Charte de Grenoble et syndicalisme

salle congres 1946La Charte adoptée par les représentants des Associations Générales d’Etudiants (AGE) réunis en congrès de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) à Grenoble, en 1946, est intimement liée à l’idée de syndicalisme étudiant. Le syndicalisme étudiant ne trouve pas, en effet, à proprement parler son origine dans la naissance de l’UNEF en 1907 ou, plus près de nous, dans les événements de Mai 68. L’UNEF, unique dépositaire du syndicalisme étudiant jusqu’à la scission de l’organisation étudiante en 1971, est véritablement syndicalisée par la Charte de Grenoble en 1946.

Appuyer cette affirmation, en s’attardant sur le contenu de la Charte, suggère deux questions. La première concerne la place de cette naissance syndicale dans l’évolution du mouvement étudiant français depuis le début du siècle. La seconde tient à la nature de l’organisation étudiante du second après-guerre : en dehors de l’objectif initial de 1946 qui était la création d’un mouvement social étudiant, pas nécessairement un véritable syndicat, au sens professionnel du terme, la notion de syndicalisme étudiant est-elle pertinente ?

L’UNEF SYNDICALISEE PAR LA CHARTE DE GRENOBLE

Précisons tout de suite les limites de cette démonstration. N’abordant que de manière indirecte l’époque antérieure à la Seconde Guerre mondiale, elle laisse largement dans l’ombre toute une période de l’UNEF. Montrer que la Charte adoptée en 1946 syndicalise l’UNEF ne veut pour autant pas dire qu’avant cette date, l’UNEF est totalement autre, même si le syndicalisme s’initie probablement alors en dehors de l’UNEF. Simplement, il faut attendre 1946 pour qu’un pas soit franchi, à la faveur d’un contexte politique et social bien particulier, sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’étudiants.

La Charte de Grenoble s’inspire directement des principes de la Résistance, vécue par une partie de ses rédacteurs, et de la Charte de l’Atlantique («respect de la personne, sécurité, justice sociale, utilisation intégrale des ressources économiques en faveur de la collectivité toute entière et l’épanouissement autonome de la vie nationale»[1]). Elle s’impose progressivement comme référence historique et intellectuelle de l’UNEF et «signe de reconnaissance» des minos jusque dans les années 1960 (au moins jusqu’en 1962), souvent brandie, plus rarement «travaillée» ou même «lue»[2] au fur et à mesure que l’on s’éloigne de 1946. Elle cristallise la ligne de démarcation entre l’idéologie des «syndicalistes» et l’apolitisme des traditionalistes. C’est finalement par rapport à elle que se déterminent les deux tendances « mino » et « majo », qui animent l’UNEF pendant toutes les années 1950. Les conditions historiques et politiques de la «reconstruction» de l’UNEF méritent, bien entendu, une grande attention. Mais ces quelques pages s’attardent plus sur le contenu de la Charte elle-même. Celle-ci est originale et importante pour l’UNEF, moins pour le programme qu’elle propose strictement, que pour la double ambivalence et l’esprit qui s’en dégagent.

Elle repose d’abord sur une triple identité ou définition de l’étudiant (un travailleur, un jeune et un intellectuel) que résume bien l’article 1 («L’étudiant est un jeune travailleur intellectuel») mais qui n’allait pas de soi à l’époque. On peut reprendre l’interrogation que Pierre Gaudez formulait en 1961 : combien d’étudiants se seraient reconnus, en 1946, «dans le «jeune travailleur intellectuel» de la charte»[3], si on leur avait à tous posé la question ?

