L’incorporation de l’autorité sociale chez les militants du Bureau national de l’UNEF-ID Production et reproduction d’une “ élite militante ”

Karel Yon[1]

Article publié dans Les cahiers du Germe, spécial 4, 2003. (version pdf ici)

Militer dans un syndicat étudiant conduit à fréquenter un monde particulier au sein de la communauté étudiante, doté de lois et d’une temporalité propres. Etre soi-même militant et par ailleurs étudiant en sciences sociales conduit en outre assez naturellement à porter un regard sociologique sur son propre engagement et celui de ses camarades. Regard déroutant, “ désenchanteur ”, qui éclaire les logiques sous-jacentes de l’engagement : loin d’un idéal de la politique (au sens large d’engagement dans la cité) qui serait pure délibération, libre confrontation des idées et irréversible progrès collectif des individus éclairés par l’intersubjectivité, celle-ci se révèle comme une pratique nécessairement ancrée dans le monde social. Et cet ancrage l’éloigne d’autant de sa pureté idéelle, en la concrétisant à travers des agents dont les faits et gestes sont loin de ne relever que de la nécessaire opinion juste. Des pratiques qui peuvent parfois paraître irrationnelles quand on prend du recul pour les analyser. Ce serait oublier que c’est le monde social – les conditions et les conséquences des interdépendances entre les agents – qui entraîne la naturalisation de comportements qui gardent un sens en semblant le perdre, dont la logique n’est plus inscrite que dans les corps. Dès lors, la pratique militante est non seulement une affaire d’opinions sur le devenir de la cité, mais aussi question d’affects, de contexte, de rapports de pouvoir, donc de domination.

Il y a ainsi dans l’UNEF-ID un véritable respect pour les militants du “ BN ”, le Bureau national du syndicat[2], de la part des autres militants syndicaux. Ce respect témoigne de la reconnaissance d’un statut particulier, propre à ces militants. Dans le milieu étudiant, les membres du BN de l’UNEF-ID occupent en effet une place à part : militants, ils se différencient déjà de l’immense majorité des étudiants par leur appartenance à une organisation (les syndicats étudiants n’organisent que 2 % des 2 millions d’étudiants[3]) ; mais au sein même de cette organisation, ils occupent une position qui implique un investissement majeur dans la vie militante. A bien des égards, les membres du BN peuvent même apparaître comme des “ super militants ”, semi-professionnels, car la position qu’ils occupent dans le syndicat leur impose une activité qui, bien souvent, prime sur le suivi régulier de leurs études. L’appartenance au BN apparaît ainsi comme la marque des militants les plus engagés dans leur organisation. C’est au titre de cette spécificité qu’il faut envisager la position des membres du BN, au titre de cette spécificité qu’ils sont respectés, au sens où les autres militants sont disposés à se situer à leur égard en position d’écoute et d’infériorité, à reconnaître leur autorité : “ L’auctoritas est définie comme ‘droit d’imposer l’obéissance’. Sa plus grande force réside dans la puissance, la fascination qu’elle exerce sur les consciences qui l’acceptent. Il n’y a de servitude que volontaire. Usurpée ou ‘légitime’, l’autorité est toujours le pouvoir du pouvoir, le droit du pouvoir à s’exercer. Dans ce cadre, elle n’a de rapport nécessaire ni avec les autorités institutionnelles, ni avec un quelconque autoritarisme. Elle est, en réalité, une compétence à communiquer sa propre représentation du pouvoir, à légitimer les conditions de domination, de contrôle, soit d’une situation donnée, soit d’un Autre. ”[4] De par cette autorité, le fonctionnement du syndicat s’organise, sans contestation majeure, autour de l’activité des militants du BN. Ce sont eux qui véhiculent les représentations légitimes de l’activité syndicale, qui parlent d’autorité car, en tant qu’ils sont membres de l’instance qui joue un rôle essentiel et permanent, tant pour l’existence que pour l’activité de l’organisation, ils se retrouvent en quelque sorte à incarner l’organisation. On peut donc penser que le respect que les militants “ de base ” du syndicat témoignent aux membres du BN est un respect qui est en réalité dû à l’organisation, que l’autorité dégagée par les membres du BN est l’autorité de l’organisation.

Il serait cependant peu fécond d’opérer une telle dichotomie entre les agents et l’organisation. De fait, les deux parties ne s’opposent pas, il n’y a pas d’un côté les structures objectives de l’organisation, intemporelles, pesant sur les agents, extérieures à eux, et de l’autre côté l’intervention subjective des agents, qui décideraient de se couler ou non dans les habits de l’organisation. Il paraît plus juste d’analyser les rapports des agents à l’organisation comme une relation d’interdépendance. Car l’organisation n’existe qu’à travers ses adhérents et ses militants. De ce point de vue, il est peut-être plus utile d’utiliser la notion d’institution, telle qu’elle est définie par exemple par Olivier NAY[5], pour appréhender cette relation, en tant qu’elle relie les individus et l’organisation : “ L’institution peut être ainsi entendue comme un ensemble de combinaisons de valeurs, de modèles de conduite et d’usages dominants dans un espace-temps qui, par leur stabilité et leur récurrence, orientent à la fois les pratiques individuelles des acteurs sociaux et la structuration des activités collectives auxquelles ils prennent part. ” Dès lors, l’UNEF-ID peut se définir comme institution, en partie objectivée (reconnaissance institutionnelle par les pouvoirs publics, statuts, locaux, etc.), en partie incarnée dans les agents qui s’y investissent : en tant qu’institution, l’UNEF ID s’actualise en effet à travers un ensemble de conduites, de pratiques, qui constituent autant de rôles. “ Le rapport à l’institution, c’est d’abord le rapport à celui qui tient un rôle dans l’institution. ”[6] Le statut de membre du BN de l’UNEF-ID est donc une position dans cette institution, et la manière légitime d’occuper cette position constitue le rôle, comme l’explique Jacques Lagroye : “ La position peut être l’objet de toute une série de mesures, d’évaluations ; elle peut être approchée en terme de rang dans l’institution, de hiérarchie, de spécialisation, de tâches particulières, mais aussi de prestige, de salaire, de possibilités d’action, etc. Le rôle tel que j’essaie de le concevoir, c’est l’ensemble des comportements qui sont liés à la position qu’on occupe et qui permettent de faire exister cette position, de la consolider et, surtout, de la rendre sensible aux autres. ”[7] Ces rôles sont à la fois la formalisation des attentes liées aux règles et aux valeurs qui structurent l’institution, et l’ensemble des techniques de mise en scène, de présentation de soi révélées dans les interactions. Ils sont joués à la fois “ en externe ” (le militant syndical aux yeux des étudiants lambda, l’élu aux yeux de l’administration universitaire,…) et “ en interne ” (le technicien, l’orateur, le dirigeant… aux yeux des autres militants). Mais il ne faut pas comprendre le rôle comme un “ script ”, objectif, qui attendrait les agents venant occuper la position et qui s’imposerait à eux sans négociation.  Le rôle existe moins comme contrainte que comme attente : “ Dans une situation d’interaction, l’attente peut être assimilée à l’anticipation du partenaire quant au comportement qu’on va adopter. […] Mais l’attente est aussi ce que l’institution a forgé comme éléments d’objectivation […]. Le jeu, si jeu il y a, n’est pas dans l’apprentissage au sens de savoirs et savoir-faire, il réside dans l’effort d’adaptation à ces attentes héritées et aux attentes de ceux qui savent ce que l’institution peut leur apporter […]. Donc c’est un réseau d’attentes, plus ou moins objectivées, plus ou moins constituées en savoir, plus ou moins malléables, variant selon les situations et variant bien évidemment selon la position des partenaires qui sont dans l’interaction. ”[8] Dès lors, les agents qui investissent un rôle peuvent tout aussi bien choisir de ne pas le tenir de la façon qu’on attendrait d’eux. Ce choix n’est pas interdit, il est risqué. Il manifeste la marge de manœuvre dont disposent les agents.

L’appartenance au BN indique donc l’occupation d’une position sociale dans l’institution. Mais cette position dans l’institution est en même temps position de l’institution : comme on l’a vu, le BN représente l’institution. C’est cette instance qui condense toute l’autorité liée à l’institution. Parmi les attentes liées au rôle de militant du BN, il y a donc celle d’entretenir l’image du meilleur militant syndical et, par là, l’image légitime du syndicat. Dans cette optique, le rôle comme représentation prend alors tout son sens : les conduites attendues des membres du BN ont une importance de par leurs conséquences concrètes (“ faire tourner le syndicat ”) mais aussi de par l’efficace symbolique qu’elles produisent.

Pour remplir leur rôle, les militants usent de ressources diverses, notamment corporelles : la première condition de réalité de la prise de rôle des agents, c’est qu’elle prenne corps, c’est-à-dire qu’elle s’illustre concrètement, aux yeux de celui qui tient le rôle comme aux yeux de ceux qui s’attendent à la représentation, dans la mise en action de l’agent. Agent qui n’existe pas dans les interactions comme “ pur esprit ” mais qui est avant tout individu concret, dont la présence aux autres se manifeste en premier lieu par sa présence physique, par sa corporéité. Le corps apparaît donc comme une ressource essentielle pour la prise de rôle, car il est le matériau brut par lequel des attentes subjectives vont être objectivées. Dans cette perspective, Jean-Michel Berthelot[9] a tenté de mettre à plat les modes selon lesquels le corps pouvait se rendre utile dans les relations sociales. Il a ainsi défini une typologie des mises en jeu du corps, selon trois “ espaces anthropologiques fondamentaux ” : les contraintes physiques, les normes et les valeurs, la réflexivité. Le corps en premier lieu est un moyen indispensable, la condition physique, pour l’activité des agents : “ Le corps comme instrument et savoir incarné n’est pas seulement une condition nécessaire à tout cours d’action ; il est, en retour, façonné et marqué par cette insertion régulière et parfois répétitive dans des processus d’interaction physique […]. Corps outil et cours d’action définissent ainsi un espace des contraintes […]. ”[10] Ainsi le corps est d’une part façonné par les pratiques militantes, et d’autre part résistant à ces pratiques : à cause des fatigues physiques et psychologiques, il contraint les agents dans leurs activités. Le corps est ensuite un support symbolique, qui compte dans l’image que les agents comptent donner de leur rôle : “ le corps est à la fois instrument et espace de communication et de signification : instrument de communication lorsqu’il envoie intentionnellement des signaux dans une situation de coordination de l’action, espace de signification quand il se contente de donner à lire à autrui, par l’intermédiaire des vêtements, des parures, des scarifications, les signes et les symboles d’un lignage, d’un rang, d’une condition, d’un engagement. ”[11] “ Alors que l’espace de la contrainte physique est régi par l’ordre de la causalité et des interactions physiques, l’espace de la sémioticité l’est par celui du sens et des valeurs. ”[12] Par le biais du discours, de l’hexis corporelle, du sens attribué à la (dé)formation corporelle par le militantisme, les militants utilisent leur corps comme réceptacle des valeurs et du sens qu’ils donnent à leur action, ils se donnent à voir comme militants en même temps qu’ils donnent à voir, à travers eux, l’institution. Enfin le corps est également un espace de réflexivité : “ Si l’ordre des processus instrumentaux et celui des prescriptions ‘morales’ me contraignent, cette contrainte n’est pas un déterminisme externe agissant sur moi, quoi que j’en aie, mais une détermination qui, dans toutes les cultures, suscite, à quelque niveau que ce soit, la possibilité d’une distance. […] Il se produit là un dédoublement, une capacité à objectiver la détermination pour en jouer, qui est le propre de la réflexivité, elle-même constitutive de la subjectivité. ”[13] “ Cette réflexivité est le fondement de l’aptitude à la distance, au jeu, au calcul, à l’humour, à la stratégie, à la séduction, à l’érotisme. Dans les mises en jeux du corps, elle est ce qui, en permanence, rend théoriquement possible le basculement vers le jeu, vers l’ironie, la manipulation. Elle est ce qui permet à l’acteur de ‘construire les situations’ en se dégageant de leur signification pratique ou communicationnelle immédiate pour en faire des signes d’échanges symboliques […]. ”[14] La corporéité inclut une dimension psychique du rapport au corps. C’est cette dimension qui permet d’instaurer une distance au rôle, qu’il s’agisse pour chacun d’habiter son rôle “ à sa manière ” comme d’y résister ou de le subvertir. Le corps joue ici comme ressource dans le cadre de la représentation, au sens théâtral du terme.

