutefois fusionner complètement : vieille garde contre Nouvelle gauche, traditionalistes contre anti-autoritaires, ces derniers devenant néanmoins prédominants.

L’analyse du nazisme n’avait pas pour seul but de se réapproprier le passé, mais aussi de permettre d’analyser le présent et d’agir sur lui. Par des voies différentes, les étudiants allemands rejoignirent leurs contemporains français, analysant à l’aide de la catégorie révolue d’antifascisme la nouvelle phase de l’impérialisme qui passait par une décolonisation dont les soubresauts sanglants se répercutaient dans les métropoles. C’est ainsi que les étudiants allemands accordèrent une place centrale à la guerre des Etats-Unis contre le Vietnam dans leurs analyses comme dans leurs actions au sein de l’APO (opposition extra-parlementaire), mettant en cause le rôle des Américains en Europe et la vision consensuelle qui en faisait les garants de la démocratie.

Ce qui leur apparut comme potentiellement porteur de fascisme fut la pacification des masses ouest-allemandes, l’anesthésie de toute velléité protestataire canalisée vers la consommation de la « société formée » (formierte Gesellschaft) que construisait le gouvernement et dont la presse Springer se faisait le propagandiste. Le gouvernement crut d’ailleurs devoir prévenir les conséquences probables de la fin du « miracle économique » en adoptant les « lois sur l’état d’urgence » (Notstandsgesetze). Les trois pôles de mobilisation que les étudiants s’efforcèrent de définir furent donc la lutte contre l’impérialisme (manifestations lors des visites du Shah, de Tschombé, du vice-président US Humphrey), la lutte contre les provocations de la presse Springer qu’ils rendirent responsables de la mort de Benno Ohnesorg et de l’attentat contre Rudi Dutchke. Mais la mobilisation qui permit sans conteste au mouvement étudiant de sortir de son isolement fut la lutte contre les lois sur l’état d’urgence. La présence de jeunes ouvriers dans les manifestations, parallèlement à la convergence entre ouvriers et étudiants dans le Mai parisien, mit un terme à la notion de substitutisme mais marqua aussi le début de la dislocation du mouvement étudiant dans une multiplicité de groupuscules – maoïstes, trotskystes, anarchistes, Fraction Armée Rouge – amenant une simplification de l’analyse du fascisme.

Néanmoins, les avancées fructifièrent dans le discours savant de chercheurs issus eux-mêmes du mouvement et donnèrent une impulsion décisive à l’historiographie du nazisme au moment même où les lois sur l’état d’urgence marquaient le début d’une offensive contra la gauche qui se poursuivit tout au long des années 70.

C’est tout ce contexte que nous rappelle Christiane Kohser-Spohn dans une analyse de « l’intérieur » où, sans se livrer véritablement à la critique, elle laisse néanmoins poindre discrètement  quelques partis pris. On peut regretter qu’elle ait délibérément exclu de retracer des biographies, même si son présupposé est défendable : il s’agissait d’éviter de personnaliser les débats dans un mouvement qui s’était voulu collectif, sans leader, contrairement à ce que ses adversaires cherchaient à accréditer. Néanmoins, cette réserve ne permet pas de repérer les générations successives, gommage du fait générationnel qui constitue peut-être, lui aussi, un contre-pied au traitement médiatique. L’un des effets pervers de ce quasi-anonymat est de faire ressortir les grands aînés favorables au mouvement, comme Herbert Marcuse ou engagés dans une polémique avec lui comme Jürgen Habermas.

Enfin, sur quelques points, le texte fleure la traduction littérale de l’allemand, ce qui peut, le cas échéant, contribuer à occulter la convergence avec la situation dans d’autres pays. L’auteur confirme en tout cas le goût immodéré qu’on professe outre-Rhin pour le débat théorique, quand bien même il débouche, comme c’est ici le cas, sur le militantisme et la pratique.

 

Claudie Weill.

Les Cahiers du GERME trimestriel n° 15-16 – 3°/4° trimestre 2000

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