Défini comme intellectuel, l’étudiant a non seulement droit «à la recherche de la vérité et à la liberté» (art. 6), il a le devoir de les promouvoir (art. 7). Ainsi, l’UNEF n’a pas, aux yeux de ses rédacteurs, que la possibilité de s’engager ; c’est sa mission «sacrée». Le texte sera dès lors le mandataire suprême des actions de la mino[4]. L’article 7 stipule que l’étudiant a le devoir de «chercher, propager et défendre la vérité, ce qui implique le devoir de faire partager et progresser la culture et de dégager le sens de l’histoire» ; de même, il se doit «de défendre la liberté contre toute oppression, ce qui, pour l’intellectuel, constitue la mission la plus sacrée». Jacques-F. Lefèvre estime alors que cela «suppose des prises de position de nature franchement politique […] et même partisane. Car il est difficile de s’accorder sur ce qu’est la vérité et sur ce qu’est l’oppression»[5]. Pour sauver l’unité du mouvement, les syndicalistes proclament une UNEF «apolitique et aconfessionnelle» dans le sens de «indépendant des partis et des églises»[6] mais ouvert sur la nation, c’est-à-dire dire apte à développer une politique originale et indépendante. Toutes les années 1950 et 1960, avec la Guerre  d’Algérie, jusqu’au PSU et à l’UEC, montrent que c’est ce qui s’est passé.

Défini comme travailleur, l’étudiant est placé dans la fraction active de la population, ce qui implique qu’il ait le droit d’obtenir «la contrepartie matérielle du travail qu’il fournit en vue de se qualifier»[7]. Cette contrepartie, c’est, même si ce n’est pas dit explicitement, le présalaire étudiant, cheval de bataille de l’UNEF jusqu’à la Guerre  d’Algérie. Mais la contrepartie n’est pas seulement financière : c’est aussi une prévoyance sociale, le travail et le repos «dans les meilleures conditions et dans l’indépen­dance matérielle, tant personnelle que sociale» (art. 4). On peut lire ici la politique que commence alors à développer l’UNEF d’après-guerre, en vue d’une réforme de l’Université et pour faire naître localement des AGE prestataires de services et de protection .

Il est normal également que l’étudiant ait droit à une couverture sociale. L’UNEF l’obtient de sa première grande bataille syndicale en 1948 : la sécurité sociale étudiante est établie comme partie intégrante du régime général[8]. L’octroi de la sécurité sociale signifie, selon les défenseurs de la nature syndicale de l’UNEF, que l’on reconnaît en l’étudiant «un travailleur au même titre que les autres catégories»[9]. La boucle est bouclée : sa qualité de travailleur implique la sécurité sociale et l’attribution de la sécurité sociale renforce la conception de l’étudiant-travailleur.

En conséquence, il est normal qu’il ait droit à une expression syndicale, ce que la charte prône clairement (art. 4), avec les modes d’expression et les répertoires d’action collective qu’elle suppose, dont la grève (mot qui n’est pas utilisé dans le corps de la Charte car le procédé est nouveau et les réticences à son égard réelles).

La Charte fait état d’intérêts matériels et immatériels communs aux étudiants comme on en reconnaît aux travailleurs. L’hypothèse d’une condition sociale étudiante n’est pas simple à défendre, tant les situations individuelles sont différentes[10]. Quoi qu’il en soit un mouvement social qui entreprend de réformer la société ne peut reposer sur la seule défense d’avantages matériels.

Enfin, en tant que travailleur, l’étudiant n’appartient pas à un monde clos et se doit d’être ouvert sur la nation. Ce qui signifie au moins deux choses. D’abord, l’étudiant est un citoyen et un travailleur à part entière, avec les mêmes problèmes que les autres. «Il n’y a pas de problèmes étudiants, mais des aspects étudiants de problèmes nationaux»[11]. La formule sera souvent reprise tout au long des années 1950[12]. Ensuite, une coopération avec les syndicats ouvriers semble naturelle, dans le cadre d’un projet de réforme de la société.

En tant qu’organisation de jeunes, l’UNEF a une place à part dans les mouvements de jeunes à double titre : comme syndicat et comme aile éclairée de la jeunesse. Cela justifiera qu’elle mène une politique d’union avec la jeunesse tout en marquant sa différence et son indépendance. La Charte est d’ailleurs très explicite à ce sujet : elle s’intègre dans un processus visant à aider les étudiants «engagés» à «se placer, comme ils l’ont fait si souvent au cours de notre Histoire, à l’avant-garde de la jeunesse française»[13].

Cette triple définition donne une existence so­ciale à l’étudiant en l’intégrant à la nation, comme jeune, intellectuel et travailleur. A ce titre, une forme d’expression collective et de mobilisation devient légitime : la voie syndicale.

Autre ambivalence, celle de syndiquer une population dont la situation est par définition transitoire.