Ces détours théoriques nous permettent de dessiner l’axe problématique de notre recherche : l’incorporation par les militants du Bureau national de l’UNEF-ID de l’autorité impliquée par la position sociale qu’ils occupent dans l’institution. On s’intéresse ainsi à l’utilisation de la ressource corporelle dans les “ jeux de rôles ”, à la fonction du corps comme marque (marqueur et marqué) de la position d’autorité des militants du BN. On pourra dès lors chercher à comprendre dans quelle mesure le corps des militants du Bureau national leur permet de produire et de reproduire des “ effets d’autorité ” au sein de l’institution UNEF-ID, dans les interactions au sein du BN et avec le reste du syndicat.

Avant de poser toute hypothèse, il est nécessaire d’apporter quelques précisions au sujet de l’institutionnalisation du champ du syndicalisme étudiant. Ce champ a été façonné par des luttes dans le champ politique, comme d’ailleurs, depuis ses origines, le champ du syndicalisme salarié, l’opposition des catégories “ syndicale ” et “ politique ” constituant un enjeu politique depuis au moins la loi de 1884[15]. Mais plus encore dans le milieu étudiant, l’intervention directe des fractions politiques est un élément essentiel à la compréhension de l’histoire du syndicalisme étudiant.. Le syndicalisme étudiant contemporain est d’ailleurs certainement davantage tributaire de l’histoire post-68 (cartellisation et instrumentalisation politique du syndicalisme) que de celle de la “ grande UNEF ” des années 50-60. On peut donc distinguer deux périodes historiques dans l’institutionnalisation de l’UNEF, productrices de conduites et de références distinctes. Ces deux périodes, qui sont visibles à travers les formes prises objectivement par l’activité syndicale, sont aussi perceptibles dans les pratiques et les valeurs des militants syndicaux, comme deux registres distincts dans la façon d’endosser leurs rôles :

– Le registre proprement “syndical” apparaît comme l’héritage valorisé, voire mythifié, celui de la refondation syndicale de l’UNEF au lendemain de la seconde guerre mondiale (objectivé par la Charte de Grenoble[16]). Connu et reconnu par les militants, il détermine une certaine mise en scène, une théâtralisation des pratiques syndicales en référence à la période de la “ grande UNEF ” des années 50-60, quand l’organisation étudiante jouait un rôle essentiel dans son milieu comme dans le reste de la société, se situant aux avant-postes de la lutte contre la guerre d’Algérie.

– Un autre registre, plus directement politique dans ses références, renvoie à la période de l’après-68, marquée par l’éclatement de l’UNEF et les luttes entre groupes militants. Cet héritage, davantage dissimulé bien que beaucoup plus immédiat et prégnant, nous rappelle que l’UNEF-ID fut surtout marquée par les pratiques du groupe militant dit “ lambertiste ” (du nom du leader de l’OCI trotskyste), qui dirigea l’UNEF-US face à l’UNEF-Renouveau (animée par les étudiants communistes) après la scission de 1971, et qui donna naissance à l’UNEF-ID après l’unification de 1980 : pendant toute cette période, l’activité syndicale se déroule notamment sur un double front, celui de la lutte contre le “ gauchisme ” et contre le “ stalinisme ”. Dans la continuité de cette période, le militantisme syndical se double presque systématiquement, pour les agents les plus investis, notamment pour les militants du BN, d’un engagement dans un parti politique. La différence majeure avec cette époque réside dans le fait que le rapport entre militants de gauche (Parti socialiste) et d’extrême gauche (principalement trotskystes de la LCR) s’est inversé : ce sont les militants socialistes qui dominent nettement parmi les cadres syndicaux, bien qu’il s’agisse de socialistes “ particuliers ” (membres au moment de cette étude de la “ Gauche socialiste ”, petite tendance se situant le plus à gauche au sein du PS, ou de “ Nouvelle gauche ”, courant assez marginal dans le PS regroupant surtout les cadres du Mouvement des jeunes socialistes).

On verra dans notre développement que l’autorité se produit et se reproduit par les corps à partir de ces deux registres, différemment mobilisés selon les contextes d’interaction, en fonction des publics qui assistent aux “ représentations ” des militants du BN. Plus profondément, ces deux registres apparaissent comme des mises en jeu de ce que nous avons appelé un habitus militant, c’est-à-dire un ensemble de dispositions incorporées, durables et transposables, acquises, activées ou actualisées par les agents dans le cours de leur socialisation militante à l’institution syndicale. Cet habitus s’illustre dans les pratiques incorporées, inconscientes ou légitimées des militants du BN : façon de se vêtir, coupe de cheveux, façon de parler, lien indissociable entre la présentation de soi et la caractérisation politique, culture du corps (discipline, obéissance) et mise en scène de celui-ci dans les “ grand-messes ” du syndicat (tribune, façon de s’y tenir, applaudissements, disposition des agents dans l’espace, chansons et slogans). On se demandera si cet habitus est identiquement partagé par l’ensemble des militants du Bureau national, ou s’il est propre à la fraction majoritaire du syndicat. On se demandera si cet habitus militant n’est pas davantage un habitus “ politico-syndical ” qu’un habitus proprement syndical, dans la mesure où l’institution syndicale reste fortement dépendante des luttes qui traversent le champ politique.

Au vu des observations les plus récentes menées au moment de cette enquête, on a cependant pu constater que la reproduction de l’autorité paraissait altérée (aux deux sens du termes : rendue autre, rendue moins efficiente). Il s’agira alors de réfléchir aux raisons de cette évolution. On devra par ailleurs se demander quel rôle joue le corps dans ce processus d’altération de l’autorité, s’il apparaît comme instrument ou simplement comme symbole de la résistance face à une autorité qui n’irait plus de soi.

On insistera donc, dans un premier temps, sur l’analyse du Bureau national de l’UNEF-ID comme instance de production du corps légitime du militant syndical. On verra ensuite de quelle manière les militants du BN, dans les interactions avec les autres agents constituant le syndicat, paraissent figurer une incarnation du syndicalisme étudiant en tant qu’institution. Il s’agira enfin de s’interroger, au vu des transformations dans la transmission et l’imposition de l’autorité chez les militants du BN, sur un éventuel changement de fonction du Bureau national ou du syndicat en général.

I/ Le Bureau national de l’UNEF-ID, instance de production du corps légitime du militant syndical.

A.  L’imposition d’une “ norme militante ”.

La vie d’étudiant est de nos jours assez peu synonyme d’engagement militant, contrairement au contexte des années 1960-70. Comme on l’a vu plus haut, très peu d’étudiants sont adhérents d’un syndicat. Les adhérents de l’UNEF-ID étaient tout au plus une petite dizaine de milliers à la fin des années 1990. Cette situation peut s’expliquer par plusieurs raisons. D’une part, le monde étudiant a considérablement évolué depuis les années 1970 : les publics qui fréquentent l’Université sont aujourd’hui beaucoup plus variés, ce qui entraîne un rapport aux études beaucoup plus problématique que lorsque les étudiants, presque toujours “ héritiers ”, se comportaient en dilettante. Tous les étudiants ne possèdent pas les pré-requis culturels pour réussir à l’Université, et doivent se concentrer d’autant plus sur leurs études. Plus largement, le contexte social a évolué (développement d’un chômage de masse, désillusions après l’expérience gouvernementale de la gauche…), et le rapport à la politique s’exprime aujourd’hui davantage sur le mode de la méfiance à l’égard des organisations et de toute récupération, comme l’expriment les mouvements de la jeunesse scolarisée depuis 1986. Enfin, de par leur situation sociale, de nombreux jeunes sont obligés de se salarier pour financer leurs études[17], ce qui les éloigne encore de l’université et de ses activités.

