Lecture: Ludivine Bantigny, 1968 de grands soirs en petits matins

Livre 1968 bantigny.jpgLudivine Bantigny, 1968, de grands soirs en petits matins, Seuil, l’Univers Historique, 2018, 450 p.

Depuis quelque temps, les services météo indiquent, outre les relevés de température, leur ressenti. C’est en quelque sorte le ressenti de 1968 que s’attache à retrouver l’étude de Ludivine Bantigny. On n’y trouvera donc pas de récit des « événements », ni d’essai d’explication ou  d’interprétation explicite  de ces deux mois (deux mois, car l’auteure s’agace de la fréquente limitation des évocations au seul mois de mai). D’où l’usage systématique du présent pour renforcer la proximité de l’auteure avec l’événement. D’ailleurs il y a peu de recours aux témoignages a posteriori. On n’y trouvera donc pas davantage d’évocation des  personnalités (à l’exception de Cohn Bendit, on verra pourquoi) ni des appareils politiques et syndicaux, à l’exception d’un chapitre consacré à l’attitude du PCF  face aux « gauchistes », dont on se demande pourquoi il n’aborde pas dans  ce même mouvement les divergences  profondes entre la CGT et la CFDT (Il est vrai qu’on les retrouve dans l’épilogue). L’ensemble et c’est ce qui donne son côté novateur,  se fonde sur le dépouillement de masses d’archives officielles dans plusieurs départements, y compris par exemple la Creuse et la Meuse, mais aussi d’un très vaste corpus de  tracts contemporains, collecté dans tout le pays et conservé à la BNF et à la BDIC. Le souci de l’auteure est de montrer ainsi que partout, même loin des grands centres, « quelque chose arrive » et que Mai-Juin forme un ensemble pour l’essentiel homogène voire indifférencié, ce qui est sans doute sa thèse essentielle.

Les deux premières parties du livre sont consacrées aux « protagonismes », néologisme qui désigne les  multiples acteurs de ces deux mois : ouvriers et étudiants, dont on souligne la proximité et la volonté précoce et durable de jonction. Et « de l’autre côté » les protagonistes  adverses que sont la police, le pouvoir et les courants sociaux et politiques opposés au mouvement. Sur la police, à l’encontre d’une légende irénique postérieure, l’auteure relève longuement les multiples témoignages des violences policières. De même elle souligne la quantité d’expulsions arbitraires d’étrangers opérées par la police. Du pouvoir, elle signale la hantise à l’égard de Cohn Bendit, qu’elle fait rechercher par la gendarmerie jusque dans un village de la Creuse.  Dans le chapitre consacré aux opposants à la contestation, on  trouve entre autres l’étudiant nanterrois affilié à la FNEF Patrick Buisson. Une autre forme de protagonisme affiché est l’importance de la dimension internationaliste qui parcourt le mouvement, comme de la mémoire des luttes anticolonialistes et de la circulation internationale des idées.

Les deux autres parties sont consacrées respectivement aux  émotions et aux réflexions du mouvement dans sa composante gréviste et manifestante.

Au rang des émotions figurent les multiples témoignages sur l’expression des affects : joie, colère, haine traversent les groupes. La parole et le rire se libèrent en même temps que s’inventent des poèmes et que  s’improvisent les chants et représentations théâtrales. La dérision créatrice se manifeste partout, bien au delà des formules situationnistes tant citées. Exception : ici se place un chapitre « Féminin-Masculin » qui ne peut que constater, au sein même du mouvement, la permanence des stéréotypes sexistes, la seule exception notable venant d’étudiantes de Sciences Po ! Par ailleurs un autre rapport au temps se découvre, loin du présentisme prêté  ultérieurement au mouvement : c’est un temps d’urgence, intense et plein, loin des monotonies répétitives de la vie ordinaire. Un temps enfin nourri des réminiscences des épisodes révolutionnaires du passé, mais aussi tourné vers un avenir nouveau.

Vient ensuite la présentation des multiples projets, élaborés dans les usines et facultés occupées, comme dans les comités d’action, à la recherche de nouvelles façons de vivre et travailler. C’est l’heure du dévoilement des conventions ordinaires, dans tous les domaines d’activité. Toutes les institutions sont mises en question, de l’ordre des architectes à  celui des médecins en passant par les divers degrés de l’enseignement, et surtout par l’Eglise catholique, objet de longs développements. Pourtant, s ‘agissant de l’université, l’auteure énumère les critiques venues des divers centres d’enseignement supérieur plus qu’elle ne présente les propositions effectives de transformation qui ont été discutées alors. Suit un long chapitre sur l’alternative autonomie/autogestion, celle-ci étant valorisée malgré les critiques produites sur le moment.

L’épilogue proposé est amer : dans un mois de juin marqué par le durcissement de la répression policière, et bientôt par les élections législatives triomphales pour la droite, la reprise du travail se fait en ordre dispersé et dans l’amertume. Les gains salariaux auraient été annulés par les hausses de prix, par la récupération imposée des journées de grève, par l’accentuation des cadences de travail. C’est oublier ou minorer la hausse de 37% du SMIG, la section syndicale d’entreprise, entre autres. D’où le sous-titre du livre, « de grands soirs en petits matins », et l’espoir affiché d’un retour du politique au sens profond d’une démocratie du quotidien.

Alain Monchablon

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