Certes, l’étudiant est intégré à la nation comme jeune, intellectuel et travailleur, ce qui veut dire qu’agir dans le domaine public, politique en particulier, est pour lui légitime, mais il est aussi un jeune cadre en formation, qui aura un rôle social à jouer. Ainsi, le mouvement initié, le projet élaboré, les droits et devoirs auxquels il est fait allusion, dépassent finalement le ca­dre de quatre ou cinq années d’études.

C’est peut-être également dans cet esprit que le texte constate «le caractère périmé des institutions qui régissent»[14] les étudiants, et représente, par là, une aspiration à réformer la société. Il guide donc une action mûrie au sein du syndicalisme étudiant qui transcende le milieu universitaire d’autant plus efficacement que les étudiants se perçoivent comme les futurs cadres de la nation. En refusant moralement «de défendre les intérêts d’une caste»[15], et en affirmant leur «volonté de construire une démocratie moderne»[16], ces étudiants développent un projet d’intervention dans la vie politique, devoir moral de l’intellectuel[17].

L’esprit qui se dégage du texte mérite également d’être souligné, tant il témoigne de l’enthousiasme ambiant qui contribue, pour la plus grande part très certainement, à la renaissance de l’UNEF sur une base différente, syndicale. Le contexte de l’immédiat après-guerre, fortement empreint des valeurs de la Résistance[18], est, comme le rappellent les témoins, primordial. La part payée par la jeunesse dans la guerre fait des étudiants de l’UNEF des adultes à part entière, bien considérés, respectés. L’humanisme va bon train, l’heure est aux réformes politiques et sociales profondes, à la recherche de la nouveauté. Les étudiants à l’origine du texte de 1946 entendent bien être des acteurs sociaux à part entière de ce changement annoncé, comme ils furent quelques mois plus tôt des acteurs dans la libération du pays. La Charte exprime toute l’assurance et tout le volontarisme d’étudiants qui croient en eux. Si, en 1946, le mot syndicalisme n’est choisi, selon Paul Bouchet, que pour dissocier l’UNEF du corporatisme et du parlementarisme, la similitude avec la Charte d’Amiens[19] est bien réelle ainsi que peut-être, déjà, une perception des bases sur lesquelles peuvent reposer un mouvement étudiant puissant, autonome et engagé.

Comme la Charte d’Amiens s’est faite la référence du mouvement ouvrier français, la Charte de Grenoble se pose en référence d’un nouveau mouvement d’étudiants. Elle pouvait prendre la forme d’un livre blanc, d’un programme politique, d’une déclaration d’intention, mais tout en fait le texte fondateur d’une catégorie sociale de la société active qui, en tant que telle, prônera la voix syndicale dans la défense de ses intérêts.

LE SYNDICALISME DANS L’EVOLUTION DU MOUVEMENT ETUDIANT

Situer cette naissance dans l’évolution du mouvement étudiant français fut réalisé en 1957 par Michel De La Fournière et François Borella, dans leur ouvrage, Le syndicalisme étudiant. Ils présentent un découpage ternaire, trois âges du mouvement étudiant[20]. Le premier s’étend de la naissance de l’UNEF, en 1907, à la  Première Guerre mondiale : c’est l’époque «folklorique» ; «les AGE organisent surtout la convivialité des «héritiers» privilégiés qui peuplent alors quasi exclusivement les bancs de l’Université»[21]. Le second, «corporatiste», couvre l’entre-deux-guerres. «A côté de préoccupations ludiques, apparaissent des préoccupations d’ordre plus revendicatif»[22]. Le troisième est «syndical» et s’ouvre en 1946 avec l’adoption de la Charte de Grenoble qui définit professionnellement l’étudiant.

Parce que des analyses plus récentes sont rares, le découpage de 1957 est toujours d’actualité. Si précieux soit-il, il peut donner l’image d’une troisième époque qui, depuis près de 60 ans, caractériserait une sorte d’aboutissement, de phase ultime du mouvement étudiant, sans rendre compte de toutes les évolutions intervenues depuis, et sans rendre compte de l’originalité des années qui suivent 1946, de la naissance du syndicalisme étudiant.