Dès lors, l’engagement militant au sein de l’UNEF-ID apparaît particulièrement hors norme. A fortiori quand on y milite comme membre de son Bureau national. Le nombre de militants syndicaux étant faible, leurs tâches sont d’autant plus importantes : élaboration des publications, des tracts, travail de réflexion et d’analyse sur les propositions du gouvernement et celles du syndicat, travail des élus, etc. Au niveau du BN, cette activité est rythmée par une réunion hebdomadaire de plusieurs heures (chaque vendredi après-midi), doublée d’une autre réunion chaque lundi matin pour les permanents, membres du “ secrétariat du Bureau national ” (en fait la quasi-totalité des militants de la tendance majoritaire du syndicat, plus un minoritaire). Mais ce qui distingue le plus les membres du BN, ce sont les “ descentes en province ” : chaque membre du BN est en effet censé s’occuper spécifiquement d’une ou plusieurs AGE[18], à Paris ou en régions, qu’il doit visiter régulièrement, assez souvent, une fois par semaine. A ce premier voyage s’ajoutent les nombreuses “ descentes ” pour aider les militants des AGE lors d’élections universitaires, ou au moment du lancement d’une campagne du syndicat. Ainsi les membres du BN se retrouvent souvent la moitié de la semaine, voire plus, hors de Paris. Certains, venus de province, sont encore inscrits dans leur université d’origine, même s’ils ne la fréquentent plus guère (sauf s’ils y siègent en tant qu’élus). D’autres ont pris une année sabbatique. D’autres encore suivent leurs études à Paris en pointillés. D’autres enfin sont marginalisés s’ils ne peuvent pas assumer ce rythme. Parmi tous ces militants, quelques uns occupent un poste de permanent rémunéré, mais il n’est pas d’usage de faire la différence entre les permanents et les non-permanents…

Si les membres du BN paraissent étrangers à la normalité étudiante, on peut voir également que l’intensité de l’engagement militant s’impose évidemment comme une norme alternative. Le BN apparaît ainsi comme porteur de valeurs propres, d’un style de vie qui se substitue au mode de vie “ normal ” des étudiants. Les membres du BN donnent donc l’image d’une organisation qui semble fonctionner sur le mode du surmilitantisme, surtout pour ce qui est des représentants de la tendance majoritaire[19]. Les représentants des minorités peuvent paraître moins fidèles à ce modèle, car leur mode d’accession au BN relève en partie d’autres canaux, parfois plus directement politiques, du fait du caractère plus “ périphérique ” de leur investissement dans l’organisation. Au congrès de l’UNEF-ID, de mai 1997, la tendance dite “ Majorité nationale ” enregistrait ainsi un score de 79%, tandis que la tendance “ Unité et démocratie ” et la tendance “ Pour une alternative syndicale ” recueillaient respectivement 11 et 10 % des mandats. Les militants peu nombreux qui se retrouvent dans ces minorités étaient plus fréquemment des militants investis dans plusieurs organisations à la fois, et l’expérience montre qu’il semblait parfois impossible de pratiquer une sélection “ au mérite ” pour l’accès au BN, faute de candidats. Mais en ce qui concerne la Majorité nationale, les membres du BN, s’ils sont tout autant “ marqués ” politiquement, doivent a priori avoir fait leurs preuves dans le militantisme syndical. L’accès au BN semble être, à leurs yeux comme aux yeux de ceux qui les côtoient sans avoir eu leur “ chance ”, une véritable consécration :

“ Et c’est vrai que l’UNEF-ID au jour d’aujourd’hui elle est, bon c’est une organisation par exemple qui est très pyramidale. Tu gravis les échelons les uns après les autres. La plupart des organisations de jeunesse que je connais ou que j’ai fréquentées sont pas comme ça. C’est-à-dire pour devenir membre du BN t’arrives pas et puis au bout de deux mois t’es membre du BN. Tu vas militer dans ton AGE. ”[20]

Ce ne sont pas des néophytes qui accèdent au Bureau national, mais des militants qui ont forgé leur pratique syndicale et acquis une légitimité militante en gravissant les échelons du syndicat, notamment par l’occupation de positions successives au sein de l’institution : militant dans sa filière dans le cadre du Comité d’Action Syndicale ; dirigeant local dans le cadre du bureau d’AGE et, bien souvent, de la présidence d’AGE ; pour les parisiens responsabilités dans le cadre du secrétariat de la Région Parisienne (qui coordonne l’activité des AGE de toute la “ RP ”) ; avant le BN, la “ petite porte ” de délégué au BN qui donne le droit d’assister au BN sans être titulaire[21]… Les membres du BN ont donc connu un véritable parcours militant, qui a modelé leurs pratiques et leurs représentations. C’est ce parcours qui leur assure au sein de l’institution une position particulière, donnant sa spécificité au statut de membre du BN et assurant ainsi la rareté du titre. L’accès au BN apparaît ainsi comme l’aboutissement d’un parcours militant, ce vers quoi devraient tendre tous les militants du syndicat.

Mais si l’image légitime du meilleur militant est un objectif pour tous les militants, cet objectif ne peut être atteint que par la rupture avec la base militante : le BN n’est pas seulement l’instance de production, il est la condition pour la possession du corps militant légitime, car l’appartenance au BN entraîne l’acquisition de pratiques propres au BN, telles que les fameux “ suivis d’AGE ” (et les “ descentes en province ” qui leur sont liées), qui participent essentiellement de la définition du corps militant légitime : un corps entièrement tourné vers l’institution, qui se déplace énormément pour elle, familiarisé à l’usage régulier du train comme de l’avion. Ainsi, faire partie des meilleurs militants implique de faire partie du BN, pour avoir accès à une mise en jeu spécifique de son propre corps dont le caractère d’objectif universellement partagé par les militants n’est possible que par l’entretien de sa spécificité.

 L’appartenance au BN passe également par l’intériorisation d’un rapport spécifique à son propre corps : se retrouver physiquement au sein d’un aéroport, prendre l’avion, le train, de jour comme de nuit, plusieurs fois dans la semaine, amène à une conscience indissociablement physique et symbolique de sa spécificité. En tant qu’“ unité corporelle ”, le militant du BN ne doit sa présence dans les lieux de transit, dans les trains, les avions, dans une université située à l’autre bout de la France, qu’à son statut de militant du BN. C’est une sensation physique de “ dépaysement ”, qui amène un corps d’étudiant à se retrouver fréquemment en présence  de corps d’hommes d’affaires dans les vols intérieurs, par exemple, qui consacre du point de vue de l’expérience subjective le statut de membre du BN.

On peut donc constater l’existence d’une articulation entre l’UNEF-ID comme institution, avec ses pratiques et ses représentations, et le BN de l’UNEF-ID comme instance spécifique au sein de l’institution, portant ses propres pratiques et représentations dont la spécificité est “ jalousement ” entretenue par ses agents mais qui, en tant qu’elle est une composante imprimant la norme militante dans l’organisation, définit les pratiques des membres du BN comme la forme la plus légitime du militantisme au sein de cette institution. A cet égard, il est donc possible de définir les membres du BN de l’UNEF-ID comme une “ élite militante ” au sein de l’institution.

B.   Des militants “ bolcheviks ”.

L’UNEF-ID a été créée en 1980 par l’unification de trois organisations syndicales : l’UNEF-unité syndicale, le Mouvement d’action syndicale et le Comité d’organisation pour un syndicat des étudiants de France. Deux de ces trois organisations étaient dirigées par des militants trotskistes : le MAS par la LCR et l’UNEF-US par l’OCI. Dans la nouvelle UNEF-ID, les militants de l’OCI sont majoritaires absolus : l’ancêtre décisif de l’UNEF-ID est ainsi l’UNEF-US, avec toutes les pratiques spécifiques qu’elle véhicule et qui, importées directement d’un groupe politique, sont le propre des militants “ lambertistes ” de l’OCI. L’UNEF-ID va dès lors hériter d’un certain nombre de pratiques politiques[22] s’exprimant notamment par des dispositions corporelles spécifiques, que l’on retrouve encore au moment de l’enquête. Dans le discours de légitimation de ces pratiques, intervient souvent chez les militants du BN le terme de “ bolchevik ”. Celles-ci se veulent en effet déterminées par le modèle d’organisation politique développé par Lénine dans Que faire ? et perpétué par les organisations trotskistes : centralisation, discipline, hiérarchie…

L’UNEF-ID est d’abord marquée par la culture d’avant-garde du groupe lambertiste, renforcée par la culture similaire des trotskistes de la LCR, qui sont les produits de l’activisme militant des années 70. C’est par le biais de cette culture avant-gardiste que s’est imposée une mythologie des “ gros bras du service d’ordre ” : en tant qu’organisations d’avant-garde, la LCR et l’OCI, se plaçant dans une perspective révolutionnaire à court terme, avaient notamment développé des détachements de jeunes entraînés à l’usage de la “ violence révolutionnaire ” dans le cadre de leurs services d’ordre. Violence s’exprimant contre les groupuscules fascistes pour la LCR, et contre les “ staliniens ” de l’UNEF-Renouveau pour les lambertistes : “ c’est vrai qu’il reste un peu la mythologie des gros bras, du service d’ordre, genre ‘je vais mettre un pain à un stal’. ”[23]. Si ce genre de violence a quasi complètement disparu dans l’UNEF-ID[24], elle reste effectivement présente dans les anecdotes et, de manière euphémisée, continue de peser sur la sélection des militants du BN : l’éloge de ce “ glorieux passé ” lambertiste, d’un SO qui se caractérisait par sa puissance physique, détermine encore l’image légitime du corps militant. Ainsi le BN est-il très masculin et surtout très viril. Tous les attributs de l’homme viril sont en effet valorisés : la force physique, le succès auprès des filles, la détermination, l’utilisation systématique de termes vulgaires marqueurs d’une masculinité triomphante tels que “ ça me casse la couilles ”, “ espèce d’enculé ”, “ salope ” ou “ sale tapette ”. Les filles, qui sont néanmoins présentes au sein du BN, semblent avoir acquis leur place par un effort redoublé de volonté leur permettant d’être aussi “ dures ” que les “ mecs ” Ce terme de “ mec ” est d’ailleurs récurrent dans la bouche des militants du BN, que l’on parle indifféremment de filles ou de garçons : “ tu as tes mecs ? ” pour demander à un président d’AGE s’il est venu avec d’autres militants de son université, “ les mecs se foutent de notre gueule ” pour parler de l’attitude désobligeante du ministère de l’Education, etc.

Autre élément de l’héritage lambertiste, “ l’esprit d’appareil ”. C’est un constat unanimement partagé au sein du BN que les méthodes de travail de l’UNEF-ID doivent beaucoup aux pratiques lambertistes, très soucieuses d’efficacité : “ Un mouvement ça se construit, c’est pas seulement une bonne idée ”[25]. Les membres du BN de l’UNEF-ID sont ainsi très fiers du sens de l’organisation qui caractérise leur syndicat (par rapport à l’autre UNEF notamment), reconnaissant néanmoins que cette attention à l’aspect formel et rigide de l’activité syndicale peut nuire à la capacité de l’UNEF-ID à se mouvoir lors des mobilisations. L’attitude de l’UNEF-ID lors du mouvement étudiant de 1995 l’a par exemple illustré : “ c’est vrai qu’il y avait des endroits dans lesquels [l’UNEF-ID] a été complètement débordée, […] il y avait des facs on faisait 50 % aux élections, et quand il y avait un mouvement de masse, à dégager on était débordés. ”[26]. Dans la pratique et le discours militant, “ les croix et les colonnes ” sont citées de manière récurrente, de même que le vocabulaire militaire (“ combien de divisions ? ”, lorsqu’il s’agit d’évaluer les forces d’une organisation concurrente…). Cet aspect “ manœuvres stratégiques ” est ainsi flagrant dans le récit que nous fait D.R. de sa rencontre décisive avec l’institution, en la personne de P. DARRIULAT, président de l’UNEF-ID en pleine représentation devant ses militants, au moment où démarre le mouvement de novembre-décembre 1986 :

“ Je vois un mec, les deux doigts pointés, expliquer ce qui s’est passé partout en France, à tel endroit à tel endroit à tel endroit, disséquer l’attitude des autres forces […]. Visiblement, je suis chez des mecs, bon qui dirigent en fait l’université française, on savait pas mais ça apparaît comme ça, les mecs reviennent ‘bon on a mis la fac en grève’… ”[27]

 Le poids de la discipline s’exprime également par le fonctionnement hyper centralisé et hiérarchisé du syndicat, la tendance à la multiplication des responsables pour chaque question… Ainsi toutes les élections aux conseils centraux d’une université se préparent en partie au sein du BN : une partie importante de la réunion hebdomadaire du BN est consacrée au “ tour des militants ”. Il s’agit de relever les disponibilités de chacun pour la semaine à venir afin d’organiser au mieux les descentes pour des élections ou telle échéance importante. Les militants ne sont que partiellement maîtres de leur destination : c’est en général le secrétaire général, en lien avec le responsable de la province ou les responsables de la région parisienne, qui détermine les attributions de chacun. Ce “ tour des disponibilités ” est un moment intense qui révèle d’une façon particulièrement claire le fonctionnement de l’institution : c’est pendant ce moment que les militants du BN doivent faire montre de la plus grande disponibilité pour l’organisation, au risque d’apparaître comme “ menchevik ” (c’est-à-dire un incapable…), c’est sous le regard insistant de la présidente, du secrétaire général et des responsables province ou RP, ainsi que des autres membres du BN attendant leur tour, que le membre du BN doit évaluer les conséquences d’une réponse négative à la question “ peux-tu passer trois jours à Toulon cette semaine ? ”, c’est avec minutie qu’il devra apporter les justifications de son indisponibilité s’il a opté pour la réponse négative…

Cette lourde attente de discipline et d’abnégation de la part des militants du BN s’illustre également dans la discipline des corps : en se donnant à voir comme bien rangés, disposant chaque corps en ordre, chacun à sa place, les membres du BN renforcent l’institution en renforçant l’aspect harmonieux, nécessaire, cohérent de l’organisation. Ainsi, toute réunion du BN ne commence qu’avec l’arrivée de la présidente, et au sein de la salle de réunion la présidente occupe toujours la même place. Les corps sont survalorisés car la discipline doit être non seulement intériorisée mais aussi incorporée : l’attention soutenue à des réunions longues de plusieurs heures, le maintien d’une façade impassible pendant une intervention violente dirigée contre soi, la résistance physique aux incessantes “ descentes en province ” demandent une discipline du corps et de l’esprit qui ne peuvent s’acquérir que par un long apprentissage.

Les dispositions requises de la part des agents occupant la position de membre du BN impliquent donc la soumission à une véritable instrumentalisation politique des corps : les militants du BN doivent être totalement disponibles pour l’organisation, y compris par leurs ressources corporelles. Les caractéristiques physiques des militants du BN sont ainsi prises en compte dans l’attribution de leurs tâches lors des réunions du BN. Si les filles doivent être “ dures ” pour accéder au BN, elles restent en même temps féminines, car leur féminité est un outil de séduction lors d’une élection (la rumeur dans l’institution veut que la pratique lambertiste exigeait que les filles ne portent que des jupes lors des élections). S’il est prévu du grabuge dans une université, les militants les plus musclés se feront une joie de s’y rendre pour y manifester leur présence menaçante face aux trublions. S’il s’agit au contraire de déclencher le grabuge pour une raison ou une autre, un membre du BN pourra avoir recours à des subterfuges tels que “ tu m’as traité de sale juif ??!! ” pour justifier le déclenchement des hostilités…

C.  Des militants “ au cœur des masses ”.

Autre caractéristique spécifique de l’habitus des militants du BN de l’UNEF-ID, qui pourrait paraître paradoxal compte tenu de ce qui a été vu avant, la “ spécificisation ” au sein de la communauté militante par l’éloge de la normalité : il s’agit, pour un militant de l’UNEF-ID, de se trouver en permanence “ au cœur des masses ” étudiantes. Cet élément est également un héritage du lambertisme : ce qui caractérisait ce groupe était en effet sa haine du “ gauchisme ”. Contre ce qu’ils considéraient comme une propension des groupes d’extrême gauche à se complaire dans leur situation de marginalité, les militants de l’OCI ont toujours manifesté leur refus d’être maintenus à l’écart des masses populaires par les appareils traditionnels de la gauche, communiste et socialiste. D’où le choix d’un investissement dans le syndicalisme, à contre-courant des autres groupes d’extrême gauche (les lambertistes prennent le contrôle de l’UNEF deux ans après que le reste de l’extrême gauche l’a quittée). L’invocation des étudiants, l’appel à la construction d’un syndicat de masse, l’invocation de l’unité, sont des constantes de l’UNEF-US à l’UNEF-ID.

Si l’UNEF-US conciliait plutôt un forme d’organisation de type avant-gardiste et un discours “ pro-masses ”, la fondation de l’UNEF-ID marque le début d’une pratique volontaire de pénétration des masses étudiantes[28]. Au vu de l’intensité de l’activité militante que nous avons décrite plus haut, c’est donc une organisation à deux niveaux qui se met en place : les adhérents, dont la majeure partie provient des “ chaînes de syndicalisation ” du mois de juillet (accueil des nouveaux bacheliers au moment de leur inscription à l’université) figurent les “ masses étudiantes ” dans l’organisation, tandis que les militants continuent de fonctionner en se référant à une norme de surengagement de type “ bolchevik ”. Mais les militants du BN sont par ailleurs très attachés à l’affirmation de leur normalité, censée les identifier aux étudiants lambda et légitimer ainsi leur prétention à la représentativité. Comme les conduites des militants sont très éloignées de la norme étudiante, cette normalité se décline au niveau de l’image que les militants du BN donnent d’eux-mêmes. Outre le fait que les “ descentes en province ” soient présentées dans le discours légitimant des membres du BN comme une immersion dans le milieu étudiant, la présentation de soi des militants du BN est marquée par une hyper normativité des corps : puisque le militant du BN est censé représenter les étudiants, il doit ressembler au stéréotype de l’étudiant respectable et en aucun cas à l’archétype du “ gauchiste ” (cheveux longs, bouc, mise négligée, badges politiques, foulard palestinien, etc.). C’est peut-être moins en référence à l’étudiant idéal qu’en réaction au look gauchiste, symbole de marginalité sociale, que les membres du BN orientent leur présentation de soi : cheveux courts, vêtements discrets, mise soignée, pas de signes politiques ostentatoires…

Cette stratégie de présentation de soi peut bien souvent apparaître comme un anormal effort de normalité. L’apparat des membres du BN peut en effet sembler relever davantage du déguisement que de l’habillement normal, en tant que les militants, par leur maturité (politique et/ou biologique)[29], sont souvent différents des masses que figurent leurs adhérents (beaucoup plus jeunes – surtout inscrits en 1er  cycle alors que les membres du BN ont souvent dépassé la barrière du DEUG et sont plutôt inscrits en 2nd ou 3ème cycles – et peu informés politiquement). Ainsi la normalité que revendiquent les membres du BN peut paraître faussée, comme par exemple dans la tendance de plusieurs membres du BN de sexe masculin à porter le costume. Est-ce le vêtement habituel des étudiants ? On peut plutôt penser ici à un conflit de normes : les militants du BN, dans leur revendication de normalité, répondent à un objectif de non-marginalité vis-à-vis des étudiants lambda, mais cette normalité vaut aussi pour acquérir une respectabilité vis-à-vis des pouvoirs publics. Deux types de normalité, correspondant à des stratégies de présentation de soi partiellement différentes, doivent donc se concilier. On peut voir en elles l’ambiguïté du statut de syndicaliste étudiant due à l’ambiguïté du statut même d’étudiant : celui d’une phase transitoire entre l’adolescence et l’âge adulte, entre irresponsabilité et responsabilité, entre dépendance et autonomie…

Ambiguïté accrue du fait d’un allongement du rôle de militant étudiant encore plus important que celui de la phase sociale de jeunesse. En témoignent encore, dans le registre opposé, les efforts qui peuvent sembler tragi-comiques, des mêmes individus, plus proches de la trentaine que de leur majorité civile, portant un jour le costume, à porter le jour suivant des “ panoplies de jeune ” : sweat-shirt à capuche, baskets, pantalons amples, casquettes…

D.  Des militants qui sont des “ camarades ”.

Un autre trait majeur des militants du BN est l’importance qu’ils semblent accorder à la camaraderie, à un certain type de fraternité, qui s’exprime notamment par la proximité des corps. Cette camaraderie se décline selon deux niveaux : tout d’abord au sein du BN (par l’utilisation de termes affectueux, marquant l’intimité et la complicité, tels que “ ma poule ” ; la façon dont un militant du BN tient le bras d’un autre militant lorsqu’il lui parle ; la propension des militants du BN à se parler en étant très proches l’un de l’autre ; la façon de se pencher par-dessus l’épaule d’un militant pour s’adresser à lui ; la manière attentive et chaleureuse de dire bonjour…), ensuite avec les autres militants, mais de façon plus distante (mis à part dans l’attitude “ prédatrice ” de certains militants du BN à l’égard des militantes…).

Cette façon d’être aux autres, en particulier aux autres militants du BN, est le résultat d’une fréquentation, d’une co-présence assidues. L’intensité de l’engagement militant que requiert le rôle de militant du BN de l’UNEF-ID amène les agents à se fréquenter tout aussi intensément, à nouer des relations amicales chaleureuses lorsqu’il s’agit par exemple, à deux militants du BN, de traverser la France pour aller organiser des élections étudiantes. Ce côtoiement assidu, cette communauté d’expériences forgent de réelles amitiés.

Mais ce rapport aux autres est également le produit et la garantie du maintien de la cohésion contre les autres organisations : cette camaraderie est faite aussi de complicité, par exemple dans la préparation d’un sale coup fait aux “ stals ” de l’autre UNEF, ou dans la sensation d’une force collective au lendemain d’un succès électoral. Si ce sentiment peut être partagé par l’ensemble des militants du syndicat (qui partagent tous une victoire électorale), il est particulièrement fort dans le cadre du BN. Ses militants sont en effet les premiers à apprécier l’ivresse de la victoire et la force de l’organisation collective, en tant qu’ils jouent un rôle essentiel dans ces réussites. Ils remplissent en effet une fonction de mercenaires qui se rendent d’université en université pour apporter une aide aux militants locaux, aide qui donne à voir sensiblement et physiquement, par la présence corporelle des militants, l’utilité de l’organisation nationale.

Cet accent mis sur l’aspect fraternel du militantisme permet ainsi de nier ou, du moins, de masquer l’existence de divisions politiques. Cette camaraderie apparaît comme la preuve sensible de l’existence d’une communauté du BN alors qu’elle en est plutôt la condition, étant souvent le fruit d’un effort conscient de rapprochement. Cette camaraderie donne ainsi un contenu à la représentation du projet syndical commun qu’incarne l’institution UNEF-ID.