Aussi, on peut se demander, avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, si la  Première Guerre mondiale est bien une rupture majeure. Vue en une seule et même époque, la période 1907-1946 (30 ans si l’on fait abstraction des années de guerre un peu particulières), qui par ailleurs peut comprendre plusieurs étapes, pourrait être qualifiée, faute de mieux, de communautaire : une période où toute la vie étudiante est centrée sur un faible groupe assez homogène, où le folklore domine, où l’administration entretient le corporatisme, où le politique est exclu, refoulé. 1946 représente effectivement une rupture majeure, qui annonce une ère syndicale unitaire, dont la Charte est d’ailleurs moins la cause majeure que l’illustration la plus symbolique : une ouverture dans l’unité, une politisation dans le respect des différences. Lui succède une époque de division et d’éparpillement associatif, contrecoup de la massification des effectifs, d’une politisation qui divise l’UNEF jusqu’à la rupture, période où les modèles traditionnels (folklorique, corporatiste, syndical, politique) coexistent et se heurtent à un phénomène nouveau : les coordinations.

Pour comprendre cette charnière de 1946, les conditions même de la naissance des AGE sont intéressantes. Dans le cadre de la réforme de l’enseignement supérieur des années 1880-1890, ce sont les autorités politiques de la IIIème République qui décidèrent «de mettre en place des Associations d’Etudiants, chapeautées par des professeurs pleins de zèle, de façon à «resserrer la solidarité du corps des étudiants» considérés comme trop individualistes, trop peu assidus aux cours et souvent esseulés et désœuvrés dans une grande ville. Les Associations d’Etudiants avaient un but précis : «participer à la constitution d’une élite acquise à l’Université»[23]. Leur dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics explique l’absence de tout acte politique et la désaffection des étudiants les plus engagés pour ces associations stériles[24], dont la mission d’enrégimentement n’avait qu’une activité ou manifestation apparente : l’organisation folklorique de la vie étudiante.

Pourtant, à cette même époque, de jeunes bourgeois, rassemblés en un Groupe des étudiants collectivistes, très minoritaire (une vingtaine d’étudiants au départ), se proclamèrent «ouvriers de la pensée» et «prolétaires intellectuels», dénonçant «la prolétarisation des diplômés qui par suite de l’encombrement des carrières libérales ne trouvent pas à employer leur science»[25]. Ce ralliement ouvert au socialisme et au monde ouvrier (qui n’est pas sans rappeler la Charte de Grenoble et l’idéologie de la Résistance) ne pouvait s’effectuer au sein d’organisations sous la houlette de l’Etat. Son existence témoigne néanmoins d’une potentialité qui demeura recluse.

En 1946, c’est une poignée d’étudiants qui entreprend, sur des bases nouvelles, la reconstruction et la réhabilitation de l’UNEF, fort compromises dans un premier temps, et non le nouveau régime politique qui a d’autres préoccupations. La métamorphose de l’UNEF tient aussi à ce jeu de circonstances. Après-guerre, les statuts d’une AGE comme celle de Grenoble, conformément à ceux de l’UNEF, disposent que «l’association est indépendante vis-à-vis de l’Etat, de l’Administration universitaire, du Patronat, de toute organisation politique ou syndicale, de toute confession religieuse»[26]. Faute de pouvoir comparer ces statuts aux tous premiers (l’AGEG fut fondée le 24 février 1888) qui n’ont été conservés, ni dans les archives de l’association, ni dans celles de la Préfecture de l’Isère, ceux de l’Association générale des étudiants de Grenoble, déposés le 5 mars 1920, éclairent bien notre propos. Ils stipulent que «sont de droit membres d’honneur» Monsieur le Recteur, Messieurs les Doyens et professeurs des facultés (art. VIII). Le président d’honneur, élu par le comité, le 4 mars 1920, est Monsieur P. Morillot, professeur à la faculté des Lettres[27].