Enfin, cette camaraderie est également le produit d’un fonctionnement “ générationnel ” : en tant qu’organisation de jeunesse, l’UNEF-ID offre aux étudiants un cadre de sociabilité dans lequel ils pourront trouver leurs amis ou former un couple. Cette situation paraît consciemment exploitée par les groupes politiques intervenant dans le syndicat qui “ gagnent des gens ” en leur proposant une grande famille de “ potes ”, par exemple lors des fêtes qui rythment l’activité de l’organisation…

E.   Des militants “ folkloriques ”.

Tous les traits énoncés ci-dessus, s’ils caractérisaient spécifiquement l’UNEF-ID lorsqu’elle était dirigée par les lambertistes (de 1980 à 1986 – en 1986 la majorité des étudiants lambertistes rentrent au PS, et ils resteront à la tête de l’UNEF-ID jusqu’en 1994)[30] sont encore d’actualité. Cette actualité est certainement le produit d’une inactualisation de ces pratiques et discours, objectivés dans l’institution par “ la force des choses ”, reproduits par des générations successives de militants soucieux de tenir fidèlement leur rôle (garantie de son efficacité). Ces traits sont encore opérants et opérés chez les membres du BN, de manière largement inconsciente (façons de parler) ou profondément intériorisée et légitimée (l’importance de l’organisation et de la discipline).

Mais ce qui est consciemment perçu comme un héritage de l’UNEF lambertiste n’est pas défendu en bloc par les militants : il existe également une distance par rapport à cet héritage, notamment par l’insistance sur l’aspect “ pittoresque ” de certaines pratiques militantes, ce qui permet d’insister d’autant sur les aspects positifs qui ont été retenus :

“ Je pense qu’elle [l’UNEF-ID] a retenu les meilleurs côtés des lambertos, […] je parle pas des gros bras moustachus [rire] qui attendent le pédé Cohn-Bendit… […] c’est plus du folklore qu’autre chose, ça reste pas vraiment dans les comportements. ” [31].

Les membres du BN de l’UNEF-ID se caractérisent ainsi par leur capacité à mettre en scène l’archétype du militant lambertiste intransigeant, rageant et menaçant les deux doigts pointés vers son interlocuteur. Archétype qui est en réalité la stylisation extrême d’un rôle qu’endossent quotidiennement les membres du BN de l’UNEF-ID : le militant sûr de soi, viril et dominateur, conscient de sa force propre et de celle de son organisation.

Un autre exemple de cette distanciation ironique à l’héritage lambertiste est l’utilisation de sobriquets homophobes (“ tapette ”) ou compréhensibles des seuls initiés : “ pabliste ”, “ liquidateur ”… vocabulaire de caractérisation politique des lambertistes, qui fait référence à la scission de la Quatrième internationale en 1953, événement fondateur de l’opposition entre les deux branches concurrentes du trotskysme.

Comment s’explique cette fétichisation d’attitudes et d’expression caractéristiques du lambertisme ? S’agit-il de fascination pour les “ gros bras ” “ héroïques ” du service d’ordre ? De l’appropriation d’un héritage qui permet de confirmer une filiation idéologique revendiquée ? Dans tous les cas, la reconnaissance des conséquences positives de cet héritage, mettant de côté ses aspects désuets, permet d’entretenir une familiarité avec le contexte historico-politique qui a produit la pratique militante de l’UNEF-ID sans pour autant en faire un culte hors du temps. Cette réactualisation symbolique des nécessités d’une époque permet alors d’entretenir un cadre de compréhension et de légitimation des pratiques issues de cet héritage, alors qu’elles devraient être considérées comme particulièrement anormales au regard du rapport présent des étudiants à l’engagement militant.

On a donc pu constater que les pratiques militantes qui caractérisent les membres du BN de l’UNEF-ID sont issues des pratiques d’un groupe militant qui est longtemps resté à la tête du syndicat. Malgré les changements des sensibilités politiques majoritaires au sein de l’UNEF-ID, ces pratiques ont pu être perpétuées : l’UNEF-ID a été successivement dirigée par les militants de l’OCI, par les ex-lambertistes devenus socialistes dans le courant de Jean-Christophe Cambadélis, et enfin par des militants de la Gauche Socialiste. Il faudrait étudier en détail les conditions de la formation des générations successives de militants au sein de l’UNEF-ID : par-delà les diverses appartenances politiques, il est clair en effet que c’est par la socialisation à l’institution syndicale que se sont transmises et diffusées les dispositions constitutives de cet habitus militant[32].

II/ Les militants du BN, représentants du syndicalisme étudiant.

Lors de nos observations, on a pu voir que les comportements des militants du BN, lors des interactions limitées aux membres du groupe, sont différents de ceux observés lors des interactions avec les autres militants. L’image qu’ils portent par leurs attitudes corporelles semble différente selon le contexte d’interaction. Dans les interactions élargies aux militants de base, les références à la politique en particulier sont beaucoup moins présentes ou beaucoup plus subtiles. Elles apparaissent refoulées. On peut penser que cette façon de jouer leur rôle correspond à une volonté de donner à voir une image d’eux-mêmes conforme à leur position telle qu’elle est perçue par les militants de base : une image de militants syndicaux indépendants des partis politiques, de militants avant tout étudiants qui représentent leur milieu en représentant le syndicat.

En dissimulant la part de leur identité qui relève de leurs caractéristiques politiques, les militants du BN font montre d’une mise à distance par rapport à leur propre identité sociale. D’où une prise de recul, une distance au rôle qui laisse libre cours à la mise en scène nécessitée par les attentes des militants de base. Dans cette perspective, le rapport des membres du BN à leur propre corps est beaucoup moins immédiat, leur rapport au rôle militant beaucoup moins physique et plus intellectualisé : il s’agit, dans ce contexte d’interaction, de marquer avant tout leur fidélité à l’égard de l’héritage de la “ grande UNEF ”[33].

A.  Le Collectif national : un moment de communion syndicale.

Pour étudier ce contexte spécifique d’interaction qui met en scène, non plus les membres du BN entre eux, mais les membres du BN devant la “ base militante ” du syndicat, on s’est intéressé à la réunion du Collectif national de l’UNEF-ID. Cette réunion, qui dure tout un week-end, rassemble les membres du BN et les autres militants du syndicat. Même si elle n’est censée réunir que les membres de la CA et les présidents d’AGE, elle est en réalité ouverte au plus grand nombre, pour permettre à tout étudiant, adhérent de l’UNEF-ID et intéressé par l’engagement syndical, de voir de plus près à quoi ressemblent les militants. Le rôle du CN est donc essentiel dans l’activité de l’institution : d’un point de vue symbolique, il participe de la légitimation de l’institution, en renouant le contact entre les mandants et leurs mandataires ce qui légitime la délégation implicite de pouvoir faite au BN. Plus largement, il est un moment essentiel de représentation de l’institution : la mise en scène des rôles syndicaux doit être fidèle à l’image que les étudiants s’attendent à voir, afin d’entretenir la conscience de l’institution comme entité collective et sa légitimation aux yeux des étudiants. On peut citer P. Bourdieu sur l’importance de ces moments de représentation : “ Les actes de théâtralisation par lesquels les groupes se donnent en spectacle (et d’abord à eux-mêmes) […] constituent la forme élémentaire de l’objectivation et, du même coup, de la prise de conscience des principes de division selon lesquels ils s’organisent objectivement et à travers lesquels s’organise la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. C’est ainsi que les institutions représentatives (conseils, Cortes, Etats généraux, Parlements, etc.) ont sans doute servi de base aux premières représentations, mentales ou objectives, de la nation, et de sa structure. Comme le cérémonial qui rend visibles les rangs et les nombres (et qui, à ce titre, peut faire l’objet de discussions, comme ce fut le cas lors de l’ouverture des Etats généraux), la projection spatiale que réalise le schéma à deux dimensions fait apparaître les hiérarchies des groupes représentés (exprimée par leur rang de haut en bas ou de droite à gauche) et, en certains cas, leur poids numérique, c’est-à-dire le fait même de l’existence des groupes représentés et nommés. ”[34]

Le CN de l’UNEF-ID se déploie ainsi sur une scène particulière, le plus souvent celle des amphithéâtres de la Sorbonne. C’est donc au cœur de l’Université française, en se donnant à voir dans une institution séculaire, que l’UNEF-ID, associant sa mise en scène comme institution à cette “ institution vénérable ” de la Sorbonne, apparaît dans les représentations des agents comme une institution tout aussi vénérable, composante essentielle de la communauté étudiante. Cette représentation de l’UNEF-ID est directement tributaire de celle de la grande UNEF, interlocuteur écouté, reconnu et respecté par les gouvernements successifs des années 50-60, “ véritable institution représentative ” ayant un poids décisif dans la vie politique du pays[35].

En outre, au sein de cette institution, la disposition des corps dans l’amphithéâtre accorde une place particulière aux membres du BN : se partageant entre “ la scène ” (la tribune) et les premiers rangs du “ public ” (dans les premières rangées de l’amphithéâtre), ils apparaissent au centre de l’institution, comme le groupe autour duquel s’organise celle-ci. Cette représentation spatiale de l’institution offre donc une vision concentrique de la communauté étudiante, qui pourrait sembler héritée de la période corporative de l’UNEF, chaque cercle de la communauté étant lié par une identité et des solidarités spécifiques : au cœur de la représentation, la communauté du BN ; autour d’elle, la communauté des militants qui assistent à la représentation lors du CN ; le troisième cercle figure quant à lui dans les représentations mentales des agents qui assistent au CN, c’est l’ensemble des adhérents au nom de qui sont prises les décisions ; le dernier cercle, enfin, pèse de toute sa puissance symbolique sur les mises en scène des agents, c’est la communauté étudiante en soi, grâce et au nom de laquelle existe l’UNEF-ID.

B.   Des orateurs qui exaltent la communauté syndicale et la communauté étudiante.

Le CN est donc un moment essentiel de représentation pour les agents qui incarnent l’institution. Par la mise en scène attendue de leur rôle, les membres du BN doivent démontrer qu’ils sont à la hauteur de leur position centrale dans l’animation du syndicat. Dans ce contexte particulier, alors que les membres du BN semblent avoir une place assignée au centre de l’amphithéâtre, on peut observer une circulation intensive des membres du BN dans l’amphithéâtre à partir de cette position : par leur omniprésence, ils semblent  tout à la fois être partout et au centre tandis que les militants restent à leur place. Le seul déplacement constaté des militants de base vise ainsi à se retirer du “ théâtre ” pour se rendre dans les “ coulisses ”, afin de fumer une cigarette ou de boire un café dans les couloirs.