Le folklore, apanage du milieu étudiant depuis des lustres, n’a pas disparu subitement avec la Première Guerre mondiale. Le bizutage et les fêtes étudiantes illustrent cette tradition qui perdure. De même, les revendications corpora­tistes demeurent une préoccupation fondamentale des militants de l’UNEF après 1946 et la politique n’est pas absente de l’Université avant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’UNEF syndicale s’impose progressivement, contre un environnement pas toujours bien disposé à son égard. Les syndicats ouvriers ou enseignants et les partis, communiste en tête, se montrent peu enthousiastes à l’idée de partager leurs préro­gatives. L’administration et les élus de la 4e République regardent d’abord avec complai­sance une organisation de jeunes sans pouvoirs importants, qui n’effraie pas. Et pourtant, l’UNEF profite de l’euphorie de la Libération, des nécessités matérielles criantes, du jeu des partis, pour gagner une identité et des avantages qu’elle défendra contre son ad­ministration de tutelle.

POPULATION ETUDIANTE ET PARADIGME SYNDICAL. LA NOTION DE SYNDICALISME ETUDIANT EST-ELLE OPERATOIRE ?

L’objectif de ce développement n’est pas de plaquer mécaniquement le modèle syndical professionnel français sur l’UNEF. Paul Bouchet reconnaît lui-même que le point de vue syndical que développait alors une poignée d’étudiants ne consistait pas à se calquer sur l’exemple ouvrier, même si la situation a pu changer dans les décennies suivantes. La naissance du syndicalisme étudiant procède, on vient de le voir, non d’une logique professionnelle et sociale mais d’une démarche militante, de la volonté d’une minorité, les « hommes de Grenoble » : les nouvelles bases de leur nouvelle organisation ne correspondent véritablement ni à la sociologie du milieu, ni à une demande. Pourtant, il faut bien se demander, quand on utilise le paradigme syndical pour la population étudiante, si c’est par pure tradition ou parce que la notion est finalement opératoire ?

Si l’on cherche à comparer le syndicalisme étudiant à son homologue professionnel, force est de constater que leur taux d’adhésion dif­fère mais dans un cadre commun : du début des années 1950 au début des années 1960, le taux de syndicalisation moyen de l’UNEF, qui progresse de 40 à 50 %, est supérieur à celui de la somme des syndicats professionnels (20 à 30%).

Ensuite, leurs fondements diffèrent également. « Les syndicats ont pour objectif général la défense des intérêts des salariés face aux intérêts des employeurs »[28]. Or, les étudiants en tant que tels ne produisent pas une activité rémuné­rée. La principale critique est celle-là : « le syn­dicalisme ouvrier combat «pour les intérêts de la classe ouvrière» et pour la «vente» à meilleur prix de sa force de travail »[29]. Un individu se définit socialement dans le cadre des rapports de production. Or, il n’y a pas une condition étudiante ; il ne saurait donc y avoir de classe étudiante, ni même de groupe social étudiant.

Pourtant, certains chercheurs ont estimé que «le mouvement des étudiants pendant la «période algérienne» fut, dans une large mesure, l’expression de la volonté d’intervention d’une catégorie tendant à se constituer et à se percevoir comme une couche sociale autonome, en France, au tournant des années 1950-1960»[30]. Un syndicat pourrait-il représenter une population si hétérogène ?

Selon Jean-Daniel Reynaud, le syndicat «cherche à exprimer un groupe social». Il précise qu’«avec des visages divers, une solida­rité plus ou moins étendue est à la base de l’organisation»[31]. Certes, les étudiants ne sont pas homogènes socialement, mais ils ont tout de même en commun une convergence d’intérêts très relative mais bien réelle. Il en va ainsi du droit à la sécurité sociale, du logement en rési­dence universitaire, du sport, de la culture et des loisirs universitaires, du droit au sursis. Ce dernier point joue un rôle de catalyseur au moment de la Guerre  d’Algérie, dans laquelle le contingent est engagé. On objectera que «plus profondément, le syndicalisme naît d’une com­munauté de situation et d’idées avant d’être une communauté d’intérêts»[32]. Certes, les inscrits du supérieur sont hétérogènes idéologiquement, mais leur situation commune d’étudiants et la qualité d’intellectuels qu’on leur prête facilement les unit au sein d’un même système de normes et de références.

Un syndicat, c’est aussi une fonction. C’est selon ce principe que Jean Meynaud théorisa la naissance du syndicalisme étudiant en 1962, attirant l’attention, dans ses recherches sur les groupes de pression, sur l’extension «de la for­mule syndicale», sous la 5e République, «de ce recours au procédé syndical dans la défense des intérêts»[33]. Il écrivait, à ce propos : «le cas le plus typique de cette évolution reste celui de l’Union Nationale des Etudiants de France»[34].