Les membres du BN jouent en même temps un rôle d’animation : par leurs acquiescements, leurs hochements de tête ou leurs regards désapprobateurs, la présidente ou le secrétaire général, et tout autre membre du BN présent à la tribune, rythment les interventions, encourageant les prises de parole timides des militants de la majorité et donnant le signal de la réprobation contre les propos des minoritaires. Seuls ces militants du BN membres de sa fraction majoritaire sont autorisés à interrompre les interventions, ou plutôt ils s’autorisent à eux-mêmes cette désobligeance qu’ils refusent aux autres. Ce sont eux qui “ tiennent les débats ”, en étant responsable de la distribution des temps de parole. Ce sont eux qui orchestrent les techniques corporelles collectives assurant la communion du groupe militant : ils ont l’initiative de “ la claque ” (l’amphithéâtre, tel un seul homme, se lève pour applaudir), ce sont eux qui donnent le signal lorsqu’il s’agit de scander “ UNEF vit, UNEF vivra ”, pour célébrer l’avancée du syndicat ou faire corps contre les minoritaires qui menacent l’intégrité du “ corps syndical ”[36]

La mise en scène est centrale également dans les interventions des militants, particulièrement pour les militants du BN. Lors de ces interventions, les membres du BN donnent tour à tour des représentations solennelles ou emportées. On peut ainsi dresser une typologie des interventions à la tribune. Il y a d’une part les interventions techniques, qui sont le fait, soit de membres du BN responsables d’une commission spécifique ou d’un secteur d’intervention, soit des militants de base (souvent des élus) : assis à la tribune, les intervenants manifestent alors peu d’emphase, sauf parfois au moment de la conclusion, pour appeler les applaudissements après une phrase du type “ renforcer le syndicat, syndicat de masse ”, “ de nouveaux secteurs d’intervention et de construction pour l’UNEF ”. Il y a d’autre part les interventions “ politiques ”, qui touchent aux questions générales d’orientation. Elles sont le fait de militants du BN, plus quelques militants parmi les plus anciens (les meilleurs “ cadres ”, futurs ou ex du BN). Pratiquées quasi exclusivement debout à la tribune, elles sont beaucoup plus théâtralisées. Ici, les “ ténors ” des différentes tendances donnent leur point de vue sur le bilan ou sur l’orientation du syndicat. Ils livrent ainsi les discours de référence qui vont rythmer la lutte “ symbolique ”. Entre ces diverses interventions, on constate une écoute très différente, moins en fonction du type d’intervention, technique ou politique, que du statut de l’intervenant, selon qu’il s’agisse d’un membre du BN ou d’un militant de base : les militants du BN interviennent dans un silence relatif, alors que les autres militants parlent le plus souvent dans la brouhaha. Tout le monde écoute les militants du BN, seuls les militants de la même AGE que l’intervenant écoutent les militants de base (sauf s’il s’agit de minoritaires, écoutés par les autres minoritaires). Cette attention est acquise pour les militants du BN parce qu’ils savent donner corps à leurs interventions. Alors que la plupart des militants de base se contentent de lire une intervention sur un ton monocorde, parlant souvent d’une voix trop faible pour être entendus, les militants du BN se caractérisent au contraire par l’utilisation de “ techniques discursives ” : parler fort, en rythmant l’intervention par une hausse de ton aux moments opportuns, incarner l’intervention en ne se contentant pas de parler mais en agitant aussi les mains, en embrassant l’assemblée du regard… Les joutes oratoires semblaient déjà être le lot de la grande UNEF, qui cultivait le mimétisme à l’égard des rites politiques[37]. Ces techniques semblent en être les héritières directes.

 Dans les discours enflammés des intervenants du BN, on retrouve en outre des éléments récurrents. Eléments de vocabulaire : “ mes chers camarades ”, “ l’UNEF indépendante et démocratique ” (pour bien faire entendre que l’UNEF-ID, c’est avant tout l’UNEF). Eléments de référence symbolique : la grande UNEF, les intérêts des étudiants, le syndicat de masse, l’UNEF-ID comme interlocuteur privilégié du ministère, qui imprime sa marque dans les projets gouvernementaux pour le bien des étudiants, le rôle de l’unité. Lors de ces représentations, les interventions de conclusion jouent un rôle central : véritables “ one man show ” opérés par les membres les plus “ brillants ” (les mieux rodés à leur rôle) de la majorité, parfois également des minorités, ils sont un véritable appel aux affects, censés clore les débats dans l’apothéose d’une unité retrouvée, quitte à ignorer les insatisfactions des minorités : la claque et les “ UNEF vit, UNEF vivra ” qui concluent ces interventions rendent impossible, invisible la manifestation des mécontentements.

Lors du CN précédent[38], on avait  pu observer un cérémonial peu fréquent, celui du changement à la “ tête ” du syndicat : la présidence était cédée par Pouriah Amirshahi, en poste depuis 1994, à Carine Seiler. D’autres “ vieux ” militants du BN (27-30 ans) le quittaient en même temps. Lors de cette “ cérémonie ”, on a pu observer les larmes d’intervenants habituellement fermes et des discours empreints de gravité, relatant un parcours syndical, le rôle central joué par l’UNEF-ID dans la vie de l’intervenant… Autant de manifestations d’allégeance à l’égard d’une institution semblant modeler la vie des agents. Allégeances renforcées par la présence des anciens, revenus témoigner, en habit d’apparat, de leur reconnaissance à l’égard de l’institution…

A l’opposé de cette extrême théâtralité, il existe un autre lieu, beaucoup moins visible, mais tout autant cadre de représentation, les “ coulisses ”.  Sur cette seconde scène, les militants du BN se donnent à voir comme redescendus au niveau des autres militants. Ils se font voir dans des relations beaucoup plus directes, désacralisant les interventions en exerçant une critique acerbe des prestations des orateurs, discutant avec les militants de base. Mais ce retour au niveau des autres militants n’implique pas une identité avec les autres militants : en redescendant de la tribune, les membres du BN manifestent entre eux cette camaraderie qui fonde leur solidarité et les sépare des autres militants, après les mises en scène du conflit lors des interventions, ils endossent une autre facette du rôle de membre du BN en négociant les ententes entre les différents groupes et tendances…

C.  Des rôles attendus ?

Mais les étudiants lambda, qui ne sont pas initiés aux arcanes du BN, s’attendent-ils à voir les syndicalistes se comporter comme des orateurs dignes de la IVe République ? Cet héritage des techniques oratoires, issu de la grande UNEF, école de formation des élus de la République[39], n’est-il pas surprenant pour les militants d’aujourd’hui qui assistent à leur premier CN ? Par-delà ce renvoi symbolique à la rhétorique parlementaire, on peut penser qu’il existe une filiation plus directe entre ces techniques oratoires et le savoir-faire des AG étudiantes, qui marquent les campus depuis les années 70. Il apparaît dans tous les cas que les nouveaux militants se prennent vite au jeu : la dimension ludique des CN semble en effet reconnue et appréciée comme telle. Le rôle de représentation du CN paraît en effet consacré en tant que toutes les discussions techniques, précises, concrètes et décisives ont lieu dans des cadres plus restreints, tels que le BN ou les commissions.

Dès lors la fonction du CN semble être simplement de représentation. L’assistance à un CN apparaît alors comme la manière la plus courante pour un étudiant de rencontrer l’institution et de s’y engager, en se confrontant au jeu dans toute sa splendeur, en particulier dans les règles corporelles qu’il implique, en terme de discipline comme de mise en scène. Cette exposition aux rôles en pleine représentation, qui donnent corps à l’institution, permet la découverte et l’intériorisation des normes véhiculées par l’institution. Le CN, plus que le cadre local de militance, apparaît comme le lieu essentiel d’apprentissage des normes militantes qui fondent l’institution.

Dans le cadre du CN, l’apprentissage est facilité par l’équilibrage entre l’attention, pendant la journée, et la fête le soir. La détente par la fête permet en effet une relative désacralisation du fonctionnement de l’institution : elle révèle les militants, en particulier ceux du BN (très courtisés) comme des étudiants normaux, qui boivent, font les pitres, singent leurs mises en scène du jour, par exemple en se mettant en scène chantant “ Mexico ”… Dans ce cadre festif, les militants de base font aussi l’expérience de la camaraderie, par le biais notamment du rituel des chants révolutionnaires.

Cette dimension festive semble aujourd’hui indispensable à l’équilibre du syndicat. Elle est pourtant présentée comme une nouveauté de la nouvelle majorité qui dirige l’UNEF-ID depuis 1994. Auparavant, il n’y avait jamais, paraît-il, de telles soirées, le militantisme était beaucoup plus sérieux, la communion syndicale par-delà les tendances et les appartenances politiques beaucoup moins évidente. Si nous n’avons pas pu confirmer ces propos, il est juste qu’un nouveau “ climat ” dans l’UNEF-ID se fit ressentir dans la deuxième moitié des années 90, par contraste avec la crise qui déchirait cette organisation dans la première moitié des années 90[40]. On peut donc penser que ces fêtes sont le produit du rajeunissement de direction opéré en 1994, soit que ce rajeunissement implique un profil plus “ fêtard ” des militants, soit que les nouveaux militants, plus jeunes, aient besoin d’être plus fêtards pour supporter un investissement militant qui était auparavant accepté sans contestation par des militants plus vieux.

On a donc pu constater la mise en jeu de registres différents en fonction du contexte d’interaction dans lequel se retrouvaient les membres du BN : dans le contexte d’interactions avec les militants de base du syndicat, les membres du BN mettent en sourdine le registre le plus “ politique ” de leur rôle (bien que les clins d’œil à ce registre soient fréquents dans les CN, notamment par les citations choisies de Marx, Lénine, Trotsky, des présidents Mao ou… Mitterrand). C’est sur le registre le plus “ syndicaliste ” qu’ils jouent leur rôle, se légitimant comme militants œuvrant à la reconstruction de la “ grande UNEF ” sans arrière-pensées politiques. Deux traits sont alors mis en avant, directement issus de l’héritage de la grande UNEF : le sérieux de l’étudiant jeune travailleur intellectuel, futur cadre de la nation, et le caractère fêtard des étudiants dilettante, amateurs de chahuts.

Dans ce type d’interaction, l’occupation du rôle est beaucoup plus ludique, et l’ensemble des militants reconnaît le caractère “ mis en scène ” de la représentation du CN. Mais en même temps, cette conscience d’une artificialité des rôles endossés semble réserver les “ choses sérieuses ” au cadre restreint et privé du BN (dont l’entrée est par exemple interdite aux simples militants pendant ses réunions). Cette division des rôles entraîne une division des tâches qui fait peser le risque d’une coupure avec la base militante. L’équilibre instauré par le biais de la fête qui étend la camaraderie à l’ensemble de la communauté militante paraît précaire en tant qu’il se limite au moment festif. Dans les autres contextes d’interaction, les militants du BN continuent d’apparaître comme membres d’une élite interdite aux simples militants. Ici aussi, le corps joue un rôle essentiel comme ressource dans les interactions, en tant que ressource symbolique (donner à voir par les mises en scène les règles qui fondent le jeu) mais aussi comme élément de cohésion de la communauté militante par le contact physique (la camaraderie, voire plus, pendant les fêtes).