Aujourd’hui encore, son identité demeure admise. Claudie Weill et Yolande Cohen estiment qu’à la charnière des années 1950 et 1960, «le fait syndical étudiant, jusque-là relativement faible, se substitue alors aux organisations politiques […], idéologiques, confessionnelles […] forte­ment structurées, à travers une mise en cause fondamentale des hiérarchies»[35]. La revue Pouvoirs consacre, dans son numéro 26 de 1983 sur «le pouvoir syndical», un dossier au syndicalisme étudiant d’hier et d’aujourd’hui[36]. Michel Launay mentionne le combat de l’UNEF contre la Guerre  d’Algérie comme celui du syndicat étudiant[37].

Aucun cependant ne définit la notion de syndicalisme étudiant. Celle-ci trouve une place particulière, à la fois marginale et non contestée, dans la théorie du syndicalisme. Non remise en cause, son existence est plutôt oubliée dans les travaux et les analyses les plus récents. Le syndicalisme étudiant bénéficie-t-il simple­ment de la bienveillance des élites intellectuelles qui, pour partie, l’animèrent ?

Certes, nombre d’anciens de l’UNEF, journalis­tes ou universitaires, ont probablement entretenu leurs convictions d’étudiants quand, ins­tal­lés dans la vie active, ils furent en mesure de porter un regard extérieur sur leur mouvement. D’autres explications existent. La division du mouvement étudiant, la crise de l’adhésion syndicale en France, marginalisent la représentation étudiante et des analyses plus techniques et organisationnelles se substituent aux approches idéologiques ou politiques, en relation avec une relative «dépolitisation» des motifs de l’adhésion et des attentes envers les organisations syndicales[38].

Il reste que dans sa structuration, son fonctionnement et ses objectifs, l’UNEF, dans les années 1950 se montre, pour le moins, conforme à ce que l’on peut attendre d’une organisation syndicale : une mission multidimensionnelle est défendue (en particulier, «améliorer les condi­tions de vie et de travail de tous les étudiants» et «permettre à tout jeune dont les capacités sont suffisantes d’accéder à l’Université en promouvant sa démocratisa­tion»[39]) ; organisations horizontale et verticale se superposent, la démocratie interne est statutairement affichée comme règle élémentaire de fonctionnement ; congrès et réunions des instances directrices se succèdent avec régularité ; les pouvoirs sont délégués par mandats ; la formation des militants et dirigeants est organisée au sein de l’organisation ; une stratégie typiquement syndicale est rapidement définie puis mise en oeuvre, que ce soit un syndicalisme de revendication et de contrôle (recherche de la représentativité et des moyens financiers par l’adhésion, défense corporatiste, grèves, représentation de la jeunesse dans les commissions Armée-Jeunesse, indépendance, projet social…), ou un syndicalisme de participation et de gestion (sièges dans les commissions paritaires, cogestion des oeuvres universitaires, contrôle de la MNEF, services matériels…).

C’est pourquoi la notion de «syndicalisme étudiant» mérite d’être employée, non par tradition mais selon un double impératif. D’abord pour traduire le mieux possible une réalité, la syndicalisation de l’UNEF relevée notamment par Jean Meynaud. Ensuite, parce que le paradigme syndical est chargé d’une symbolique, de signification, de modalités d’action et de fonctionnement auxquelles l’UNEF s’identifie. Une dimension de l’UNEF nous échapperait si, en vertu d’une conception strictement professionnelle du syndicalisme, nous refusions de sauter le pas. La courtisanerie des syndicats professionnels se développe dans le cadre d’une politique d’union syndicale, non de simple solidarité ou sympathie idéologique ; la stratégie de l’UNEF obéit à une logique syndicale. La tendance dite «mino» (minoritaire de 1950 à 1956) défend la nature syndicale de l’UNEF contre la tendance dite «majo» (majoritaire au Bureau National de 1950 à 1955) qui la refuse. Le syndicalisme étudiant caractérise l’UNEF de 1946 à 1950 et après 1956 ; il s’incarne également dans toutes les AGE dites «minos» dès le début des années 1950. Par syndicalisme étudiant, en 1946, on peut entendre «tendance syndicale de l’UNEF».