III/ en guise de conclusion: L’UNEF-ID, d’une école de politiques à une école de la politique ?

Cette division des rôles et des tâches observée plus haut nous montre deux façons de jouer les rôles militants, intégrant inégalement une dimension politique : au niveau du BN, la dimension politique des rôles syndicaux est clairement assumée ; au niveau de l’engagement dans le militantisme à la base (dans les structures locales), la dimension politique est au contraire largement refusée, jusque dans la question des tendances reconnues par le syndicat, qui sont suspectées de briser l’unité de l’institution aux yeux des militants de base.

A. Une dépendance du champ syndical au champ politique, une interdépendance avec certains secteurs du champ politique.

Sommes-nous aujourd’hui dans une situation où les relations du syndical au politique seraient distendues ? En réalité, l’étude des théories du syndicalisme étudiant et de son histoire nous montre que ses origines sont essentiellement politiques. Le syndicalisme étudiant ne se fonde pas naturellement, car les étudiants constituent un groupe social hétérogène, dont les intérêts communs n’émergent pas immédiatement. Un détour par la politique est nécessaire pour définir le statut d’étudiant : ainsi la définition de l’étudiant comme jeune travailleur intellectuel est analytiquement fausse car l’étudiant ne travaille pas au sens où il ne produit pas de biens. Par ailleurs, l’expérience de la “ gauche syndicale ” de l’UNEF dans les années 60 a montré que le syndicat ne pouvait pas se substituer à l’organisation politique, et qu’il y avait au contraire une articulation entre les questions posées par le syndicat et les réponses, dépassant le cadre strict de l’université, apportées par les partis politiques. Ces réponses ne sont pas naturellement générées par le milieu étudiant et nécessitent donc une intervention politique. Les organisations politiques apparaissent donc comme une indispensable colonne vertébrale pour le syndicalisme étudiant :

“ Si le travail n’est pas fait par les organisations politiques qui composent le syndicat, de faire le recrutement politique à l’intérieur du syndicat, c’est leur tâche de le faire parce que si elles ne le font pas tu vas avoir des militants qui ne trouveront pas de débouché politique. C’est la catastrophe ça. ”[41]

La politique apparaît donc comme un socle théorique et militant indispensable à l’action syndicale. Mais en même temps, le syndicat est aussi un point d’appui pour l’intervention des organisations politiques, en tant qu’il leur assure notamment une audience, une assise plus large que les simples troupes militantes politiques, un vivier de recrutement. Pour un certain nombre de groupes politiques qui interviennent en milieu étudiant et qui ont fait le choix du syndicalisme, il y a donc également une dépendance à l’égard du syndicat.

C’est pour cette raison qu’il nous semble juste de parler d’habitus politico-syndicaux. Car le syndicalisme a formé des générations à la politique, qu’il s’agisse de la grande UNEF peuplant les couloirs des ministères ou des “ petites UNEF ” qui génèrent régulièrement de nouveaux leaders politiques et poussent les étudiants à l’engagement lors de grandes mobilisations. Cette intrication entre le politique et le syndical s’illustre notamment dans les entretiens réalisés avec D.R. et F.H. : ceux-ci se définissent tous les deux successivement comme des militants politiques avant tout, puis comme des syndicalistes avant tout. Ils tiennent ainsi des propos contradictoires dans le cours de l’entretien, car leurs engagements politique et syndical sont devenus indissociables.

Par ailleurs, l’incorporation des pratiques syndicales marque également les corps politiques : on reconnaît souvent les anciens militants syndicaux à leur façon d’intervenir (comme s’ils devaient encore parler sans micro devant une assemblée générale). La voie d’accès peu légitime (pour des parlementaires socialistes) qu’ils ont utilisée pour entrer dans le champ politique les amène souvent à occuper une position marginale dans ce champ… L’exemple le plus significatif est celui de Julien Dray, mais on retrouverait les mêmes caractéristiques chez d’autres figures politiques de la Gauche socialiste (Isabelle Thomas par exemple) : dans ses façons de parler, étrangères au langage posé et à la diction lente des politiques traditionnels, dans les expressions qu’il utilise[42], jusque dans son hexis corporelle, il semble encore véhiculer l’image de l’éternel étudiant…

Cette intrication d’habitus politiques et syndicaux s’explique également par la transposition d’une camaraderie syndicale dans un cadre politique, intergénérationnel. Ainsi les plus âgés côtoient-ils au sein de la GS (fraction politique majoritaire dans l’UNEF-ID) les jeunes militants étudiants investis dans l’UNEF-ID, dont le poids est d’autant plus important que l’UNEF-ID est le seul cadre “ de masse ”, donc le principal vivier de recrutement dont dispose la GS (fonction longtemps occupée par SOS-racisme).

B. Une mécanique grippée ? L’évolution constatable des pratiques : des corps contraints ou résistants ?

Bien que la permanence des pratiques soit incontestable sur le long terme, les dernières observations ont esquissé une certaine altération dans la reproduction des habitus politico-syndicaux. Cette nouveauté s’exprime notamment par un relâchement de la discipline dans les réunions du BN. Celles-ci sont beaucoup plus brouillonnes, la présidente est beaucoup moins écoutée, elle se permet même des interventions reconnaissant et assumant une non maîtrise des débats (le président précédent au contraire se permettait de faire des sermons contre “ ses ” militants qu’il qualifiait d’“ enfants gâtés du syndicalisme ”), les autres membres de la majorité au BN s’autorisent à remettre en question les décisions de la présidente, du secrétaire général, il y a une moins grande coordination entre les membres du BN, des réunions beaucoup plus laborieuses, et par là plus longues. Pourtant, la nouvelle présidente n’est pas une nouvelle venue, tant dans l’UNEF-ID que dans le militantisme (et la politique) en général : elle nous apprend dans un entretien qu’elle a commencé à militer à 14 ans, à SOS-Racisme. S’agit-il d’un changement de style ? Cette altération des disciplines corporelles pourrait ainsi s’expliquer par l’élaboration d’une nouvelle pratique, féminine (telle que la norme sociale définit les caractéristiques spécifiquement féminines) : la présidente se caractérise incontestablement par une hexis de jeune fille (contorsions de la bouche, façon de parler, elle se tortille sur sa chaise…), ce qui pourrait expliquer que, dans un BN marqué par les valeurs de la virilité, les “ mâles ” aient tendance à accepter moins facilement l’autorité de la présidente.

Mais s’il y a émission de signaux corporels différents ( le précédent président était beaucoup plus “ rigide ”, et insistait sur une “ autorité masculine ”…), il y a également une réception différente. Les membres du BN de l’UNEF-ID sont en effet considérablement rajeunis. On se trouve donc en présence de corps relativement “ neufs ”. Ainsi, notre observation a permis d’aborder trois générations militantes successives : ceux qui sont  nés à la fin des années 60, qui ont la trentaine au moment de l’enquête, issus de l’UNEF-ID “ vieille école ”, ayant fait leurs classes en 86 ; la “ génération 72 ”[43] qui prend la direction de l’UNEF-ID en 1994, 26-27 ans au moment de l’enquête ; ceux enfin qui ont entre 20 et 25 ans, élus en 1997 ou arrivés en cours de route (notamment les délégués rentrés au BN en 1998, futurs titulaires). C’est dans cette dernière génération que se manifestent les mutations les plus visibles : une plus grande “ liberté d’esprit ” qui s’illustre par une contrainte corporelle moins marquée (ces militants laissent volontiers leurs cheveux plus longs, l’habillement au sein du BN s’est diversifié…) ; une appropriation de la mythologie lambertiste totalement caricaturale, qui fait ressembler ces jeunes militants à des “ chiens savants ”, ayant acquis les gestes sans en comprendre le sens. On se trouve ainsi face à une situation apparemment contradictoire : il y a à la fois une distance plus grande aux contraintes sur les corps, mais les jeunes membres du BN témoignent d’efforts particuliers pour imiter les anciens.

C.  Un changement de fonction de l’UNEF-ID : l’éveil à la politique.

Cette évolution au sein du BN doit à notre avis être reliée à l’évolution de la population militante conjointe de l’évolution du milieu étudiant : la familiarité à la politique qui était auparavant le lot de la grande majorité des militants n’existe plus aujourd’hui. Elle ne touche même plus la totalité des membres du BN (même si les militants politiques restent très largement majoritaires), ce qui explique le difficile apprentissage à la discipline des nouveaux militants. Ainsi, si le BN reste une structure d’éducation politique, qui prépare une “ élite militante ” à prolonger son engagement dans le champ politique, le syndicat devient une structure d’éveil à la politique. Dès lors les meilleurs militants qui arrivent au BN ne sont plus nécessairement déjà des militants politiques (même s’ils doivent au moins être des sympathisants proches), mais c’est au sein du BN qu’ils doivent le devenir.

Par-delà des facteurs qui touchent à l’évolution du milieu étudiant, on doit également noter l’importance des conditions de perpétuation de l’institution syndicale, à savoir la socialisation des nouveaux militants par les plus anciens. J’ai eu l’occasion de mener cette étude à une époque où une génération militante, celle de 86, quittait la scène après avoir transmis le relais à des plus jeunes. La prégnance des pratiques et des représentations héritées du style de militantisme “ lambertiste ” y était alors d’autant plus sensible que cette génération avait été socialisée à l’UNEF-ID dans des conditions très particulières : dans le feu d’un mouvement de masse légitimant par ses effets de réalité les savoir-faire et les valeurs d’un militantisme “ de confrontation ”, et dans l’appropriation d’une histoire non vécue mais encore proche, celle de l’organisation lambertiste et de la rupture avec celle-ci[44]. Les conditions de la socialisation à l’institution des générations militantes ultérieures, et surtout des militants les plus jeunes, ne purent à nouveau être aussi propices à l’actualisation des dispositions propres à un style de militantisme hérité du lambertisme. De nombreux éléments permettraient d’étayer ce propos et nécessiteraient une étude en tant que telle : l’éloignement d’une histoire mythique tout d’abord, qui rend d’autant plus aléatoire la transmission orale de ses traits marquants ; l’évolution sociale du monde étudiant et des structures universitaires, dont on a déjà parlé, qui marque les étudiants dans leur rapport à la politique et entraîne un relatif déclin des grandes luttes étudiantes ; les enjeux politiques qui traversent les groupes militants structurant l’UNEF-ID et qui affectent, par contre-coup, l’institution syndicale elle-même[45].