Conclusion

Présentée à l’initiative de l’AGE de Lyon et rédigée par son secrétaire général, Paul Bouchet, on peut se demander si la Charte adoptée au congrès de Grenoble l’est par des délégués convaincus ou des délégués qui se sont laissés convaincre. Toujours est-il que dans les années qui suivent, la tendance «syndicale» impose sa politique conformément à ce texte, contre les «apolitiques» qui s’en défient. La charte se présente comme pivot de l’opposition dichotomique naissante à l’UNEF. Revendication d’un socialisme démocratique qui n’a pas de traduction politique à ce moment mais qui, dans l’esprit, s’imprègne forte­ment des idées du Conseil National de la Résistance et révèle un humanisme vague mais avoué[40], ce texte développe un projet multidimensionnel suffisamment vague pour qu’il se prête à toutes les interprétations : en s’inté­grant à la jeunesse (art. 3), ce qui suppose une solidarité à l’égard du monde du travail (4e alinéa du préambule et art. 1), l’étudiant, con­sidéré comme citoyen, évolue dans l’ensemble de la sphère sociale et pose les bases d’une réflexion dépassant largement le cadre de quatre ou cinq années d’études universitaires. Les motions anticolonialistes d’Arcachon (1950) et de Nice (1955), l’obtention de la sécurité sociale, le combat pour les sursis en 1959, etc. sont les prolongements logiques du texte de 1946.

Jean-Yves Sabot

Cahiers du Germe spécial n° 1, mars 1996

[1] Extrait de la Charte de l’Atlantique (rencontre Roosevelt-Churchill, 14 août 1941).

[2] Entretien avec François Muller, le 4 juillet 1988, ancien militant étudiant dijonnais.

[3] Pierre Gaudez, Les étudiants, Paris, Julliard, 1961, p. 21. Président de l’UNEF en 1960-61.

[4] La «mino» désigne, à partir de 1950, la tendance syn­dicale, ayant pris le contrôle de l’UNEF en 1946, dés­avouée en novembre 1950, qui s’organise en minorité jusqu’à ce qu’elle reprenne la direction du bureau natio­nal en 1956 pour ne plus la quitter, contre la tendance majoritaire de 1950 à 1955, dite «majo». Les représen­tants de chaque tendance sont respectivement baptisés «mino» et de «majo». Les appellations perdurent de 1956 à la fin de la Guerre  d’Algérie. Rétrospectivement, le terme «mino» sert à désigner la tendance syndicale de l’UNEF et les AGE qui s’en réclament, depuis 1946.

[5] Jacques François Lefevre, op. cit., p. 70.

[6] Michel De La Fournière, François Borella, Le syndicalisme étu­diant, Paris, Seuil, 1957, p. 174.

[7] Pierre Gaudez, op. cit., p. 20.

[8] Voir à ce propos, Jacques A. Gau, Le régime étudiant de la sécurité sociale, Paris, LGDJ, 1962. Jacques A. Gau fut militant de l’UNEF, dirigeant de la MNEF.

[9] Jean Pierre Amalric, «Le syndicalisme étudiant et la nation», Revue de l’action populaire, 150, juillet-août 1961, p. 821.

[10] Voir Pierre Bourdieu, Jean Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1966, 191 p.

[11] Brochure UNEF-UGE-MNEF, 1961, p. 15.

[12] Ainsi, Michel Rérolle, président de la délégation de l’AGE de Dijon au congrès de l’UNEF à Grenoble, en 1959, s’exprime-t-il : «La constatation principale qui nous a guidés au cours de ce congrès et nous a fait voir sous une lumière nouvelle certains problèmes déjà dis­cutés depuis longtemps : il n’y a pas de problèmes spé­cifiquement étudiants ou jeunes, il n’y a que des aspects jeunes ou étudiants de problèmes nationaux. Ceci appa­raît très clairement pour le logement, pour la démocra­tisation et la réforme de l’enseignement» (Dijon Escholier, N° 35, juin 1959, p. 6). L’AGED est acquise à la cause des «minos» en décembre 1958.