Peu de temps après cette étude, l’UNEF-ID disparaissait par la fusion avec sa sœur-ennemie, l’autre UNEF dite SE, animée par de jeunes militants du PC. L’étude des conditions de la naissance de cette nouvelle UNEF, en 2000-2001, constituerait un intéressant prolongement de cet article. Dans quelle mesure “ l’invention ” d’une nouvelle organisation a pu davantage emprunter au référentiel de la “ grande UNEF ” ressuscitée ? L’accouchement au forceps de cette nouvelle UNEF a-t-il généré de nouvelles pratiques militantes, ou la continuité de l’ancienne UNEF-ID prévaut-elle encore essentiellement ? On pourrait ainsi voir renforcée cette idée que l’étude des organisations ne vaut rien sans la compréhension des raisons d’agir que se donnent les militants qui les font vivre, aussi bien dans toute la force d’une conviction confinant parfois à l’auto-aveuglement, que dans les nombreux moments de distance critique qui font le plaisir de militer (le “ jeu ” dans les rouages, aux deux sens du terme). La distance aux rôles fait ainsi partie intégrante de leur mise en jeu. C’est ce qu’illustre, exemple parmi d’autres, ce dirigeant minoritaire commençant son intervention au CN par l’expression attendue de tous, “ Chers camarades ”, qu’il révéla dans toute sa vacuité en l’explicitant crûment : “ on commence toujours les interventions comme ça ”.

[1] Cet article est une version légèrement remaniée d’un travail réalisé dans le cadre du séminaire de Sociologie de Frédérique MATONTI et Dominique MEMMI à l’IEP de Paris, en mars 1999. Il s’appuie empiriquement sur une observation participante couvrant la période 1997-99, ainsi que sur des entretiens réalisés auprès de responsables de l’UNEF-ID.

[2] L’UNEF-ID, Union nationale des étudiants de France – Indépendante et démocratique, a été créée en 1980. S’étant toujours réclamé de l’héritage de la “ grande UNEF ”, syndiquant un étudiant sur deux dans les années 1950, avant sa scission en 1971, elle a fusionné avec sa branche rivale en 2000-2001 pour redevenir simplement UNEF. C’est la première organisation étudiante représentative. Le Bureau national est “ l’exécutif dirigeant ” de l’organisation, l’instance permanente qui la représente. Composé à l’époque d’une vingtaine d’étudiants, il est élu en son sein par la commission administrative (qui représente à la proportionnelle les différentes tendances du syndicat) au moment du congrès national et exécute les décisions de l’organisation. Entre deux congrès, ces décisions sont prises par le collectif national (qui rassemble la CA et les “ présidents d’AGE ”, représentants des sections locales du syndicat). Officiellement, le BN n’est donc qu’un exécutif, mais son fonctionnement concret montre qu’il joue un rôle essentiel de direction. Dans les faits, les décisions prises en CN sont préparées en amont par le BN ; la fréquence limitée des réunions du CN (3 à 4 par année universitaire) donne au BN un rôle essentiel. Le fonctionnement de l’UNEF-ID – comme aujourd’hui encore celui de l’UNEF – est donc très centralisé, hiérarchique et pyramidal, de l’aveu même de ses dirigeants.

[3] Cf. O. GALLAND, M. OBERTI, Les étudiants, Paris, La, Découverte, 1996, p.102.

[4] Mots. Les langages du politique, “ Actes d’autorité. Discours autoritaires ”, 43, juin 1995, p.3.

[5] O. NAY, “ L’institutionnalisation de la région comme apprentissage des rôles. Le cas des conseillers régionaux ”, Politix, 38, 1997, p.18.

[6] “ On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye. ”, Politix, 38, 1997, p.8.

[7] Art. cit., p.8.

[8] Ibid., p.11.

[9] BERTHELOT, Jean-Michel, “ Le corps contemporain : Figures et structures de la corporéité ”. Recherches sociologiques, Louvain : 1998, vol XXIX, 1, p.7-18.

[10] Art. cit., p.9.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p.10.

[13] Ibid., p.10-11.

[14] Ibid., p.11.

[15] Cf. BARBET (Denis), “ Retour sur la loi de 1884. La production des frontières du syndical et du politique ”, Genèses, op. cit., p.5-30.

[16] La Charte de Grenoble, adoptée par l’UNEF en 1946, inscrit cette organisation dans le champ du syndicalisme (du moins formellement, puisque l’UNEF ne développera une réelle pratique syndicale qu’à partir de 1956), sous l’impulsion de la minorité d’étudiants de l’UNEF entrés dans la Résistance. Elle définit ainsi l’étudiant comme “ jeune travailleur intellectuel ”. Cf. A. MONCHABLON, Histoire de l’UNEF. Paris : PUF, 1983, 208 p.

[17] “ La plupart des étudiants travaillent ou ont travaillé. D’après l’enquête OSC, seulement 14% n’avaient exercé, en 1991-1992, aucune activité […]. Entre un quart [OSC] et un cinquième [CREDOC] des étudiants travaillent régulièrement durant l’année universitaire. ” O. GALLAND, M. OBERTI, Les étudiants, op. cit., p.65.

[18] AGE : Association Générale des Étudiants, section de base de l’UNEF-ID dans chaque Université.

[19] Le fonctionnement interne de l’UNEF-ID est régi par le système des tendances : fondées sur des textes d’orientation contradictoires présentés à l’occasion des congrès nationaux, elles se maintiennent entre chaque congrès. Cette permanence leur attribue un rôle essentiel d’intégration des militants.

[20] Entretien avec F.H., membre du BN de l’UNEF-ID en 1988-89 (minoritaire), puis de 1993 à 1997 (majorité à partir de 1994).

[21] Au départ instauré pour rééquilibrer la présence des minoritaires au BN, sous-représentés par rapport aux majoritaires, ce statut a été ensuite principalement utilisé par la majorité pour l’intégration progressive des futurs membres du BN.

[22] Même si le but de la création de l’UNEF-ID est dès le départ d’autonomiser le syndicat par rapport aux groupes politiques : “ A l’inverse des militants du MAS, de l’UNEF-US et du COSEF, qui, deux ans plus tôt, ont animé leur organisation dans une logique de renforcement de la place du groupe politique, ceux de l’UNEF-ID ont pour objectif le développement de leur organisation pour en faire la structure estudiantine dominante à l’université. ” G. TREVES, Du trotskysme au parti socialiste : rencontres et ruptures dans la jeunesse autour des années 80. Mémoire de science politique (dir. M. SADOUN), IEP Paris, 1992, p.62. Je suis revenu dans un travail ultérieur sur l’interpénétration des pratiques militantes politiques et syndicales à l’occasion de la création de l’UNEF-ID : YON Karel, Des révolutionnaires professionnels aux professionnels de la politique ? Etude du courant Convergence(s) Socialiste(s), Mém. DEA, Paris 1. Dir : Jacques LAGROYE, 2001, 257 p., bibliogr.

[23] Entretien avec F. H.

[24] Elle a surtout existé dans l’UNEF-US puisque ce syndicat, qui boycottait les élections étudiantes, avait parmi ses activités principales la “ chasse aux staliniens ” qui, par leur participation à ces scrutins, manifestaient une “ collaboration de classe ”. Cf. G. TREVES, op. cit.

[25] Entretien avec F. H.

[26] Ibid.

[27] Entr. avec D.R., membre de l’UNEF-ID de 1986 à 1997, de son BN à partir de 1989. Minoritaire entre 1993 et 94.

[28] Selon G. TREVES (op. cit., p.58), ce changement de pratique serait dû à l’arrivée d’étudiants socialistes au sein de l’organisation : “ Les socialistes transmettent à leurs partenaires trotskystes la nécessité de concevoir cette organisation dans une véritable logique majoritaire, où ce syndicat, ayant une vocation hégémonique sur la gauche étudiante jouerait à l’Université le même rôle que le parti socialiste dans la vie politique. Cet apprentissage d’une vocation à incarner la majorité est une véritable rupture avec les conceptions d’avant-garde de la LCR et de l’OCI qui ne situaient jusqu’alors leurs projets que dans une référence au seul milieu des étudiants activistes. ” On se permettra de douter de cette interprétation en renvoyant plutôt à l’importance que joue dans ce registre la participation aux élections étudiantes : l’UNEF-US se développe en effet surtout après 1975, à partir de sa participation aux élections aux CROUS ; après la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981, une des premières décisions marquantes de la nouvelle UNEF-ID est la levée du boycottage des élections aux conseils d’universités.

[29] Si la moyenne d’âge des membres du BN tourne aujourd’hui autour de 25 ans, en 1986, comme le relate D.R., la moyenne d’âge était de 28-30 ans : “ Dix ans de militantisme, dont huit de PCI. 

[30] Cf. G. TREVES, op. cit ; K. YON, op. cit.

[31] Entr. avec F. H.

[32] Pour une première approche de cette transmission de l’habitus militant, rendue possible par la socialisation à l’institution aussi bien que par des caractères communs aux groupes politiques qui se sont succédés à la tête de l’UNEF-ID, je renvoie à mon mémoire Des révolutionnaires professionnels…, op. cit.

[33] Cette partie s’appuie essentiellement sur l’observation des CN de l’UNEF-ID, en particulier celui des 30 et 31 janvier 1999.

[34] P. BOURDIEU, “ La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique. ” Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 36-37, février-mars 1981, p.11.

[35] Cf. A. MONCHABLON, op. cit.

[36] La représentation corporelle vaut en effet comme incarnation-objectivation par les militants de l’institution, mais elle vaut également comme représentation mentale de l’institution : le BN est la tête d’un corps syndical dont les militants sont les innombrables membres, et “ l’intégrité physique ” de l’institution doit se préserver coûte que coûte : ainsi les statuts de l’UNEF-ID prévoyaient l’exclusion de tout militant qui remettrait en cause l’unité du syndicat en appelant à sa scission…

[37] Cf. A. MONCHABLON, op. cit., p.35-36.

[38] CN des 10-11 octobre 1998.

[39] Cf. A. MONCHABLON, op. cit.

[40] Crise liée à celle de sa majorité, percutée par la crise du PS entre Guerre du Golfe et congrès de Rennes… Cf. K. YON, op. cit, p. 214-219.

[41] Entr. avec F.H.

[42] J’avais réalisé un entretien avec J. DRAY dans le cadre d’un autre travail de recherche, et j’avais été saisi par les similitudes entre ses expressions, ses façons de parler et celles des syndicalistes étudiants membres de la GS côtoyés à l’UNEF-ID…

[43] Nos entretiens nous montrent l’importance de cette classe d’âge.

[44] Cf. K. YON, op. cit., p. 214-219.

[45] Les années 98-2000 furent de ce point de vue marquées par la détérioration des rapports entre les deux composantes de la majorité, jusqu’à leur dissociation en deux tendances distinctes, ainsi que par une crise au sein même de la Gauche socialiste.

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