[13] Préambule de la Charte de Grenoble.

[14] Idem.

[15] Dijon Escholier, N° 35, juin 1959, p. 6. .

[16] Pierre Gaudez, op. cit., p. 86.

[17] «Les étudiants qui confondent leur carte avec celle d’une coopérative ou d’un groupement d’acheteur, mettent délibérément leur conscience en veilleuse» (Editorial du bureau de l’AGE de Dijon, Dijon Escholier, N°34, mars 1959, p. 1).

[18] Le choix du site grenoblois pour la tenue du 46e congrès de l’UNEF est très symbolique : proche du Vercors, haut lieu de la Résistance, dans laquelle l’AGE s’engagea.

[19] Similitude dans la place qu’occupe le texte : dans les deux cas, c’est une motion adoptée à une majorité con­fortable, qui réalise l’union entre des courants ou des sensibilités très différents, qui dispose d’une portée plus large définissant l’orientation de l’organisation.

[20] Michel De La Fournière, François Borella, op. cit., 187 p. Voir également Pierre Gaudez, op. cit., 193 p. Périodisation re­prise par René Maurice, L’UNEF ou le pari étudiant, Paris, Editions Sociales, 1977, p. 151-157.

[21] Robi Morder, «Les archives de l’UNEF. Chronique de la BDIC», Bulletin du centre d’Histoire de la France Contemporaine, Paris X, Nanterre, N° 13, 1992, p. 113.

[22] Robi Morder, idem.

[23] M.-C. Bouneau-Bouillare, «Elites étudiantes et so­cialisme : le groupe des étudiants collectivistes de Paris à la fin du XIXè siècle», in Les Elites Fins de Siècles, XIXè-XXè siècles, textes réunis par S. Guillaume, université Montaigne – Bordeaux III, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1992, p. 128.

[24] Idem. D’après notamment le préambule de l’Association Générale de Paris, constituée en 1884 et un article de la Jeunesse Socialiste (revue des étudiants socialistes toulousains) de mai 1895, condamnant vive­ment ces associations.

[25] Ibid, p. 129.

[26] Statuts de l’AGEG, 1958, titre I, art. 3.

[27] Statuts de l’Association Générales des Etudiantes de Grenoble, 5 mars 1920, modifiés le 25 mars 1920, et composition du comité élu le 4 mars 1920, Archives de la Préfecture de l’Isère, service des sociétés déclarées.

[28] Guy Caire, T. Lowit, «Syndicalisme», introduction, Encyclopaedia Universalis, 1989, Corpus, t. 21, p. 985.

[29] Emile Copfermann, «Les étudiants», Encyclopaedia Universalis, 1989, Corpus, t. 13, p. 70.

[30] Nicole De Maupeou-Abboud, Ouverture du ghetto étu­diant : la gauche étudiante à la recherche d’un nouveau mode d’intervention politique (1960-1970), Paris, Anthropos, 1974, p. 348.

[31] Jean Daniel Reynaud, Les syndicats en France, Paris, Seuil, 1975, tome 1, p. 19.

[32] Idem.

[33] Jean Meynaud, «Les groupes de pression sous la 5 e République», Revue Française de Science Politique, 12 (3), 1962, p. 675.

[34] Idem, p. 677.

[35] Claudie Weill, Yolande Cohen, «Les mouvements étudiants : une histoire en miettes ?», Le mouvement social, Paris, Editions Ouvrières, 1982, p. 6.

[36] Alain Blainrue, op. cit.

[37] M. Launay, Le syndicalisme en Europe, Paris, Imprimerie Nationale, 1990, p. 416.

[38] Les thèmes de recherche se déplacent vers la problé­matique de la désyndicalisation, de ses causes économi­ques et sociales, de son impact sur le monde du travail. Les travaux de Maurice Croisat, Dominique Labbé (CERAT, IEP Grenoble, voir La fin des syndicats ?, Paris, L’Harmattan, 1992, 236 p.), A. Bevort… le montrent.

[39] Jean Pierre Amalric, op. cit., p. 820-821.

[40] Il apparaît nettement dans le préambule et les articles 6 et 7 de la Charte.

Print Friendly, PDF & Email
(Comments are closed)